Concert Schumann - N. Stutzmann/I. Södergren - Fontainebleau
Par DavidLeMarrec, mercredi 15 mars 2006 à :: Disques et représentations :: #176 :: rss
Liederkreis Op.39 et Dichterliebe Op.48.
Et toujours sous la forme d'un merveilleux compte-rendu de Sylvie Eusèbe.
Fontainebleau, Théâtre municipal, vendredi 10 mars 2006,
21h.
Récital Robert Schumann :
Liederkreis op. 39 (poèmes d’Eichendorff)
Dichterliebe op. 48 (poèmes d’H. Heine).
Nathalie Stutzmann : contralto, Inger Södergren : piano.
À proximité des grilles du célèbre château, le Théâtre de Fontainebleau est un beau petit bâtiment en pierres de taille blondes et briques, dans le style Louis XIII mais construit au début du XIXe siècle.
La petite salle à l’italienne est un superbe espace dans les beige - marron clair aux stucs rehaussés d’or, les fauteuils sont en velours rouge foncé et le sol est composé d’un parquet aux larges lattes de bois. L’orchestre, surplombé de deux niveaux de petit balcon, est divisé par deux allées qui alimentent une douzaine de rangs.
La scène, proportionnée à la salle, est occupée par le Steinway de concert au couvercle plus rabattu que lors des récitals de ces interprètes auxquels j’ai déjà assisté (je trouve que cela a permis un meilleur équilibre chant / piano). Le fond de la scène est tendu d’un écran blanc éclairé en rose fuchsia (heureusement que pendant le chant, cette couleur, à mon avis sans rapport avec Schumann, se trouve en grande partie remplacée par du blanc…).
Un porte-partitions, devant le creux du piano et assez bas, indique que la chanteuse, pour une fois, a besoin de ce soutien ; elle ne jettera pourtant que très rarement un bref coup d’œil à la partition. Schubert est actuellement le compositeur qu’elle interprète le plus en récital, c’est donc une réelle chance de l’entendre dans les lieder de Schumann qu’elle semble chanter de moins en moins.
Le public est composé de personnes d’allure modeste, d’un peu tous les âges, je repère un couple d’anglais et un petit groupe de 4 ou 5 personnes qui parlent allemand. On devine des mélomanes sincères, le bon silence et la qualité de l’écoute viendront confirmer cette impression.
Malheureusement, comme à Bordeaux, les lieder semblent bien peu « populaires » parmi les amateurs de musique, et la salle n’est guère remplie, peut-être au 2/3, et encore, ce qui doit faire environs 150 personnes présentes…
Il est 21h10 et annoncées par le bruit de leurs pas sur la scène, les deux musiciennes entrent par la droite.
Très rapidement sont échangés saluts, légers sourires, applaudissements, et les deux artistes prennent « leurs marques ».
Mais déjà débute « In der Fremde ».
Dès les premiers mots, on est tout de suite « dedans ». Il n’y a pas ce soir de temps d’adaptation, ni pour les musiciennes, ni pour le public. Pas de nervosité visible, encore moins de trac perceptible, la voix est là immédiatement entière et sûre d’elle-même.
Je ne peux m’empêcher de « comparer » les deux cycles de ce récital aux versions enregistrées par la contralto, voilà plus de 10 années déjà , avec la regrettée Catherine Collard. Ce sont ces versions que j’ai dans l’oreille, ce sont elles qui m’ont fait découvrir ces œuvres.
Je sens bien que cette comparaison-là est difficile (et même inutile ?), mais j’aimerais vraiment arriver à qualifier en quoi la voix de Nathalie Stutzmann a évolué, j’entends bien qu’elle a changé, mais comment le décrire ?
Le jeu des accents et des timbres me semble beaucoup plus divers et flamboyant que par le passé, les nuances déjà nombreuses sont encore plus extraordinaires par leur diversité et la force de leur inventivité. On entend réellement un grand nombre d’intonations vraiment spéciales, qui lui sont entièrement propres. L’agilité vocale est peut-être encore plus grande, le vibrato n’est pas systématique et me paraît plus « léger » (bien qu’il était déjà la plus-part du temps discret). Beaucoup plus de notes ne sont plus vibrées du tout, bien que cela ne donne pas pour autant un « son blanc ». Et à moins que cela soit pure imagination de ma part, je ressens moins la recherche du beau son pour lui-même.
