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Le théâtre chanté chinois et l'opéra occidental - V, Le rapport à la nécessité dramatique et à la concision (a)

Nous touchons au coeur du sujet.

Ici, on quitte les considérations théoriques sur l'esprit des Deux-Théâtres pour s'intéresser de plus près à des exemples précis et au résultat d'une enquête empirique sur les deux drames lyriques.

Probablement la partie la plus substantielle et la plus abordable de cette étude.


Un timbre taïwanais (2005) représentant un épisode de la Romance des Trois Royaumes, dont la pièce T’ung Wang Chên met en scène une aventure.


Il faut tout d’abord préciser qu’il n’existe pas véritablement de culture conflictuelle en Chine. Au lieu de ce que les oppositions soutiennent le drame et l’intérêt sur le sort des personnages, tout antagonisme est présenté par une parole « à côté », par métonymie. Ce trait propre à la culture chinoise est particulièrement sensible dans les pièces de bataille. C’est ainsi que Ts’ao Ts’ao ou Chang Hsiu, généraux ennemis de la Bataille de Wan Ch’Êng, expriment leur désaccord entre eux ou communiquent avec leurs conseillers. L’agression n’existe pas, seule l’allusion est significative. Cela n’empêche nullement les tromperies, puisque Ts’ao Ts’ao, en temps de paix, enlève la tante de Chang Hsiu pour en faire sa concubine, et que celui-ci n’hésite pas à ruser pour tuer le général qui lui proposa de le traiter en frère. La pièce s’achève par ailleurs dans une insurrection où les deux tiers des personnages principaux périssent sur scène, sans merci.


Il arrive que l’on fasse le procès des unités du théâtre occidental, mais il convient de rappeler qu’il n’est pas plus respecté qu’en Chine. Même à l’époque de la tragédie classique, les personnages changent volontiers de lieu d’un acte à un autre. Ainsi Phaëton (de Quinault, dramaturge classique avec qui Corneille et Molière collaborèrent) se rend-il à la cour du Soleil après celle d’Egypte. Il faut dire que l'Opéra fascinait beaucoup par le faste de ses décors, et que les règles n'y étaient pas les mêmes que pour la tragédie classique - mais on étend bien souvent, par un raccourci assez étrange, les règles du théâtre classique à l'ensemble du théâtre de l'époque, voire de l'Occident tout entier. Plus significatif encore, Rameau, alors que triomphe la très classique Sémiramis de Voltaire, éclate Les Indes Galantes en quatre lieux exotiques (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) où une action indépendante se tient à chaque fois. On pourrait aussi convoquer le Dom Juan de Molière, mais c'est un cas limite, où la vraisemblance est respectée - l'unité de lieu ne fait qu'en découler et n'est pas une règle en soi. C’est en quoi les thèses de G. Soulié de Morant sur le plus grand naturel du théâtre chinois par rapport à un opéra corseté ne disposent pas de fondements exacts. Les deux genres partagent cette même souplesse.


On rencontre aussi des noeuds dramatiques semblables, comme la jalousie démesurée (pensons à l' Ot(h)ello de Boito / Verdi ou de Rossini pour l’issue funeste, à Stiffelio et à Aroldo de Piave / Verdi pour l’issue heureuse, ou encore à Genoveva de Schumann) : dans Yü Pei T’ing (« Le Pavillon de la Tablette Impériale »), une jeune femme revenant seule d’une visite à ses parents en l’absence de son mari s’abrite sous le pavillon éponyme pour laisser passer un orage. Un jeune homme qui s’y trouvait choisit pour préserver son honneur de dormir sous la pluie. Après l’indiscrétion de sa belle-soeur, elle est répudiée par son mari qui refuse de la croire. Tout cela ferait un excellent drame romantique. Et si l’on ajoute l’apparition finale du deus ex machina qui rétablit la vérité en distribuant les rétributions morales et les conseils (parents inconscients, jeune femme imprudente, mari déraisonné), on ne peut que songer à la tragédie lyrique de langue française du XVIIe siècle (« tragédie lyrique » ou « tragédie en musique », dont on devise régulièrement sur ces carnets) et à son renouveau via Gluck au XVIIIe siècle, où l’apparition d’un être divin pour dénouer l’intrigue avant la catastrophe était la règle : Junon dans Enée et Lavinie de Fontenelle / Colasse, Diane dans les Iphigénie en Tauride de Piccinni et Gluck...

