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L'Espace dernier de Matthias Pintscher, la parole chez Wagner, la diction perdue et l'opéra contemporain

En écho à ce billet ancien de Catherine Kintzler.


Maintenant j'en viens à ce qui me semble l'un des principes de cet opéra : dire l'impuissance de la langue. C'est une idée forte (à laquelle je suis très très loin de souscrire) mais tout de même une grande idée (wagnérienne, non ?)

L'impuissance de la langue, je ne la sens guère chez Wagner, qui me paraît au contraire croire en sa toute-puissance.

Laissons de côté les trois premières oeuvres achevées, dans lesquelles l'idéologie wagnérienne n'est pas aussi ferme.

Senta sauve le Hollandais par un suicide accompagné de la formule magique portée par le motif le plus lyrique de l'oeuvre depuis l'ouverture et la ballade : "treu dir bis zum Tod".
Et l'attachement de Senta au sort du Hollandais naît de la transmission de la ballade.

Pour Tannhäuser, la chose est évidente : par deux fois, le poète anéantit le monde de Vénus par la seule invocation de Marie-Elisabeth. Et manque d'anéantir également son propre monde, toujours par la parole, à l'acte II.

Lohengrin présente des marques semblables, cette fois sous l'angle inversé de l'interdit - comme à l'acte II de Tannhäuser, en fin de compte. La parole a le pouvoir de détruire un monde. Et tout le duel de l'acte I repose, justement, sur une mise en scène de la parole contradictoire. Le duel armé n'est qu'un prolongement de l'affrontement entre une vérité et un mensonge à démêler.

Je ne m'étends pas sur les bavards Meistersinger, qui prêteraient aussi à commentaire, ni sur Tristan, le Ring et Parsifal, aux nombreux jeux de mots qui définissent les personnages : Wotan qui donne ou retire un héros au monde par sa seule parole, Parsifal retenu par Kundry seulement par son nom, etc.

J'ai au contraire l'impression qu'il s'agit d'un verbe tout-puissant, jusqu'à donner un côté largement sentencieux à ces livrets.




Bon, mais (car il y a un mais, j'ai gardé le pire pour la fin - in cauda venenum !) pour mettre la langue en déroute, encore faut-il ne pas la ruiner d'emblée : la diction des chanteurs est un véritable massacre.

Pour ce qui est de la diction, c'est un très vaste problème qu'il faudrait aborder à part. Il tient, à mon sens, à une chose très simple. Il y a soixante ans, on chantait une seule langue, sa langue maternelle, face au public qui la comprenait.
Aujourd'hui, on chante dans tous les pays diverses langues, ce qui signifie qu'on chante très rarement une langue maîtrisée par le public. Du coup, la qualité de la diction (et même la qualité vocale) s'en ressentent : il faut être partout à la fois, et les contraintes d'intelligibilité ne sont plus les mêmes.

En outre, il existe les contraintes propres au langage de certains types d'écriture contemporains, qui se prêtent extrêmement mal à l'usage d'un texte parlé (grands sauts d'intervalle, manque de respect de l'accentuation de la langue, perte du repère émotif à cause de l'étrangeté de la ligne qui déforme la prosodie, hauteurs qui rendent les fréquences inintelligibles...), comme je le précisais ici.


aidée par une superbe faute de prosodie en plus (mais ça venait de la musique) qui l'a obligée à dire le vasteu Univers

A la décharge de Matthias Pintscher, il a appliqué la prosodie allemande. Il est vrai que lorsqu'on reçoit commission pour un opéra, la moindre des choses serait de s'informer sérieusement sur la prosodie de la langue qu'on choisit (car la latitude laissée aux créateurs est immense), mais une erreur est toujours possible...


La diction calamiteuse transforme le français en machin qui n'a même plus de forme ni de nom, en cadavre déjà décomposé.

Je suis moi aussi pour la pendaison immédiate des chanteurs qui n'ont qu'une voyelle et pas de consonnes.

( Qui a soufflé "June", dans l'assemblée ? )


Mais où mettent-ils (je parle des chanteurs) leurs oreilles lorsqu'ils entendent parler une langue ? Est -ce qu'on leur a seulement dit que ce sont des vers et qu'il y a pour la versification française des règles d'accentuation, de prononciation et d'élision du e muet, des règles pour faire la liaison ou ne pas la faire... et qu'il convient - en français comme dans toute autre langue - qu'on entende que "c'est en vers"

C'est tout de même une chose difficile à maîtriser. Il faut savoir que les chanteurs professionnels qui participent aux créations ne sont généralement pas ceux qui, de premier plan, peuvent avoir le luxe de ménager leur vpox (car, de surcroit, tout cela est fort mal écrit pour la voix). Du coup, on trouve parfois des volontaires spécialistes et engagés, mais le plus souvent des chanteurs peut-être moins impressionnants vocalement, et auxquels on ne donne pas, ainsi, la possibilité de chanter dans des conditions confortables.
Je serais assez indulgent dans le cas de ces créations très difficiles à réaliser techniquement pour les interprètes. Et particulièrement pour les chanteurs qui n'ont pas toujours une formation musicale aussi rigoureuse que les instrumentistes, et qui, eux, ne peuvent guère repousser les limites de leur instrument.

Je crois aussi que Matthias Pintscher n'entendait pas particulièrement qu'on sente qu'il s'agissait de vers... une intuition... Souvent, les compositeurs contemporains aiment bien exalter le prosaïque. Rimbaud inspirera plus pour son aspect subversif ou visionnaire que pour sa langue, je le crains. L'opéra de Pintscher a d'ailleurs été la plus grande déroute de toute l'histoire de l'Opéra de Paris, à ma connaissance. Sans être aussi assassin que la plupart des commentateurs - ayant eu la chance de m'en tenir à la radio -, il est bien évident que la chose n'avait pas grand intérêt, ni musical, ni théâtral. Tout étant extrêmement éclaté, défait.
Une subversion qui est plutôt devenue un code et un poncif, désormais. Tant qu'à faire, mieux vaut se plonger dans Aperghis, qui tout en ôtant l'intelligibilité à la langue en donne à voir les composantes, l'exalte.[1] Cette démarche est sensible dans l'ensemble de son oeuvre.
Pour Pintscher, on pouvait un peu se douter du résultat, en ayant entendu par exemple son concerto pour violon, plus construit, mais assez banal et prosaique. Pourquoi, alors qu'on attend sans cesse des commandes à des compositeurs capables d'écrire pour la voix, l'a-t-on mandé ? Je l'ignore. Mais que le spectacle ne soit pas fameux n'a rien d'étonnant, et les interprètes étaient, à mon sens, pour une part négligeable du naufrage : encore faut-il que la pièce fasse sens et soit chantable pour lui rendre justice.


C'est ce désastre qui me fait pencher pour une sombre hypothèse : un tel irrespect ne peut pas être le fait d'une incompétence, c'était exprès !!!

Absolument pas ! C'est tout simplement le standard ordinaire des exécutions d'opéra contemporain, ici appliqué à une pièce particulièrement ratée.

Il est vrai qu'on ne peut s'empêcher d'avoir peur.




Une chose amusante. J'en viens en somme à m'opposer en apparence à ce que j'ai pu développer précédemment sur la parole dans Der Fliegende Holländer.

Mais il s'agit plutôt d'une question de formulation : si Wagner se défie aussi de la parole (comme celle, trompeuse, de Mime), c'est bien qu'il croit ferme en son pouvoir.

Notes

[1] Ses _Machinations_ pour voix de quatre femmes et électronique sont un sommet de poésie dans le genre, bien supérieur à ce que le titre pourrait laisser penser.


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