L’écoute en directe n’a rien « à voir » avec l’écoute d’un disque : l’histoire est racontée non seulement par le chant mais aussi par l’attitude et les gestes qui vont avec ; elle est vécue devant nos yeux, et nous marque bien autrement que dans la solitude de l’écoute « en aveugle ».
Nathalie Stutzmann possède une belle présence scénique et un charisme certain. Cela lui permet de montrer qu’elle vit ce qu’elle chante, mais si on n’y réfléchit pas trop, on qualifie son jeu de sobre et retenu. Ce n’est qu’une apparence. Que voit-on ? Par l’expression du visage et l’attitude du corps, la chanteuse « colle » au texte de la manière la plus « simple » qui soi : elle prend un air tout guilleret ou assombrit son regard au gré du sentiment immédiat que procure le poème.
Quand le lied est léger (pour autant qu’ils y en aient de légers…), vif, rythmé, plus heureux ou faussement joyeux (« Waldesgespräch », « Die Stille », « Die Rose, die Lilie, die Taube, die Sonne », « Das ist ein Flöten und Geigen », « Ein Jüngling liebt ein Mädchen », « Aus alten Märchen winkt es »), Nathalie Stutzmann se redresse de toute sa taille, bombe le torse, et bien ferme sur ses jambes, elle chante à plein poumons avec une parfaite candeur, une innocence bien feinte, l’air « faussement désolé », le front plissé de soucis joués, le regard haut et clair, le sourire malicieux et entendu.
Le chant est alors rapide et piqué, puis soudain il s’étend, se traîne à la limite de la fausse note, il s’étire presque jusqu’à la dislocation (« Zwielicht »), se relâche, faussement désinvolte et négligent… La chanteuse s’amuse visiblement de la prononciation : « wissent soll » à la reprise dans « Die Stille », ou joue avec l’articulation : « schütteLST » (« SECOUES ta blonde tête »), répété deux fois avec un plaisir évident dans « Allnächtlich im Traume ».
Une impression de force, de puissance qui s’extériorise sans aucune gêne se dégage alors, mêlée au bonheur visible de chanter librement, sans contraintes, ni techniques, ni musicales !
Un autre type de lied, plus triste ou tout à fait dramatique, voit Nathalie Stutzmann prendre une attitude beaucoup moins démonstrative, ou carrément introspective. « Mondnacht », « Auf einer Burg », « Wehmut », « Hör’ich das Liedchen klingen » ou « Ich hab’im Traum geweinet » appartiennent à cette catégorie. Ce sont des lieder lents et douloureux, les poèmes sont bouleversants et il y est souvent question de cœurs qui se brisent, de douleurs, et de pleurs. Une intention très dramatique est toujours liée à l’accent sur le « e/è » de « SchmErzen » particulièrement propice à l’expression de la peine, à l’accent sur le « ä/è » de « Tränen » (larmes) ou encore au timbre pris sur le « ei » décomposé en « è-i », dans les nombreux « weinen » ou « geweinet, », différentes formes du verbe pleurer ! D’une dignité touchante, la chanteuse est ici visiblement retirée en elle-même, quand le regard n’est pas vers le sol, les yeux sont souvent fermés, et paradoxalement très au-delà des sentiments, son attitude immobile laisse percevoir une tension extraordinaire.
Un troisième groupe de lieder pourrait rassembler « les passionnés », si bien sûr on ne les qualifie pas tous ainsi… Y seraient par exemple placés « Frühlingsnacht », « Ich will meine Seele tauchen », « Ich grolle nicht », « Und wüßten’s die Blumen, die kleinen ». Nathalie Stutzmann prend alors un regard bien douloureux et dramatique, mais jamais outré dans son aspect démonstratif, l’attitude est effectivement passionnée, le corps en avant, les genoux fléchis, accrochée de toutes ses forces au piano et tout contre lui. Les deux derniers vers de « Ich grolle nicht » sont particulièrement représentatifs : « Je l’ai vu dévoré par l’avide serpent / Je t’ai vue, mon amour, dans toute ta misère ». L’intensité vocale est ici la plus forte de tout le récital, la tension et le « dramatisme » culminent dans cette terrifiante vérité. Très proche de cette voix si forte et si impérieuse qu’elle repousse l’auditeur au fond de son siège, citons toujours deux derniers vers, ceux de « Und wüßten’s die Blumen, die kleinen » : « Oui, elle qui a déchiré / De ses mains déchiré mon cœur », ce « Zerrisen mir das Herz », la carotide saillante sous la pression sanguine, est crié plus que chanté, sans aucune retenue, éperdument.