Il existe cependant des trames plus spécifiques, notamment dans les aventures collectives où l’individu ne compte pas : T’ung Wang Chên, inspiré de la Romance des Trois Royaumes, narre des fraternités épiques brisées par la mort, puis couronnées par le succès, toujours pour le service d’une hiérarchie. Cette extermination des protagonistes n’est pas envisageable dans le théâtre européen, pétri de christianisme, religion dans lequel l’homme, par l’Incarnation, est devenu une petite mesure de Dieu. Même dans le cas des représentations chorales, même dans les fresques de passions destructrices et viles[1], jusque dans les échecs cuisants qui mènent à la mort, l’homme y est indirectement exalté. Le théâtre chinois, au contraire, peut se permettre de transgresser la nécessité de la fin heureuse ou de la fin tragique, ce qui lui donne un éventail de possibilités très large quand à l’issue dramatique. On remarquera d’ailleurs que de nombreuses pièces pouvaient se terminer en différents endroits, avant leur terme, après un événement fort – impensable dans l’idée d’achèvement de l’art occidental ! C'est le cas dans T’ung Wang Chên, précisément.


Plus largement, la préoccupation structurelle n'est pas la même dans le théâtre chinois qu'en Occident, tout particulièrement pour les pièces édifiantes qui ne comportent pas d'intrigue amoureuse.

Le caractère la plupart du temps exclusivement chanté de l'opéra occidental, alors qu'il y a systématiquement alternance en Chine, allonge les durées . Et l'Occident, qui fait oeuvre de divertissement et non oeuvre religieuse, ne peut se permettre de ne pas comprendre l'intrigue. Un autre problème réside dans une certaine conception, très individualiste, de l'auteur, qui avant même les Lumières revendique un texte qui lui est propre – et que le public veut pouvoir s'amuser à juger. Aussi faut-il représenter les oeuvres – quitte à opérer des coupures sur des sections jugées « mineures » – dans une relative intégralité et en tout cas en respectant la globalité du schéma dramaturgique. Les représentation d'actes isolés sont réservées aux grandes réussites, pour des galas exceptionnels, et de façon plutôt récente, seulement depuis le XIXe siècle.

C'est pourquoi, du fait de ce refus d'une longueur qui ferait perdre de vue l'oeuvre (en une soirée, quatre heures de musique constitue un maximum, même si les spectateurs n'écoutaient pas tout), l'exposition y est encore plus allusive que dans le théâtre parlé. On débute très souvent in medias res (Rinaldo, Giulio Cesare, Tosca, Nos[2], etc.), et on laisse volontiers deviner au spectateur les rapports entre les personnages, ce qui peut éventuellement entraîner des manques, des doutes, des surprises – avec lesquels on aime jouer et qui font même le sel du drame.

Les situations embrouillées qui naissent de cette nécessité se propagent aux personnages eux-mêmes, si bien qu'il est fréquent que les failles de l'exposition représentent en réalité le moteur principal de l'intrigue. L'impossible aveu dans le théâtre classique, qui nourrit l'incertitude sur les affects (Enée et Lavinie de Fontenelle / Colasse, Callirhoé de P.-Ch. Roy / Destouches...) remplit cette fonction, avant que l'enjeu des révélations ne devienne, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, très souvent la découverte d'une relation de filiation : Figaro, Marcellina et Bart(h)olo dans les Noces de Figaro de Da Ponte / Mozart d'après Beaumarchais, Azucena qui tait à Manrico la véritable identité de ses parents, les mêmes que ceux de son rival Di Luna dans le Trovatore de Cammarano / Verdi d'après Gutiérrez, Bertram qui révèle successivement son état de démon à la fin de l'acte II, puis de père de Robert dans le Robert le diable de Scribe / Meyerbeer (le personnage de Robert ne le découvrira qu'à l'acte V, en bon moteur de l'intrigue), Elektra reconnaissant Orest chez Hofmannsthal / R. Strauss, etc.


