De Hamlet à Hamlet VI
Par DavidLeMarrec, samedi 4 février 2006 à :: Livrets - Hamlet d'Ambroise Thomas :: #149 :: rss
Les courtisans.
4. Changements par rapport à la source, suite.
c) Personnages secondaires, suite.
Les courtisans.
Pour mémoire, la scène fameuse du pipeau chez Guillaume, hocheur de poire :
GUILDENSTERN
La reine votre mère, dans la profonde affliction de son âme, m’envoie auprès de vous.
HAMLET
Vous êtes le bienvenu.
GUILDENSTERN
Non, mon bon seigneur, cette politesse n’est pas de bon aloi. S’il vous plaît de me faire une saine réponse, j’accomplirai l’ordre de votre mère; sinon, votre pardon et mon retour termineront ma mission.
HAMLET
Monsieur, je ne puis...
GUILDENSTERN
Quoi, monseigneur?
HAMLET
Vous faire une saine réponse, mon esprit est malade. Mais, monsieur, pour une réponse telle que je puis la faire, je suis à vos ordres, ou plutôt, comme vous le disiez, à ceux de ma mère. Ainsi, sans plus de paroles, venons au fait: ma mère, dites-vous ?...
ROSENCRANTZ
Voici ce qu’elle dit : votre conduite l’a frappée d’étonnement et de stupeur.
HAMLET
Ô fils prodigieux, qui peut ainsi étonner sa mère ! ... Mais cet étonnement de ma mère n’a-t-il pas de suite aux talons? Parlez.
ROSENCRANTZ
Elle demande à vous parler dans son cabinet; avant que vous alliez vous coucher.
HAMLET
Nous lui obéirons, fût-elle dix fois notre mère. Avez-vous d’autres paroles à échanger avec nous?
ROSENCRANTZ
Monseigneur, il fut un temps où vous m’aimiez.
HAMLET
Et je vous aime encore, par ces dix doigts filous et voleurs!
ROSENCRANTZ
Mon bon seigneur, quelle est la cause de votre trouble? Vous barrez vous-même la porte à votre délivrance, en cachant vos peines à un ami.
HAMLET
Monsieur, je veux de l’avancement.
ROSENCRANTZ
Comment est-ce possible, quand la voix du roi lui-même vous appelle à lui succéder en Danemark?
HAMLET
Oui, mais, en attendant, l’herbe pousse, et le proverbe lui-même se moisit quelque peu. (Entrent les acteurs, chacun avec un flageolet.)
Ah! les flageolets! -- Voyons-en un. Maintenant, retirez-vous.
(Les acteurs sortent. A Rosencrantz et àGuildenstern qui lui font signe.)
Pourquoi donc cherchez-vous ma piste, comme si vous vouliez me pousser dans un filet?
GUILDENSTERN
Oh! monseigneur, si mon zèle est trôp hardi, c’est que mon amour pour vous est trop sincère.
HAMLET
Je ne comprends pas bien cela. Voulez-vous jouer de cette flûte?
GUILDENSTERN
Monseigneur, je ne sais pas.
HAMLET
Je vous en prie.
GUILDENSTERN
Je ne sais pas, je vous assure.
HAMLET
Je vous en supplie.
GUILDENSTERN
J’ignore même comment on en touche, monseigneur.
HAMLET
C’est aussi facile que de mentir. Promenez les doigts et le pouce sur ces soupapes, soufflez ici avec la bouche; et cela proférera la plus parfaite musique. Voyez ! voici les trous.
GUILDENSTERN
Mais je ne puis forcer ces trous à exprimer aucune harmonie. Je n’ai pas ce talent.
HAMLET
Eh bien! voyez maintenant quel peu de cas vous faites de moi. Vous voulez jouer de moi, vous voulez avoir l’air de connaître mes trous, vous voulez arracher l’âme de mon secret, vous voulez me faire résonner tout entier, depuis la note la plus basse jusqu’au sommet de la gamme. Et pourtant, ce petit instrument qui est plein de musique, qui a une voix admirable, vous ne pouvez pas le faire parler. Sang-dieu ! croyez-vous qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une flûte? Prenez-moi pour l’instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais jouer de moi.
Voltimand et Cornélius, et surtout les inénarrables Rosencrantz et Guildenstern, étaient indispensables chez Shakespeare, puisqu'ils révélaient l'être social de Hamlet. Les monologues du prince posaient des problèmes dépourvus de solutions, tandis que sa relation à ses "amis" courtisans, suppôts du nouveau roi, représentaient en action ses résolutions dépourvues de contenu.
La méditation non achevée sur l'existence, l'amertume de la mort non assumée du père, tout cela n'aboutissait qu'à des semblants d'actes, à des jeux de scène d'une grande richesse métaphorique, mais sans efficacité politique, subversion déguisée en folie, subversion comprise du seul prince – sans portée. Une façon de s'assurer bonne conscience sans agir. Bien entendu, tout est bien plus complexe que cela, chez Shakespeare. Néanmoins les courtisans agissaient comme un révélateur tout à la fois de l'esprit propre à Hamlet et aussi de son incapacité à agir : son insolence éclatait en même temps que sa timidité à se venger. Ces confrontations faussement amicales (puisque s'y mêle in fine la substitution de la mort des courtisans à celle du prince) étaient aussi le moyen, pour le spectateur, d'affiner sa perception des parts, indéfinissables, de calcul et de démence dans le comportement de Hamlet. Son inaction est-elle lié à la sagesse, à ce que la folie à de velléitaire ? Ses actes désordonnés portent-ils sens jusqu'à avoir un effet politique, ou demeurent-ils des visions fugitives d'un esprit malade ? Et ce spectre... est-il bien réel ?
Evidemment, avec la disparition de l'ambiguïté sur la nature de l'apparition, ces jeux de voilement/dévoilement sur la psychologie du prince sont bien moins pertinents, et, en conséquence, les courtisans disparaissent chez Barbier et Carré. C'est aussi lié à la volonté de densité et de naturel dramatiques qui habite ce Hamlet romantique. Dans un univers où Hamlet n'est plus brillant et amer, mais plutôt vigoureux et sombre, ces joutes oratoires à sens unique n'ont plus la même valeur.
Il va de soi que je regrette cette disparition d'une saveur essentielle du drame shakespearien, mais hormis l'acte IV, dont le contenu est parfaitement résumé par la marche funèbre en coulisse tandis que Hamlet et Laërte s'affrontent (!), tout est d'une telle densité qu'on s'accommode très bien de ces absences dans le cadre, encore une fois, d'un tranfert esthétique du baroque au romantisme.
C'était l'épisode conclusif de notre série sur les deux Hamlet.
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