À l’opposée de cette extériorisation, la chanteuse est aussi à l’aise dans l’expression de la tendresse et de la douceur. « Hör’ich das Liedchen klingen », lent, recueilli, bien triste et très doux, le « auf in Tränen » dit des bouts des lèvres dans un pianissimo d’un poids extraordinaire, même remarque pour le tendre et murmuré « Sei unsrer Schwester nicht böse » dans « Am leuchtenden Sommermorgen ».
Les descentes dans et sur les graves sont toujours d’une magnifique fluidité, d’une aisance et d’une netteté parfaites : le « munter » à la fin de « Zwielicht », la descente sur le « un » de « Herzensgrunde » lors de la reprise de « Im Walde », le « die Eine » (« Die Rose… »), le « genau » final de « Im Rhein… ».
L’expression des sentiments est d’une délicatesse remarquable : le « bitterlich » final de « Wenn ich in deine Augen seh’ » pas trop appuyé sur les « tt ». Les plaintes ne sont jamais excessives, mais toujours bouleversantes par leur pudeur. Aucun effet dramatique « facile » ne vient ternir l’élégance et la noblesse du ton.
En plus de l’art du chant, Nathalie Stutzmann possède celui de raconter. « Auf einer Burg », pris bien lentement, montre un sens aigu de la construction et révèle l’architecture du lied. On avance pas à pas, la tension augmente par degré, et cette montée en puissance, méthodique
et inévitable, se dissout dans les larmes de la mariée !
« Die alten, bösen Lieder » donne la même impression. Tantôt décidé, tantôt relâché et traînant, chaque mot est une pierre, chaque vers est une assise de l’édifice. Même si on n’en comprend pas précisément chaque détail, on sent le Dom se construire, et on devine bien avant la fin de l’œuvre que la clé de voûte qui scellera l’ensemble sera monumentale !
De sa main droite, la chanteuse est en permanence arrimée au piano. Sa présence semble la rassurer, il lui transmet ses vibrations et lui permet un appui sûr, éventuellement presqu’un refuge (« Ich grolle nicht »).
Parfois, entre deux lieder, les musiciennes se regardent rapidement, la chanteuse souriant discrètement à la pianiste, ou bien d’un signe de la tête à peine perceptible elle lui indique qu’elle peut débuter.
Inger Södergren a un jeu visuellement sobre avec des gestes puissants, lents et amples. Au-dessus du clavier, sa main gauche, doigts écartés, caresse voluptueusement l’air. La main droite attaque les touches vigoureusement et horizontalement, faisant preuve d’une force totalement maîtrisée.
Quand elle joue, la pianiste bouge les lèvres et chantonne tout bas, sans que je puisse dire s’il s’agit du texte ou de la mélodie, voire même de sa « propre musique ». Elle chante non pas comme si le piano ne lui suffisait pas, mais plutôt comme pour rejoindre sa partenaire, et partager un peu plus encore la même émotion musicale.
Son piano est d’une grande tendresse, « moelleux » (« Schöne Fremde »), très descriptif dans l’évocation des paysages visuels et sonores (« Waldesgespräch »), il prend des accents « à la Debussy » (« Mondnacht »), semble chercher ses notes « au hasard » (« Zwielicht ») ou bien en impose par la grandeur de ses accords (« Im Rhein… »), entraîne dans une danse tourbillonnante qui finit par s’abîmer dans un chaos d’une douceur surprenante (« Das ist ein Flöten und Geigen »), laisse place à la voix seule après une note ferme, répétée cinq fois (« Ich hab’ im Traum geweinet »), ou bien encore il se fait tout simplement chant (« Aus alten Märchen winkt es).
Est-ce parce qu’il s’agit du dernier son du lied que je raffole littéralement du « s » de « Haus » si délicat et seul, sans note de musique (« Mondnacht »), et du deuxième « t » de « tot » (« Im der Fremde »), détaché du reste, tout petit et pourtant si précis ?
