Concert Haydn/Mahler/Elgar du 23 janvier 2007 (Ensemble Orchestral de Paris, John Nelson) - Les Rückert-Lieder par Nathalie Stutzmann
Par DavidLeMarrec, lundi 29 janvier 2007 à :: Disques et représentations :: #504 :: rss
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 23 janvier 2007, 20h.
Concert, F. J. Haydn : symphonie n° 84, G. Mahler : Rückert Lieder,
E. Elgar : Introduction et Allegro op. 47, F. J. Haydn : symphonie n° 86.
Ensemble orchestral de Paris ; John Nelson, direction ; Nathalie Stutzmann, contralto.
Haydn me rappelle beaucoup d’autres compositeurs, c’est-à-dire qu’il a très nettement inspiré les musiciens de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe, mais je n’en vois aucune trace chez Mahler et bien que je ne connaisse pas assez Elgar pour me prononcer sérieusement à ce sujet, dans l’Introduction et Allegro qui nous a été donné, je n’ai pas senti son influence. Alors, pourquoi entourer Mahler et Elgar par Haydn ? On peut expliquer le rapprochement des Å“uvres de Mahler et d’Elgar par la contemporanéité de leur composition et de leur création (1901-1905), et si l’on ne constate pas de grandes similitudes musicales entre eux, il est précisément enrichissant d’en noter les différences. Tout cela pour dire que j’aurais nettement préféré une symphonie de Mahler à la place des deux symphonies de Haydn !
En « ouverture » pour ce concert de l’Ensemble orchestral de Paris, voici donc la symphonie n° 84 de Franz Joseph Haydn.
Côté musique, c’est vif, léger, ça coule avec fluidité, mais ce n’est pas varié, par exemple il m’est bien difficile de faire la différence entre le thème du premier mouvement et celui du dernier…
Côté interprètes, c’est agréablement joué, bien que les violons peinent un peu au début du premier mouvement. L’orchestre est clair, équilibré, on discerne tous les instruments et ma préférence va aux deux bassons à la sonorité chaleureuse. Le Menuet semble indiquer Mozart ; le final, très enlevé par les musiciens, est énergique.
Après cette « mise en condition », les Rückert Lieder de Mahler nous plongent dans un tout autre monde.
En longue veste mauve, Nathalie Stutzmann vient prendre place entre le chef et le premier violon. Un pupitre, placé un peu de côté et assez bas, supporte la partition vocale agrémentée de marque-pages (post-it rose et orange). Je n’ai pas eu l’impression que la chanteuse ait souvent fait appel à ce soutien, ou si cela a été le cas, elle l’a fait très discrètement. Au-dessus du pupitre de la contralto, un micro indique que le concert est enregistré, cela est confirmé par la présence de micros au-dessus du piano et de l’orchestre. Interrogé sur ce point, le Théâtre des Champs-Elysées dit ne pas savoir si le concert est enregistré et qu’il faut pour cela se renseigner auprès de l’Ensemble orchestral. Questionné à son tour, celui-ci a répondu qu’il ne s’agissait pas d’un enregistrement… Le peu de micros laisse en effet supposer qu’on ne réalise pas un enregistrement pour la radio ou le disque, alors pourquoi donc cet « enregistrement privé » ? Le mystère reste entier !
Le programme distribué gratuitement à l’entrée de la salle est assez bien fait (il propose même un interview inédit de N. Stutzmann), pourtant il ne contient pas les textes des lieder. Heureusement, le concert est surtitré, et comme pour le Winterreise d’octobre dernier à la Cité de la musique, j’apprécie sans réserve cette initiative, mais regrette fortement que nous soyons laissés après le concert sans le texte original et sa traduction française !
Gustav Mahler a composé en 1901 ces cinq lieder sur des poèmes de Friedrich Rückert (1788-1866) pour contralto et orchestre. Ces poèmes ne forment pas un récit mais sont chacun une petite histoire isolée. Il semble que l’ordre dans lesquels on les joue le plus souvent soit simplement celui de leur composition, mais ce soir le n° 3 « Ich bin der Welt abhanden gekommen » est placé en dernier, peut-être pour renforcer la progression dramatique de l’œuvre.
