L'Histoire dans un fauteuil
Par DavidLeMarrec, lundi 22 janvier 2007 à :: Vaste monde et gentils :: #498 :: rss
J'avais déjà, il y a un an environ, avancé quelque scepticisme au sujet de la tenue de l'émission 2000 ans d'histoire, sur France Inter, à propos d'une émission schématique (et à certains égards fautive et idéologique) autour du Moyen-Age.
Quelque peu échaudé (ce devait être la deuxième ou troisième fois que je l'écoutais !), je n'y avais pas remis les oreilles jusqu'à ce jour. Une vieille liaison de jeunesse au programme, la Croisade contre les Albigeois, par le prisme de l'Inquisition. Grand public certes, mais tout à fait sympathique.
Invitée : Anne Brenon.
On y entend quelques précisions utiles car peu développées généralement :
- la participation des Cordeliers à l'Inquisition ;
- le caractère de confessionnal en plus de tribunal de l'Inquisition ;
- son caractère itinérant.
Bram, lieu fameux de sévices infligés aux sympathisants des cathares : une centaine d'habitants furent mutilés (nez coupé, yeux arrachés) pour être envoyés en ambassade à Lastours à la suite d'un homme à qui l'on avait laissé un oeil - 1210, aux débuts de la croisade. Au passage, bel exemple architectural de "circulade".[1]
Fort bien. A présent le reste...
- Première chose, et sans doute la plus insupportable, le ton moralisateur infligé par Patrice Gélinet. "On imagine difficilement aujourd'hui qu'au nom de la foi...", "terrible fanatisme", et autres expressions qui offrent à l'auditeur la position confortable de juge a posteriori. Irritant, parce qu'un historien devrait avoir conscience de la relativité culturelle et historique - et avoir à coeur de partager cette conscience.
- En outre, les combats d'arrière-garde ont quelque chose de profondément inutile et lâche. Oui, l'Inquisition, l'esclavage, c'est mal. Pourtant, il existe bien des questions brûlantes de notre temps dont la résolution ne nous paraît pas si évidente, ou relève, à tout le moins, de l'engagement. Par exemple la peine de mort, qui faisait très largement débat il n'y a pas si longtemps, et qui aujourd'hui est devenue un épouvantail à moineaux[2], un combat confortable qui évite de poser les autres vraies questions qui font encore débat.
- Dans ce cadre, juger l'Inquisition est non seulement d'une belle pusillanimité, mais se montre de surcroît déplacé dans une émission historique dont l'objet est d'expliquer l'étrangeté d'une civilisation éloignée dans le temps, et non de lui superposer des exigences morales contemporaines parasites.
- Plus grave, l'éloge de la série fameuse Les Cathares, issue de l'émission La Caméra explore le temps, "parfaitement véridique". Or, il se trouve précisément que cette série s'inspire largement de travaux historiographiques locaux et pour certains militants, qui une fois encore se posent en tribunaux de l'histoire avec cette évidence : l'Occitanie tolérante n'aurait jamais dû appartenir aux barbares du Nord qui l'ont sous un faux prétexte ravie à son avenir radieux. Si le déroulement des événements est exact, le ton outré, la diabolisation[3] permanente ne permettent pas d'approcher le sujet avec la distance voulue. Témoin cette réplique, du même goût que celle d'Arnaud Amaury, légat du pape, au sac de Béziers - imaginaire également mais citée comme réelle à cette même antenne - : "dénoncez-vous les uns les autres"... D'un goût parfait, n'est-il pas ?
- Pour finir (je me suis arrêté avant la quinzième minute de l'émission), une évasivité[4] un peu coupable de la part d'Anne Brenon, l'invitée de Patrice Gélinet. En évoquant l'habitude de réaliser des croisades contre des chrétiens (songeant sans doute à la Quatrième Croisade), elle laisse entendre, par souci de concision, ce qui n'est pas.
- Le pape Innocent III (celui qui lança également la Croisade contre les Albigeois) avait vidé les troncs de l'Europe entière, créé des impôts, pour libérer les Lieux Saints et pas autre chose. Ce fut le concours chèrement acheté de Venise qui contraignit les Croisés à prendre Zara[5], puis qui mena à la suite de pactes complexes à la prise de Constantinople et à la fondation de l'Empire Latin d'Orient.
- Il faut préciser qu'Alexis III n'était pas le souverain légitime, et avait déposé son frère Isaac II Ange en l'aveuglant, le châtrant et l'emprisonnant pour éviter toute possibilité de retour. Les jeux d'alliance font que certains croisés étaient liés indirectement au souverain déchu, ce qui implique des tensions politiques absolument extra-religieuses, qui échappaient totalement au pape, en l'occurrence.
- Innocent III avait par ailleurs excommunié l'ensemble des Croisés pour leur siège de Zara, ville chrétienne. On voit que le but de cette Quatrième Croisade n'était pas précisément d'aller porter le fer contre les cousins d'orthodoxes. Ou du moins que cette attitude faisait, dira-t-on pudiquement, largement débat.
- C'est pourquoi, si souligner que l'agression de chrétiens par des chrétiens dans le cadre d'une croisade n'était pas nouveauté s'entend, la formulation d'Anne Brenon pouvait laisser supposer que l'ordre explicite de combattre des chrétiens avait déjà existé, ce qui n'est pas du tout le cas : cette croisade contre les Albigeois, interne à la Chrétienté, constitue bel et bien un hapax.
En conséquence, je crains d'en reprendre pour un an d'abstention, et ne puis trop vous engager à écouter avec circonspection l'émission en question. Dans le cas où je remettrais le couvert, je redoute de me sentir astreint à produire une nouvelle note...
Notes
[1] Le terme est dû à Krzysztof Pawlowski, architecte d'origine polonaise qui plaçait l'origine de l'urbanisme européen dans le Languedoc. Assertion qui, on s'en doute, a été adoptée avec enthousiasme par les historiographes locaux. Mais le terme sonne adorablement à mes oreilles semi-méridionales, et je le conserve précieusement.
[2] On remarquera que la question de la détention à vie n'est jamais évoquée, alors qu'il s'agit d'une peine au moins égale. La question des droits de la défense, moins esthétique car trop complexe, sans doute, n'est pas non plus aussi fêtée que la cause de l'abolitionnisme. Dans ce contexte, la suppression de la peine de mort fait figure de combat symbolique plus que de nécessité prioritaire, voire de gadget utile à la bonne conscience plus qu'aux droits de l'homme.
[3] Mot à la mode qui tend à remplacer stigmatisation, avec un rien moins d'allure, il faut bien le dire.
[4] La mode est semble-t-il aux néologismes barbarismes, soyons créatifs !
[5] Actuelle Zadar en Croatie.
Commentaires
1. Le mardi 23 janvier 2007 à , par jdm
2. Le mardi 23 janvier 2007 à , par DavidLeMarrec
3. Le mardi 23 janvier 2007 à , par jdm
4. Le mardi 23 janvier 2007 à , par DavidLeMarrec
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