De même, s’il ne concluait pas le lied, aurais-je remarqué l’effet de « poussé-tiré » comme pour l’archet du violoncelliste sur les deux dernières syllabes de « Verlangen » (« Im wunderschönen Monat Mai ») ? Ou bien le « hinein » de « Die alten, bösen Lieder » me paraîtrait-il aussi terrifiant s’il n’était pas le dernier souvenir emporté de ces Dichterliebe ? Nathalie Stutzmann lui donne une intonation vraiment spéciale, puisqu’elle n’est utilisée que pour lui seul, le « i » bien étiré et les deux « n » parfaitement articulé jusqu’au bout !
C’est d’ailleurs une intonation similaire que l’on entend à la fin des deux cycles de Schubert, pour le Winterreise, « Deine Leier dreh’n » (le «é/è » de « dreh’n »), et pour le Schwanengesang , « So manche Nacht, in alter Zeit ? » (le « a » de « alter »).
Le long postlude du piano permet de sortir du chant le plus doucement possible, de parcourir à regret le chemin entre la musique et la vie réelle.
Les deux musiciennes vivent la musique jusqu’au bout, elles y restent absorbées au-delà de la dernière note. Comme il est dur aussi pour elles de revenir, cela se voit ! La pianiste semble enivrée par la musique, quant à la chanteuse, on sent l’effort qu’il lui faut pour sortir du lieu où elle s’était transportée.
Mais les applaudissements et les bravos effacent très vite cet instant presque insupportable, ce passage entre le tout et le vide. Inger Södergren sourit timidement à ces manifestations d’enthousiasme et Nathalie Stutzmann a l’air vraiment heureux, mais toujours un peu étonné. Et le plus extraordinaire c’est que ce sont leurs yeux qui brillent de gratitude !
Est-ce parce que je pense très fort au lied « Mein schöner Stern !» que c’est celui-là que Nathalie Stutzmann décide de donner en bis ? Non, je crois savoir qu’elle l’aime particulièrement ! Avec « Mondnacht » et « Stille Tränen », il fait partie de ceux que j’aime le plus !
Alors elle annonce de sa superbe voix parlée : « Toujours de Schumann, Mein schöner Stern ! ». (extrait de Minnespiele op. 101 n°4, texte de F. Rückert)
Mein schöner Stern ! ich bitte dich,
Ma bonne étoile ! je t’en prie,
o lasse du dein heit’res Licht
ô ne permets pas que ta joyeuse lumière
nicht trüben durch den Dampf in mir,
soit troublée par le brouillard en moi,
vielmehr den Dampf in mir zu Licht,
ce brouillard en moi, à la lumière
mein schöner Stern, verklären hilf !
plutôt aide-le à s’éclairer, ma bonne étoile !
Mein schöner Stern ! ich bitte dich,
Ma bonne étoile ! je t’en prie,
nicht senk herab zur Erde dich,
ne te rabaisse pas vers la terre,
weil du mich noch hier unten siehst,
comme tu me vois toujours ici-bas,
heb auf vielmehr zum Himmel mich,
élève-moi plutôt vers le ciel
mein schöner Stern, wo du schon bist !
là où toi tu est déjà , ma bonne étoile !
Par la voix de Nathalie Stutzmann, la musique nous donne le sentiment de notre grandeur, de notre puissance sûre d’elle-même, de notre fermeté, de notre force inouïe, et en même temps, elle nous révèle notre extrême sensibilité, notre si précieuse fragilité, notre compréhension absolue, délicieuse et affaiblissante.
Qu’est ce que j’entends dans son chant que je ne discerne pas chez les autres ? Je devine que cela tient de la grâce, c’est à la fois le bonheur total et une expérience éprouvante. On en ressort plus fort, plus complet, mais aussi plus seul face à soi-même.
S. Eusèbe, 11-15 mars 2006.
Commentaires
1. Le mercredi 15 mars 2006 à , par DavidLeMarrec
2. Le dimanche 19 mars 2006 à , par Inactuel :: site
3. Le lundi 20 mars 2006 à , par Sylvie Eusèbe
4. Le mercredi 22 mars 2006 à , par DavidLeMarrec
5. Le mercredi 22 mars 2006 à , par DavidLeMarrec
6. Le lundi 27 mars 2006 à , par Sylvie Eusèbe
7. Le lundi 27 mars 2006 à , par DavidLeMarrec
8. Le lundi 27 mars 2006 à , par Sylvie Eusèbe
9. Le lundi 27 mars 2006 à , par DavidLeMarrec
10. Le lundi 10 avril 2006 à , par Sylvie Eusèbe
11. Le lundi 10 avril 2006 à , par DavidLeMarrec
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