Le n° 1 « Blicke mir nicht in die Lieder ! » (littéralement : Ne regarde pas dans mes chants) explique que regarder le travail de l’artiste, ou l’artiste lui-même tant qu’il n’a pas fini de créer, est ressenti comme une trahison. Cela l’empêche d’avoir confiance en son Å“uvre en devenir, et par la métaphore des abeilles qui fabriquent le miel à l’abri des regards, Rückert promet au curieux qu’il goûtera l’œuvre terminée (le miel) avant tout le monde. La musique, relativement joyeuse pour Mahler (!), évoque discrètement grâce aux cordes le bourdonnement des abeilles ; la chanteuse, très à l’aise dans ce registre expressif, s’anime et sourit à cette image gustative et poétique.
Le second lied « Ich atmet’ einen linden Duft » (je respirais une suave senteur de tilleul) associe le parfum d’une branche de tilleul à celle qui l’a donnée au narrateur et que celui-ci aime. La première strophe est chantée très mélodieusement par N. Stutzmann qui nuance avec élégance la souple ligne musicale. La chanteuse profite des « i » de « linden » ou de « lieber » pour effectuer ses intonations si admirables, le fortissimo sur « Hand » est magnifique. Son « i » me presse souvent les tympans exactement comme la différence de pression dans un avion, et le « i » de « Lindenduft » (la senteur) est si bien appuyé qu’il me procure cette curieuse sensation. Un « e » étiré dans « gelinde », un « ich » gravissime, et le lied se termine dans un ralenti qui exprime le recueillement de l’amoureux respirant le « Liebe linden Duft », le doux parfum de l’amour.
Mais voici déjà « Um Mitternacht » (A minuit). Poème aux intonations métaphysiques, il évoque (ou invoque) l’insondable univers, le combat contre les souffrances de l’humanité, puis l’échec de cette lutte qui conduit à la mort. Musicalement, le « Um Mitternacht » revient avec obstination et est souligné par les vents, comme si précisément à minuit, et seulement à minuit, une ouverture se fait et rend possible ce saut dans l’indicible auquel nous aspirons tous. Nathalie Stutzmann est parfaitement immobile et étend son chant au-dessus d’un orchestre d’une élégante discrétion. Au gré des strophes, elle fait varier les « Mitternacht », le « i » tantôt tiré, appuyé ou même prenant une intonation si nouvelle que je ne sais pas encore la qualifier, le « a » est plein et profond, particulièrement à la fin de la troisième strophe. Vient ensuite ce combat perdu contre les forces du Mal. La chanteuse le marque par une très longue et impressionnante descente sur le « ei » de « entscheinden », cette chute est poursuivie par celle des cuivres… Mais la contralto se redresse, les bras le long du corps et légèrement écartés, les mains ouvertes les paumes vers le public, elle chante les vers qui terminent le lied « Herr über Tod und Leben / du hältst die Wacht / um Mitternacht » (Seigneur de mort et de vie / toi qui veilles / A minuit) avec une force impressionnante, et le dernier « Mitternacht » s’abîme gravement dans l’orchestre.
Le quatrième lied nous permet de respirer un peu avant le dernier si bouleversant. « Liebst du um Schönheit » (orchestré par Max Puttmann) a déjà été mis en musique par Clara Schumann (op. 12 n° 4) et inclus dans les Liebesfrühling op. 37 (n° 4) de Robert. Si tu aimes pour la beauté, si tu aimes pour la jeunesse, dit ce poème, ne m’aime pas moi, mais si tu aimes pour l’amour, alors, oui, aime-moi parce que je t’aime. Elans romantiques et passions éternelles sont traduits par Nathalie Stutzmann grâce à une belle puissance dans les médiums aigus parfaitement tenus. Un peu souriante, la contralto joue le texte qui lui aussi « joue » avec la significative répétition « immer / immerdar » : « Liebe mich immer, dich lieb’ ich immerdar ! » (Aime-moi toujours, car je t’aimerai continuellement).