Pourquoi ces manques ? L'explication est simple, elle est liée à deux attentes du théâtre occidental. D'une part, il faut toujours, même dans des oeuvres féériques (Rusalka, Hänsel und Gretel, Le Démon de Rubinstein, Le roi de Lahore), que la vraisemblance prime, y compris psychologiquement parlant. Les pires irrationnalités seront justifiées par les désordres de la passion, mais bel et bien justifiées. D'autre part, l'intrigue se nourrit toujours d'une tension ; par conséquent, les manques présents dans l'exposition sont nécessaires au développement efficace du drame, par la suite.


Evidemment, la problématique du théâtre chinois n'est pas la même, loin s'en faut.

On s'en inquiétera dans le prochain épisode.

Notes

[1] Le personnage de Barnaba dans La Gioconda de Gorrio / Ponchielli d’après Angelo, tyran de Padoue de Hugo, en est sans doute l’exemple le plus significatif.

[2] _Le Nez_ de Chostakovitch.


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Commentaires

1. Le lundi 19 juin 2006 à , par DavidLeMarrec

Lire la série ici.

2. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par Morloch

J'ai toujours des doutes quand je lis des généralités générales sur la Chine comme " il n'existe véritablement pas de culture conflictuelle en Chine ". Ce pauvre pays-continent a toujours le don d'attirer les formules à l'emporte pièce alors que pour toute autre région du monde on nuance, on trouve des paradoxes, des contre-exemples. Pour le chinois des stéréotypes : le chinois est fourbe, en conflit comme en toutes choses, il avance masqué. Au moins, il n'a pas dans ton texte de référence au Confucianisme qui est en général présenté comme le prisme unique de connaissance de toute la pensée chinoise, alors que personne ne semble être capable de le définir (Confucius en dernier, ni ses disciples directs qui se sont éparpillées en plein de petites écoles en conflit les unes avec les autres. Oooups, non, pas en conflit. En dialogue métonymique je voulais dire, désolé d'utiliser des concepts eurocentristes.)

Pourant pour un pays qui ignore le concept de conflit direct il y a eu tant de changements de dynasties, d'invasions, de guerres, de révolutions que j'imagine qu'il possède le record du nombre de morts violentes au mètre carré. Mais tout cela n'est que de la simple métonymie, j'oubliais.

3. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par DavidLeMarrec

J'ai toujours des doutes quand je lis des généralités générales sur la Chine comme " il n'existe véritablement pas de culture conflictuelle en Chine ". Ce pauvre pays-continent a toujours le don d'attirer les formules à l'emporte pièce alors que pour toute autre région du monde on nuance, on trouve des paradoxes, des contre-exemples. Pour le chinois des stéréotypes : le chinois est fourbe, en conflit comme en toutes choses, il avance masqué.

Tu touches un point important. Comment rendre compte d'une culture tout entière d'un seul trait ? Comme je l'ai souligné par ailleurs, le parallèle civilisationnel est un exercice de style qui donne à penser plus qu'il ne peut instruire. J'ai aussi précisé que cette synthèse mériterait d'être reformulée en comparant des périodes et des esthétiques précises.
Quel point commun peut-il y avoir entre la tragédie lyrique et le théâtre musical soviétique ? De même, en Chine, on ne saurait unifier d'une traite tout cet arsenal de sous-genres, de tendances par époque, par provinces...

Pour autant, doit-on absolument refuser de catégoriser ? J'ai à dessein placé cet article dans un regroupement d'articles appelé "Genres", où il s'agit précisément de brosser quelques synthèses plus générales que les présentations dans la section "Oeuvres" ou "Lied".

