Le théâtre chanté chinois et l'opéra occidental - V, Le rapport à la nécessité dramatique et à la concision (a)
Par DavidLeMarrec, samedi 17 juin 2006 à :: Kunqu & théâtre chanté chinois - Genres :: #277 :: rss
Nous touchons au coeur du sujet.
Ici, on quitte les considérations théoriques sur l'esprit des Deux-Théâtres pour s'intéresser de plus près à des exemples précis et au résultat d'une enquête empirique sur les deux drames lyriques.
Probablement la partie la plus substantielle et la plus abordable de cette étude.
Un timbre taïwanais (2005) représentant un épisode de la Romance des Trois Royaumes, dont la pièce T’ung Wang Chên met en scène une aventure.
Il faut tout d’abord préciser qu’il n’existe pas véritablement de culture conflictuelle en Chine. Au lieu de ce que les oppositions soutiennent le drame et l’intérêt sur le sort des personnages, tout antagonisme est présenté par une parole « à côté », par métonymie. Ce trait propre à la culture chinoise est particulièrement sensible dans les pièces de bataille. C’est ainsi que Ts’ao Ts’ao ou Chang Hsiu, généraux ennemis de la Bataille de Wan Ch’Êng, expriment leur désaccord entre eux ou communiquent avec leurs conseillers. L’agression n’existe pas, seule l’allusion est significative. Cela n’empêche nullement les tromperies, puisque Ts’ao Ts’ao, en temps de paix, enlève la tante de Chang Hsiu pour en faire sa concubine, et que celui-ci n’hésite pas à ruser pour tuer le général qui lui proposa de le traiter en frère. La pièce s’achève par ailleurs dans une insurrection où les deux tiers des personnages principaux périssent sur scène, sans merci.
Il arrive que l’on fasse le procès des unités du théâtre occidental, mais il convient de rappeler qu’il n’est pas plus respecté qu’en Chine. Même à l’époque de la tragédie classique, les personnages changent volontiers de lieu d’un acte à un autre. Ainsi Phaëton (de Quinault, dramaturge classique avec qui Corneille et Molière collaborèrent) se rend-il à la cour du Soleil après celle d’Egypte. Il faut dire que l'Opéra fascinait beaucoup par le faste de ses décors, et que les règles n'y étaient pas les mêmes que pour la tragédie classique - mais on étend bien souvent, par un raccourci assez étrange, les règles du théâtre classique à l'ensemble du théâtre de l'époque, voire de l'Occident tout entier. Plus significatif encore, Rameau, alors que triomphe la très classique Sémiramis de Voltaire, éclate Les Indes Galantes en quatre lieux exotiques (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) où une action indépendante se tient à chaque fois. On pourrait aussi convoquer le Dom Juan de Molière, mais c'est un cas limite, où la vraisemblance est respectée - l'unité de lieu ne fait qu'en découler et n'est pas une règle en soi. C’est en quoi les thèses de G. Soulié de Morant sur le plus grand naturel du théâtre chinois par rapport à un opéra corseté ne disposent pas de fondements exacts. Les deux genres partagent cette même souplesse.
On rencontre aussi des noeuds dramatiques semblables, comme la jalousie démesurée (pensons à l' Ot(h)ello de Boito / Verdi ou de Rossini pour l’issue funeste, à Stiffelio et à Aroldo de Piave / Verdi pour l’issue heureuse, ou encore à Genoveva de Schumann) : dans Yü Pei T’ing (« Le Pavillon de la Tablette Impériale »), une jeune femme revenant seule d’une visite à ses parents en l’absence de son mari s’abrite sous le pavillon éponyme pour laisser passer un orage. Un jeune homme qui s’y trouvait choisit pour préserver son honneur de dormir sous la pluie. Après l’indiscrétion de sa belle-soeur, elle est répudiée par son mari qui refuse de la croire. Tout cela ferait un excellent drame romantique. Et si l’on ajoute l’apparition finale du deus ex machina qui rétablit la vérité en distribuant les rétributions morales et les conseils (parents inconscients, jeune femme imprudente, mari déraisonné), on ne peut que songer à la tragédie lyrique de langue française du XVIIe siècle (« tragédie lyrique » ou « tragédie en musique », dont on devise régulièrement sur ces carnets) et à son renouveau via Gluck au XVIIIe siècle, où l’apparition d’un être divin pour dénouer l’intrigue avant la catastrophe était la règle : Junon dans Enée et Lavinie de Fontenelle / Colasse, Diane dans les Iphigénie en Tauride de Piccinni et Gluck...