Mais voici le cinquième et dernier lied « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je me suis retiré du monde, ou je suis perdu, égaré, disparu pour le monde). La musique lente aux notes tenues suggère un détachement plus complet du terrestre que dans « Um Mitternacht » ; le chant plane irréel, immatériel. Ce lied a permis à Mahler d’atteindre une expression musicale bouleversante, et comme « Um Mitternacht », il rappelle le « O Mensch ! Gib acht ! » du Zarathoustra de Nietzsche (Oh homme ! Prends garde !) de la 3ème symphonie.
Dès le début de l’introduction orchestrale, on sent la tension monter. La chanteuse se prépare longuement en renforçant sa concentration et en cherchant à repousser le trac par la maîtrise de sa respiration. Extrêmement retirée en elle-même, calme et droite, elle chante le début du lied piano « Je suis perdu pour le monde… il peut bien croire que je suis mort ! ». Le « gestorben » qui clôt cette première strophe s’envole sur le « o » chanté avec tellement d’émotion tant il exprime toute la fragilité humaine ! La strophe médiane est plus animée : « Peu importe, à vrai dire, / si je passe pour mort à ses yeux [ceux du monde] » et la dernière strophe nous emmène au-delà de ses mots ! Il n’y a pourtant pas vraiment d’ouverture vers un infini apaisant, et il faut être très optimiste pour voir dans les deux derniers vers « Je vis solitaire dans mon ciel, / dans mon amour, dans mon chant » un élan vers l’universalité lumineuse. C’est plutôt la conséquence de l’impossibilité de vivre homme parmi les hommes, tant l’incompréhension qui règne entre eux les isole les uns des autres et exclut les plus sensibles.
Le troisième « gestorben » (« mourir », il y en a un dans chaque strophe) est le support des graves les plus profonds de Nathalie Stutzmann, puis le « ruh » (je repose) est dit avec une douceur qui renverse l’âme, « stillen Gebiet » (tranquilles demeures) est magistral. Et pour finir, puisque cela est inévitable, ce dernier vers « in meinem Lieben, in meinem Lied » (dans mon amour, dans mon chant) joue avec les sonorités de « Lieben » et de « Lied » (amour / chant) et en même temps, joue avec le sens de ses mots : est-ce que mon amour est mon chant, ou bien est-ce que mon chant contient mon amour ? A ce point de non retour, les deux sont confondus, cela ne fait plus aucun doute. Ce « in meinem Lieben » est répété, N. Stutzmann variant son expression chante le deuxième d’une façon saisissante !
Et puis, et puis, je m’attache au petit « d/t » final de l’ultime « Lied » qui se détache doucement, délicatement, dans le silence recueilli de l’orchestre. Celui-ci vient conclure ces Rückert Lieder par quelques mesures qui contiennent un changement de notes si particulier : les cordes font un « glissé » d’une note grave à une plus aigue de telle sorte que le son soit en continu. Et cela tire littéralement tous nos nerfs vers le haut, comme s’ils glissaient hors du corps en le laissant pétrifié, sans aucune sensation.