Si on repart en disant que rien n'est comparable, que tout est tellement subtil que nous sommes dans l'inexprimable, on renonce au moindre début de compréhension. De l'aveu de spécialistes ayant vécu sur place, même en parlant couramment, même en demeurant plusieurs années, il reste des mystères impénétrables dans ces cultures extrêmes-orientales qui - pardon pour la généralité - se livrent peu. Je me souviens d'un spécialiste de Nâgârjuna, expliquant péniblamenent sa philosophie, et se trouvant, lors des questions, face à l'abîme lorsque des étrangers de passages, originaires d'Asie du Sud-Est, lui ont révélé le sens théologique profond de ce qu'il n'avait exprimé qu'en surface - dépourvu de sens.

Je maintiens toutefois ce que j'avance sur la culture non conflictuelle, car le relativisme ne doit pas conduire à refuser d'avance le moindre postulat.

Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu de guerres en Chine (la pièce de bataille ou de siège est précisément un des sous-genres théâtraux chinois les plus anciens), mais je dis bien que l'analyser via nos habitude de culture conflictuelle (plus encore en France qu'ailleurs) mène à l'illusion d'optique.
Nous avons un mode de pensée fondé sur la dialectique, sur les affrontements hérités de la scholastique. Pour faire naître la pensée, on entrechoque des arguments ; pour décider qui a raison, on met en place un débat, une ordalie.
La nature de l'affrontement n'est pas la même en Extrême-Orient, et peut passer par des détails infimes qui en évitent la forme. Prenons un affrontement de personnes. Sans convoquer l'acte II d'Hernani (ce serait trop facile), on verra, malgré toutes les litotes possibles, de vrais affrontements chez les classiques, de vraies malédictions. Dans le théâtre chinois, on trouvera sans peine des meurtres sur scène, mais l'affrontement passe plus subtilement par le refus d'une politesse, le détournement d'un code. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas antigonisme (je n'ai pas parlé de culture du consensus !), mais la mise en scène du conflit frontal est adoucie au possible.

Ces éléments m'ont été confirmé, encore récemment, par un spécialiste du domaine sino-japonais, qui rappelait combien l'attitude extérieure était lisse (pas de colère, signification "neutre" du sourire...). Je ne dis pas plus que cela.

Ce que tu dis à propos du confucianisme est symptômatique : non, bien sûr, la Chine ne se réduit pas à ça, loin de là ! Mais si on refuse de le définir sous prétexte qu'il est multiple, on n'avance pas non plus...

4. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par Morloch

Non, je me suis mal exprimé, je ne suis pas du tout contre les parallèles et comparaisons qui peuvent être faites, au contraire.

Tout d'abord, ma connaissance de la culture chinoise est très faible et faite à partir de biais un peu foutraques et superficiels. Je peux donner tout mon bagage en quelques lignes.

En littérature classique j'ai lu "Au bord de l'eau" et "Le songe dans le pavillon rouge", fasciné et dérouté. C'est sans doute en cela que je suis le plus crédible, je connais peu de monde à avoir fait cet effort. Malheureusement, je ne suis pas allé beaucoup plus loin (même si je me suis astreint à lire toutes les petites notes en bas de page). J'ai lu quelques livres de François Cheng sur des peintres chinois et j'ai vu les superproductions de Zhang Zhimou produites par Pékin, plus toute une série de films populaires hong kongais (particulièrement ceux de King Hu des années 70 et ceux de Tsui Hark au début des années 90, deux cinéastes passionnants, qui ont leur place dans l'inventaire car ils ont mis en image des pages de la littérature classique pour King Hu, des histoires sorties de l'opéra chinois pour Tsui Hark). J'assume mes goûts horribles (et un peu mode aussi, mais quand la mode permet de découvrir des choses intéressantes, après tout).

Bon c'est un inventaire à la Prévert (très court), mais ce que j'en ai retenu, au contraire du relativisme, c'est que les thèmes sont tout à fait intelligibles pour un lecteur occidental moyen, sans trop d'efforts.