Il existe cependant des trames plus spécifiques, notamment dans les aventures collectives où l’individu ne compte pas : T’ung Wang Chên, inspiré de la Romance des Trois Royaumes, narre des fraternités épiques brisées par la mort, puis couronnées par le succès, toujours pour le service d’une hiérarchie. Cette extermination des protagonistes n’est pas envisageable dans le théâtre européen, pétri de christianisme, religion dans lequel l’homme, par l’Incarnation, est devenu une petite mesure de Dieu. Même dans le cas des représentations chorales, même dans les fresques de passions destructrices et viles[1], jusque dans les échecs cuisants qui mènent à la mort, l’homme y est indirectement exalté. Le théâtre chinois, au contraire, peut se permettre de transgresser la nécessité de la fin heureuse ou de la fin tragique, ce qui lui donne un éventail de possibilités très large quand à l’issue dramatique. On remarquera d’ailleurs que de nombreuses pièces pouvaient se terminer en différents endroits, avant leur terme, après un événement fort – impensable dans l’idée d’achèvement de l’art occidental ! C'est le cas dans T’ung Wang Chên, précisément.
Plus largement, la préoccupation structurelle n'est pas la même dans le théâtre chinois qu'en Occident, tout particulièrement pour les pièces édifiantes qui ne comportent pas d'intrigue amoureuse.
Le caractère la plupart du temps exclusivement chanté de l'opéra occidental, alors qu'il y a systématiquement alternance en Chine, allonge les durées . Et l'Occident, qui fait oeuvre de divertissement et non oeuvre religieuse, ne peut se permettre de ne pas comprendre l'intrigue. Un autre problème réside dans une certaine conception, très individualiste, de l'auteur, qui avant même les Lumières revendique un texte qui lui est propre – et que le public veut pouvoir s'amuser à juger. Aussi faut-il représenter les oeuvres – quitte à opérer des coupures sur des sections jugées « mineures » – dans une relative intégralité et en tout cas en respectant la globalité du schéma dramaturgique. Les représentation d'actes isolés sont réservées aux grandes réussites, pour des galas exceptionnels, et de façon plutôt récente, seulement depuis le XIXe siècle.
C'est pourquoi, du fait de ce refus d'une longueur qui ferait perdre de vue l'oeuvre (en une soirée, quatre heures de musique constitue un maximum, même si les spectateurs n'écoutaient pas tout), l'exposition y est encore plus allusive que dans le théâtre parlé. On débute très souvent in medias res (Rinaldo, Giulio Cesare, Tosca, Nos[2], etc.), et on laisse volontiers deviner au spectateur les rapports entre les personnages, ce qui peut éventuellement entraîner des manques, des doutes, des surprises – avec lesquels on aime jouer et qui font même le sel du drame.
Les situations embrouillées qui naissent de cette nécessité se propagent aux personnages eux-mêmes, si bien qu'il est fréquent que les failles de l'exposition représentent en réalité le moteur principal de l'intrigue. L'impossible aveu dans le théâtre classique, qui nourrit l'incertitude sur les affects (Enée et Lavinie de Fontenelle / Colasse, Callirhoé de P.-Ch. Roy / Destouches...) remplit cette fonction, avant que l'enjeu des révélations ne devienne, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, très souvent la découverte d'une relation de filiation : Figaro, Marcellina et Bart(h)olo dans les Noces de Figaro de Da Ponte / Mozart d'après Beaumarchais, Azucena qui tait à Manrico la véritable identité de ses parents, les mêmes que ceux de son rival Di Luna dans le Trovatore de Cammarano / Verdi d'après Gutiérrez, Bertram qui révèle successivement son état de démon à la fin de l'acte II, puis de père de Robert dans le Robert le diable de Scribe / Meyerbeer (le personnage de Robert ne le découvrira qu'à l'acte V, en bon moteur de l'intrigue), Elektra reconnaissant Orest chez Hofmannsthal / R. Strauss, etc.
Pourquoi ces manques ? L'explication est simple, elle est liée à deux attentes du théâtre occidental. D'une part, il faut toujours, même dans des oeuvres féériques (Rusalka, Hänsel und Gretel, Le Démon de Rubinstein, Le roi de Lahore), que la vraisemblance prime, y compris psychologiquement parlant. Les pires irrationnalités seront justifiées par les désordres de la passion, mais bel et bien justifiées. D'autre part, l'intrigue se nourrit toujours d'une tension ; par conséquent, les manques présents dans l'exposition sont nécessaires au développement efficace du drame, par la suite.
Evidemment, la problématique du théâtre chinois n'est pas la même, loin s'en faut.
On s'en inquiétera dans le prochain épisode.
Commentaires
1. Le lundi 19 juin 2006 à , par DavidLeMarrec
2. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par Morloch
3. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par DavidLeMarrec
4. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par Morloch
5. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par DavidLeMarrec
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