Meine Rose Op.90 n°2 (Schumann) - Lenau était-il chinois ?
Par DavidLeMarrec, samedi 19 août 2006 à :: Poésie, lied & lieder :: #366 :: rss
Matthias Goerne et Christoph Eschenbach au Carnegie Hall de New York, le 9 mars 2004.
Le poème et sa traduction suivent.
Plus quelques commentaires, qui nous amèneront incidemment sur les terres de Matthias Claudius (Der Tod und das Mädchen).
Nikolaus Lenau | Traduction DLM (littérale) |
Dem holden Lenzgeschmeide, Der Rose, meiner Freude, Die schon gebeugt und blasser Vom heißen Strahl der Sonnen, Reich' ich den Becher Wasser Aus dunklem, tiefem Bronnen. Du Rose meines Herzens ! Vom stillen Strahl des Schmerzens Bist du gebeugt und blasser ; Ich möchte dir zu Füßen, Wie dieser Blume Wasser, Still meine Seele gießen! Könnt' ich dann auch nicht sehen Dich freudig auferstehen. |
Au beau joyau du printemps, A la rose, ma joie, Qui déjà ploie et pâlit Des rayons brûlants du soleil, J'apporte une coupe d'eau D'un sombre, profond puits. Ô rose de mon coeur ! Par le silencieux trait de la douleur Tu dois ployer et pâlir ; Je voudrais à tes pieds, Comme l'eau à cette fleur, En silence verser mon âme ! Même si je ne pouvais alors plus Te voir, joyeusement, te dresser à nouveau. |
Vous aurez noté comme moi que ce poème est constitué de deux parties... La première qui expose la situation, la seconde qui propose une chute - un dénouement si vous préférez.
Certes, ici, la configuration est inverse de l'exemple précis du poème 故人西辭黃鶴樓 de Li Bai[1] : au lieu de prolonger la 'prémisse' en la poétisant, Lenau propose en exposition ce qui était le résultat chez Li Bai. On nous donne d'abord à lire un énoncé très méraphorisé, constitué de clefs qui ne sont pas déchiffrables à l'origine, puis reprend point à point le parallèle pour l'expliciter dans la seconde strophe. Schumann, pour boucler le parallèle, reprend la première strophe.
Li Bai choisit de se servir de son exposition comme support de l'expression poétique qui clôt le poème. Lenau, lui, propose d'abord la donnée poétique (celle qui contient les métaphores), qui ne prend son sens qu'avec la 'chute' qui l'explicite.
En relisant ce poème ce soir, le parallèle m'a frappé.
Dem holden Lenzgeschmeide,Tout va pour le mieux, Lenau sait versifier, ô surprise ! Vous le voyez, des hexasyllabes réguliers, sous forme de trimètre iambique :
Der Rose, meiner Freude,
Die schon gebeugt und blasser
Vom heißen Strahl der Sonnen,
Reich' ich den Becher Wasser
Aus dunklem, tiefem Bronnen.
- + - + - + (-)
A chaque fois, vous noterez que nous avons une dernière syllabe, inaccentuée, qui n'est pas comptée. Les rimes sont présentes.
Quelques commentaires sur ces choix.
Le premier vers est tout à fait normal : on accentue le radical de l'adjectif ("holden"), puis le double radical du nom composé : Lenz ("printemps", en langue poétique), -schmeid- ("joyau").
Le cinquième, en revanche, est intéressant. Outre l'article défini qui donne ce caractère évident à la "coupe d'eau", on remarque que l'accent ne porte pas sur le verbe (reiche), pourtant central dans l'accentuation allemande. Par l'inversion, on déstabilise le cours habituel de la phrase, on souligne la subjectivité bien entendu, et surtout on prépare le déséquilibre, le manque qui mène logiquement à la seconde strophe. Le sixième vers, très régulier, lui, est d'une tonalité tout à fait sinistre et prolonge ce pressentiment.
A noter, Rose est masculin[2], mais n'empêche pas l'assimilation, comme en poésie française, de la fleur à la jeunesse fragile de la femme - un topos du XVIe siècle, qui est abondamment réutilisé au XIXe (voir en particulier la Chanson pour Jeanne de Catulle Mendès, notamment mis en musique par Chabrier). Ici, Der Rose est associé à la jeune défunte à qui s'adresse en réalité le poème, discrètement, sans apostrophe - ni lexique funèbre bien entendu.
Je le précise, puisqu'on souligne très régulièrement que der Tod (la mort), masculin aussi, modifie radicalement le rapport à sa représentation littéraire. En français, la mort évoque, surtout avec les représentations picturales vues dans les manuels d'écolier pour évoquer la Peste Noire de 1346-1350, une sorte de mère primitive et infanticide. Le fait d'avoir un nom masculin rend cet homme-squelette plus violent, mais peut-être moins fourbe, moins terrifiant. Tout le monde a en tête la relation très ambiguë qui s'installe dans le poème de Matthias Claudius :
Matthias Claudius | Traduction
DLM |
Das Mädchen: "Vorüber! ach, vorüber! Geh, wilder Knochenmann! Ich bin noch jung, geh, Lieber! Und rühre mich nicht an." Der Tod: "Gib deine Hand, du schön und zart Gebild', Bin Freund und komme nicht zu strafen. Sei gutes Muts! Ich bin nicht wild, Sollst sanft in meinen Armen schlafen." . |
La jeune fille : "Arrière ! Ah, arrière ! Eloigne-toi, sauvage squelette ! Je suis jeune encor, fuis, cher ! Et ne me touche pas !"[3] La mort : "Donne ta main, belle et tendre créature ; Je suis un ami et ne viens pas pour te punir. Aie courage ! Je ne suis pas cruel, Tu dois doucement dormir dans mes bras." |
Ambigu, n'est-ce pas ?
Ici s'installe véritablement un rapport de séduction, qui n'est rendu possible que par l'innocence supposée de la jeune fille et le caractère masculin et paternel de cette mort.
On pourrait difficilement faire dialogue plus ambivalent. Nous ne sommes pas dans la touche grivoise de la Truite (non, deux pour aujourd'hui, Die Forelle, ce sera pour une autre fois), mais le parallèle avec l'alternance refus/acquiescement propre au jeu de séduction est évident ici.
Bref, si der Tod modifie singulièrement le développement de l'imaginaire, der Rose, chez Lenau, ne semble pas affecter les lieux communs qu'on lui rattache lorsqu'il se trouve au féminin.
Et pour cause !
Attention. Erreur de ma part, Rose est bel est bien féminin, comme me le rappelle opportunément Bajazet. J'ai bien traduit le datif, mais interprété le tout comme masculin... Bref, la catastrophe.
Cela n'invalide cependant pas les remarques que je pouvais faire précédemment sur les différences de genre entre d'autres noms, petite causerie que mon égarement a bienheureusement suscitée.
Quant à la versification à proprement parler, d'importantes précisions et rectifications sont données ici.
Et Lenau n'est donc pas tout à fait chinois.
Notes
[1] L'italique sur les titres chinois, voilà qui est d'une élégance souveraine.
[2] Une étude pourrait aussi être menée sur fior ("fleur"), masculin en italien - quelle incidence ? Rosa étant naturellement féminin : Lascia la spina, cogli la rosa.
[3] Ou je me jette à l'eau. Je n'épilogue pas sur la symbolique liquide dans ces circonstances, j'ai déjà eu l'occasion de m'interroger pour Pelléas
Commentaires
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