Tout cela ne vient pas d'une autre planète, il n'est pas nécessaire d'avoir fait 10 ans d'études de civilisation à Langues-O pour comprendre de quoi il retourne, même si les nuances nous échappent (ainsi que certainement une partie du discours principal). Par exemple, au bord de l'eau est étonnant à lire d'un bout à l'autre car il apparaît toute une construction du récit qui se met en place peu à peu, dans un apparent chaos. Il aboutit logiquement à la conclusion qui a été censurée dans beaucoup de versions à la demande du pouvoir impérial, et là encore on comprend pourquoi sans efforts surhumains. Un pouvoir politique européen aurait certainement fait la même chose (quoique, est ce que l'oeuvre n'aurait pas été interdite en entier plutôt que coupée ? Difficile à dire).

Je suis au contraire suspicieux envers tout ce qui tend à réduire la culture chinoise à l'incompréhensible et au définitivement étranger, sans passerelle possible. Mon expérience - intuitive et limitée - me fait penser le contraire. Je rentre plus facilement dans les oeuvres et dans leur analyse une par une que dans les grands traités et leurs généralisations. Mais cela devient encore plus intéressant quand on comprend les contextes, les symboles, les références, ce qui est loin d'être évident.

Et personne ne semble s'interroger sur ce que la culture chinoise a d'universel, cela semble réservé à d'autres. Pourtant il me semble possible d'entrer en empathie avec les personnages, leurs enjeux.

François Cheng me paraît particulièrement intéressant, car il semble capable d'ouvrir des ponts entre les univers orientaux et occidentaux. C'est grâve à lui que j'ai compris que l'art chinois avait une histoire, une évolution, un appareil critique comme l'art occidental, et n'était pas resté figé pendant des millénaires.

Bref, tout cela pour dire que j'ai tiqué sur une formule qui me paraissaît trop générale; mais qui est peut-être exacte, et que je refusais l'accusation de relativiste. Et pour dire que les articles sont super-intéressants et laissent échapper quelques noms d'oeuvres que j'essaierai au moins de lire (même sans le DVD). Et j'ai trouvé amusant le chemin détourné pour parler d'opéra chinois, en introduisant des référenes en comparaison à l'opéra occidental connnu des lecteurs du blog. C'est très chinois comme démarche :D

5. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par DavidLeMarrec

Merci pour ces précisions. :-)

Bon c'est un inventaire à la Prévert (très court), mais ce que j'en ai retenu, au contraire du relativisme, c'est que les thèmes sont tout à fait intelligibles pour un lecteur occidental moyen, sans trop d'efforts.

Tout cela ne vient pas d'une autre planète, il n'est pas nécessaire d'avoir fait 10 ans d'études de civilisation à Langues-O pour comprendre de quoi il retourne, même si les nuances nous échappent (ainsi que certainement une partie du discours principal). Par exemple, au bord de l'eau est étonnant à lire d'un bout à l'autre car il apparaît toute une construction du récit qui se met en place peu à peu, dans un apparent chaos. Il aboutit logiquement à la conclusion qui a été censurée dans beaucoup de versions à la demande du pouvoir impérial, et là encore on comprend pourquoi sans efforts surhumains. Un pouvoir politique européen aurait certainement fait la même chose (quoique, est ce que l'oeuvre n'aurait pas été interdite en entier plutôt que coupée ? Difficile à dire).

Oui, bien sûr, des choses parlent à notre sensibilité, notamment sur le plan formel, mais je crois qu'il faut être très conscient que les impressions activées ne sont pas nécessairement conformes à celles recherchées par le texte - ce qui ne signifie pas qu'elles soient illégitimes, bien entendu.

De la même façon, on se gargarise de tragédie grecque à longueur de temps, mais très honnêtement, dire que Sophocle est génialissime sans avoir un minimum d'éléments sur son contexte culturel me paraît tenir pour partie de l'imposture (ou de la grâce naïve, qui existe aussi).
Quoi qu'il en soit, on n'en saisit la saveur qu'en ayant une idée, même minimale, des normes et des codes qui sont en jeu. Notamment l'usage et la subversion de l'espace (notions très contemporaines, il est vrai), qui peuvent ennuyer le spectateur ingénu, mais qui, une fois explicités, fascinent réellement.
J'avais commencé ici même une série sur la question, il restait justement à aborder le contenu précis des textes, mais faute de temps, ce n'est pas encore fait.