Difficile d’applaudir après cela, difficile de reprendre ses esprits pour réaliser que l’on est sur une scène de théâtre. Pourtant, après un long silence, le public (attentif et très discret entre les lieder) se manifeste avec enthousiasme, quelques bravos se font entendre et la chanteuse est rappelée deux fois. Nathalie Stutzmann revient de très loin, elle serre les mains d’un John Nelson discret et de la première violoniste, puis elle salue avec émotion, sourit timidement et met un instant avant de s’apercevoir qu’on lui tend un bouquet de fleurs…
Bien que je découvrais pour la première fois les Rückert Lieder en concert, j’ai trouvé Nathalie Stutzmann moins à l’aise que dans les Kindertotenlieder de Bordeaux en novembre 2005. Le trac qui s’est emparé d’elle au début du cinquième lied était singulier : sa voix était en forme, l’orchestre et le chef l’accompagnaient avec délicatesse, tout semblait bien aller, mais j’ai senti une sorte de retenue inhabituelle dans son attitude vocale et physique. Est-ce que chanter à Paris, et y être bien accueillie, est particulièrement important pour elle, est-ce que ce « Ich bin der Welt abhanden gekommen » a un sens spécial pour la chanteuse et cela l’aurait-il emportée plus loin qu’elle ne l’aurait souhaité ? Un peu tout cela, ou toute autre chose, elle est sans doute la seule à le savoir. Et bien que cela me soit très difficile à reconnaître, je dois avouer que j’ai été un peu moins transportée par son interprétation des Rückert Lieder que par ses Kindertotenlieder.
Pendant l’entracte, après cette tension, je n’ai pas envie de sortir de la salle. Je me repose tranquillement dans mon fauteuil en plein milieu du quatrième rang de d’orchestre : je n’ai jamais été aussi bien placée, et je me souviens de la première fois que je suis venue ici. C’était au début des années 80 pour le concerto en sol de Ravel avec un pianiste pour lequel j’ai eu une passion pendant près de 15 ans : Arturo Benedetti Michelangeli. J’étais assise tout en haut du deuxième balcon du côté droit…
Les musiciens reprennent peu à peu leur place, les spectateurs aussi, et voici John Nelson qui monte prestement sur son podium.
L’Introduction et Allegro pour cordes d’Edward Elgar est en fait un petit concerto pour quatuor à cordes avec… cordes. C’est une Å“uvre vive, brillante et nerveuse qui met (heureusement !) parfaitement en valeur l’orchestre en général, et l’Ensemble orchestral en particulier : précision, clarté et quatuor de solistes bien équilibré. Le crescendo qui conduit au final, les fortissimi qui en résultent et le bel accord pizzicato qui termine l’œuvre sont bien exécutés, avec force et conviction. Les musiciens prennent véritablement plaisir à jouer cette courte pièce et ils communiquent leur enthousiasme au public.
La direction de John Nelson, pour autant que je sois capable d’en dire quelque chose, me fait meilleure impression que lors du concert du mois dernier à Notre-Dame (Bach et Saint-Saëns). Un léger sourire aux lèvres, il accompagne la musique en dansant ou même en sautant parfois sur son podium, et sans baguette, il pousse du plat de sa main les grands traits des cordes ou malaxe avec des deux mains les sons qui sortent de l’orchestre comme le boulanger pétrit sa pâte…
Et alors, cette seconde symphonie de Haydn ? Bien plus intéressante que la n° 84 donnée en ouverture, cette n° 86 (composée vers 1786) tend nettement vers le XIXe siècle. Le premier mouvement me fait successivement penser à Beethoven, Schubert, Mendelssohn et Weber. Puis dans le début du second j’entends Mozart et même Brahms… Pauvre Haydn que je compare à ses successeurs alors que c’est lui que je devrais retrouver en eux ! Je n’arrive décidément pas à saisir son style ni à lui trouver une réelle profondeur, mais cette symphonie n° 86 est écoutée avec plaisir par tout le monde, enfin presque, puisque je repère une vieille dame et un jeune homme que cette musique sans histoire berce d’un paisible sommeil.
Concert aux ambiances contrastées, légèreté et facilité des symphonies chez Haydn, émotions dures et profondes chez Mahler, brillante vivacité chez Elgar… Et puis, Nathalie Stutzmann, plus retenue que d’habitude, m’a communiqué sa peur. Pourtant, nul doute que si j’en ai l’occasion j’irai écouter avec intérêt et bienveillance ses prochains Rückert Lieder !
Sylvie Eusèbe, 28 janvier 2007.
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