Etienne Nicolas MÉHUL - Joseph en Egypte - La Romance de Joseph (texte d'Alexandre DUVAL)
Par DavidLeMarrec, mardi 30 mai 2006 à :: Livrets - Oeuvres - Opéra-comique (et opérette) :: #217 :: rss
On peut l'entendre dans la radio. Je vous reproduis le texte ci-dessous (rétabli d'oreille, il subsiste donc des ambiguïtés que je lèverai prochainement).
Alexandre-Vincent Pineux-Duval
Au programme : pourfendre l'impropriété ; éloge de l'inversion abusive, de l'anacoluthe et de la discordance temporelle. (N.B. : La fonction cuistrerie est en cours de désactivation.)
A peine au sortir de l'enfance
- Quatorze ans au plus je comptais -,
Je suivis avec confiance -
Méchants frères que j'aimais !Bons sujets, aux gras pâturages
Nous paissions de nombreux troupeaux.
J'étais simple dans mon jeune âge,
Timide comme mes agneaux.
J'étais simple dans mon jeune âge,
Timide comme mes agneaux.
Près de toi, colline solitaire,
J'adressais mes voeux au Seigneur ;
Pensez-y, pensez méchants frères -
J'en frémis encore de frayeur.Dans un humide et froid abîme
Ils me plongent dans leur fureur,
Quand je n'opposais à leur crime
Que mon innocence et mes pleurs.
(Quand je n'opposais à leur crime
Que mon innocence et mes pleurs.)
Hélas, près de quitter la vie
Au jour je fus enfin rendu ;
A des marchands de l'Arabie
Comme un esclave ils m'ont vendu.Tandis que du prix de leur frère
Ils comptent l'or qu'ils partageaient,
Hélas ! moi je pleurais mon père
Et les ingrats qui me vendaient.
(Hélas ! moi je pleurais mon père
Et les ingrats qui me vendaient.)
Texte d'Alexandre Duval, "drame mêlé de chants" en trois actes créé le 17 février 1807, à l'Opéra-Comique.
Ancien acteur, reconverti dans l'écriture dramatique et dans la direction de théâtre - du Théâtre Louvois, puis de l'Odéon en cette année 1807. Il était plus apprécié pour la variété de ses climats, l'efficacité de son écheveau dramatique que pour ses talents stylistiques - c'est exactement là l'usage de l'opéra comique. Pourtant, on va le voir, le concernant, la chose se discute.
La musique, vous l'entendez, est de forme strophique, simple, dotée d'un certain charme très instinctif.
Le texte, lui, est étrange en vérité ; d'une naïveté qui confine régulièrement à la maladresse.
- Vous noterez la comparaison peu heureuse : timide comme mes agneaux. Il y a là une certaine impropriété : on dit qu'un agneau est innocent, mais timide ? Et renvoyer aux agneaux qu'il garde n'est pas faire preuve d'une très grande imagination dans la métaphore. Pourtant, il y a là la marque d'un esprit limité qui est bien celui de Joseph, jeune, simple, qui ne peut haïr ses frères.
- Les ambiguïtés. Hélas, près de quitter la vie / Au jour je fus enfin rendu. Le librettiste ne fait pas preuve d'une adresse sans faille.
- près de quitter la vie : sur le point de mourir de mauvais traitements ? Ou au soir de sa vie ? Cela n'est pas bien clair, même si la connaissance des Textes permet d'éclaircir ce point. Spontanément cependant, on comprendrait plutôt la seconde hypothèse.
- au jour je fus enfin rendu : s'agit-il d'arriver près du moment de mourir ? Ou d'être remis en liberté. La suite conforterait plutôt la seconde hypothèse, mais le risque de confusion est grand avec près de quitter la vie. Le tout est rendu encore plus flou par les inversions.
- Les inversions biscornues. A peu près toutes les phrases commencent par les compléments.
- Hélas, près de quitter la vie / Au jour je fus enfin rendu. Comprenez : "Je fus enfin, près de quitter la vie, rendu au jour.". Enoncé très bousculé, mais même à l'endroit, difficile de trouver une pose confortable. Et je n'ai pas placé le hélas !
- A des marchands de l'Arabie / Comme un esclave ils m'ont vendu : "Ils m'ont vendu comme un esclave à des marchands de l'Arabie". Tout est à l'envers, et il y à en plus ce un opportun pour boucler le vers, mais qui n'est pas très français, qui sonne archaïque, ou traduit.
- Tandis que du prix de leur frère / Ils comptent l'or qu'ils partageaient. : "Tandis qu'ils comptent l'or du prix de leur frère, qu'ils partageaient" Oui, la phrase est bancale. On pourrait multiplier les exemples.
Pourtant, il y a dans cette maladresse une grâce naïve, ainsi mis en musique, avec notamment ce "quand" désuet mis pour alors que (une opposition légèrement temporelle) : Quand je n'opposais à leur crime / Que mon innocence et mes pleurs..
- Dans ce cadre, on remarque les ruptures de phrase : Je suivis avec confiance - / Méchants frères que j'aimais ! ou encore Pensez-y, pensez méchants frères / J'en frémis encore de frayeur., dans une oralité assez candide.
- Et surtout les ruptures temporelles :
- Ils me plongent dans leur fureur, / Quand je n'opposais à leur crime
- ou plus encore Tandis que du prix de leur frère / Ils comptent l'or qu'ils partageaient ; alors même que ces contrastes verbaux créent des discordances dans l'énoncé, je suis très sensible à ce qu'ils ont de soigné. Ils le partagent entre la simplicité candide du récit au présent et la magie du conteur recréée par le temps passé.
D'une façon générale, ce texte, avec ses tournures faussement simples[1], cette retenue du texte, très élégante, ces surprises que ménagent sans cesse les tournures inversées, les ruptures inattendues, les membres de phrases bancals (bref, ses anacoluthes permanentes), les discrètes dissonances temporelles, me séduit véritablement, même s'il est évident qu'il peinerait à se soutenir sans la musique ; l'alliance des deux offre ici, à mon sens, un résultat délicieusement pudique qui réussit sans coup férir.
Notes
[1] C'est là l'une des caractéristiques des oeuvres de l'Opéra-Comique, depuis le parler paysan aristocratique de Charles-Simon Favart : on saupoudrait une langue très soutenue de quelques tournures supposées paysannes, ou de façons simples, de manquements à l'étiquette. Mais ce n'était qu'une variation sur la langue la plus soutenue, pétrie des euphémismes et des tournures du temps.
Commentaires
1. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par Jean-Luc Dewez
2. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par Jean-Luc Dewez
4. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
5. Le vendredi 6 janvier 2012 à , par Jean-Luc Dewez
6. Le samedi 7 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
7. Le vendredi 10 mars 2017 à , par Glop Glop
8. Le samedi 11 mars 2017 à , par David Le Marrec
Ajouter un commentaire