Je suis au contraire suspicieux envers tout ce qui tend à réduire la culture chinoise à l'incompréhensible et au définitivement étranger, sans passerelle possible. Mon expérience - intuitive et limitée - me fait penser le contraire.

Il y a bien sûr des moyens de s'en imprégner, mais je pense qu'on n'en profite vraiment qu'en ayant quelques éléments, mêmes minimaux, sur les codes fondamentaux du genre et de la pensée.


Je rentre plus facilement dans les oeuvres et dans leur analyse une par une que dans les grands traités et leurs généralisations.

Oui, comme je le disais, ces traités généraux sont un non-sens utile. :-)


Mais cela devient encore plus intéressant quand on comprend les contextes, les symboles, les références, ce qui est loin d'être évident.

Pour les comprendre complètement et être baigné spontanément, oui ! Pour saisir certaines choses, c'est tout à fait accessible.


Et personne ne semble s'interroger sur ce que la culture chinoise a d'universel, cela semble réservé à d'autres.

L'universalité est une coquille vide, ça n'existe guère - à part ce qui est propre à l'humanité, et dont on a vite fait le tour, la parole par exemple.
La démocratie, le libre arbitre, la liberté d'expression, la fraternité, la compassion, bref nos "Lumières", c'est bien joli et gentil, mais ce n'est pas plus universel qu'autre chose. Un choix peut-être intéressant, mais pas le propre de l'homme.
La Chine n'est ni plus ni moins universelle que ça.

Mais forcément, les différences sont telles qu'elles étonnent, qu'elles semblent irréconciliables. "Comment peut-on être chinois", en quelque sorte.


Pourtant il me semble possible d'entrer en empathie avec les personnages, leurs enjeux.

Bien sûr. On a beau être chinois, on n'en est pas moins homme. Et quitte à ce que ce soit pour de 'fausses' raisons, on peut être séduit.


François Cheng me paraît particulièrement intéressant, car il semble capable d'ouvrir des ponts entre les univers orientaux et occidentaux. C'est grâve à lui que j'ai compris que l'art chinois avait une histoire, une évolution, un appareil critique comme l'art occidental, et n'était pas resté figé pendant des millénaires.

Oui, illusion d'optique répandue, à laquelle il est difficile d'échapper. Dans cette synthèse, j'ai essayé d'y échapper en généralisant de même l'art occidental, mais l'exercice a vraiment ses limites. Même en prenant dans l'autre sens, de façon sans doute plus efficace. (un style précis de chaque côté)


Bref, tout cela pour dire que j'ai tiqué sur une formule qui me paraissaît trop générale;

Elle était peut-être hâtive, difficile d'être toujours assez explicite dans une synthèse. Je pensais précisément à certains épisodes d'affrontements totalement implicites, indécelables pour le lecteur ingénu (rupture courtoise du protocole, quasiment équivalente aux accusations publiques d'Othello). Pas d'expression superfétatoire ni de mise en scène de l'opposition, bien au contraire. Alors que ceci figurait précisément dans une pièce de siège qui s'achève dans un bain de sang où la soeur est tuée sans merci par le frère.


Et pour dire que les articles sont super-intéressants et laissent échapper quelques noms d'oeuvres que j'essaierai au moins de lire (même sans le DVD). Et j'ai trouvé amusant le chemin détourné pour parler d'opéra chinois, en introduisant des référenes en comparaison à l'opéra occidental connnu des lecteurs du blog.

Je suis ravi que ça t'ait plu !

Pour les pièces, elles sont listées dans la bibliographie. Il y a le recueil très complet d'Arlington & Acton (en anglais), le petit recueil de pièces bouddhiques de Li, et le volumineux ouvrage assez exhaustif de Hsü qui permet de bien approcher ces pièces.
Une petite connaissance du bouddhisme et du confucianisme peuvent être utiles, en effet.

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David Le Marrec

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