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Friedrich HÖLDERLIN - Heimkunft I - Episode 2 - La densité de l'expression

Le texte et ses traductions figurent aussi dans l'Episode 0.

2. Force de l'expression très ramassée, des néologismes


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Drin in den Alpen ists noch helle Nacht und die Wolke,
   Freudiges dichtend, sie deckt drinnen das gähnende Tal.
Dahin, dorthin toset und stürzt die scherzende Bergluft,
  Schroff durch Tannen herab glänzet und schwindet ein Strahl.
Langsam eilt und kämpft das freudigschauernde Chaos,
   Jung an Gestalt, doch stark, feiert es liebenden Streit
Unter den Felsen, es gärt und wankt in den ewigen Schranken,
   Denn bacchantischer zieht drinnen der Morgen herauf.
Denn es wächst unendlicher dort das Jahr und die heilgen
   Stunden, die Tage, sie sind kühner geordnet, gemischt.
Dennoch merket die Zeit der Gewittervogel und zwischen
   Bergen, hoch in der Luft weilt er und rufet den Tag.
Jetzt auch wachet und schaut in der Tiefe drinnen das Dörflein
   Furchtlos, Hohem vertraut, unter den Gipfeln hinauf.
Wachstum ahnend, denn schon, wie Blitze, fallen die alten
   Wasserquellen, der Grund unter den Stürzenden dampft,
Echo tonet umher, und die unermeßliche Werkstatt
   Reget bei Tag und Nacht, Gaben versendend, den Arm.
Là dans les Alpes, c’est encore nuit claire et le nuage,
    Poétisant du joyeux, il couvre au-dedans la vallée béante.
Deçà, delà, tempête et s’abat le vent de la montage, le bondissant,
    Abrupt par les sapins vers le bas scintille et se perd un rayon.
Lentement se hâte et lutte le Chaos qui frissonne joyeusement,
    Jeune de stature, et pourtant fort, il fête un amoureux différend
Entre les rocs, il fermente et vacille dans les barrières éternelles,
    Car plus bachique s’étire au-dedans le matin vers le haut.
Car elle croît plus infiniment là-bas l’année et les saintes
    Heures, les jours, sont plus audacieusement ordonnées, mêlés.
Et pourtant il marque le temps, l’oiseau de tempête, et entre
    Monts, haut dans les airs, il séjourne et appelle le jour.
A présent aussi s’éveille et regarde dans les profondeurs, au-dedans, le village
    Sans crainte, familier de ce qui est haut, entre les pics amont.
Pressentant croissance, car déjà, comme des éclairs, tombent les vieilles
    Cascades, leur fond sous les chutes s’élève en vapeurs,
L’écho résonne alentour, et l’atelier immense
     Lève jour et nuit, distribuant présents, le bras.


(Trad. François Fédier)




              Alors même que les mots brefs, adverbes ou prépositions, sont volontiers saturés de sens dans le vers allemand en général, et en créent la densité spécifique qui rend toute traduction périlleuse, significativement, Heimkunft est plus que de raison lui-même saturé en adverbes locatifs de toutes sortes : « drin », « drinnen », « dorthin », « herab », « hinauf », « umher », « dort », et dans une visée plus organisée que de coutume, pour un tableau atypique dans son panorama contemporain. La plupart de ces indicateurs adverbiaux marquent des lignes de forces verticales ou l'éloignement, et contribuent largement à donner à ce paysage sa démesure, son appartenance à un autre temps, un aspect titanesque. Jusqu'à créer une réalité nouvelle qui excède le paysage explicite. Heimkunft renvoie en soi au retour au pays, mais il s'agit ici d'un retour qui outrepasse largement la convocation des souvenirs d'enfance  - la Grèce, bien sûr, comme toujours chez Hölderlin, n'est pas bien loin. Que ce soit dans la lutte primordiale avec le Chaos (v.5) ou dans l'extension « bacchantischer » du matin, ou encore au sein du dernier vers, qui n'est pas sans évoquer le travail de forgeron des cylopes dont les volcans sont la manifestation visible pour les Anciens, plusieurs éléments façonnent en sous-texte une Grèce avec ces Alpes.
            En outre, ces multiples adverbes accentués fragmentent l'espace du vers long à six Hebunden [puisque la scansion grecque n'efface pas la phrase allemande...], créent un réseau rythmique quasiment indépendant qui, au-delà de la structure versifiée, fait porter le regard en différentes places, l'oriente, difracte la lumière selon des lignes globalement verticales.
            Les rares adverbes de temps, « langsam », « unendlicher », étendent cet espace littéralement gigantesque dans un temps élargi, et leur association (Denn es wächst unendlicher dort das Jahr und die heilgen, vers très représentatif de l'ensemble de la structure du texte[10]) achève d'attribuer une dimension mythique à ce paysage familier mais intimidant. Ainsi ajoutée à la verticalité du paysage, l'étendue temporelle crée une sorte d'éternité qui se cristallise dans un présent aux allures de Permanence. C'est cette rencontre qui permet la convocation d'une référence supérieure, presque transcendantale, celle de la Grèce des Anciens[11].
 
            Ce monde supérieur s'incarne dans les néologismes, témoins d'un ordre de réalité distinct qui parcourent le texte, ou dans des expressions ramassées, elliptiques ou allusives. Freudigschauernde ("frissonnant joyeusement"), épithète de Chaos, évoque non pas une image légère, mais un souffle formidable, un combat littéralement gigantesque que redit la nature – feiert es liebenden Streit. [Tentez donc d'énoncer ce freudigschauernde Chaos, et sentez comme il tonne !]  De même, l'étrange Gewittervogel conforte cette impression de majesté d'un autre monde, d'un autre temps – supérieur, encore une fois, à celui qui sépare le voyageur de son enfance. Il s'agit par ailleurs d'une expression curieuse vue depuis la traduction française, puisque cette métaphore est à moitié explicitée par le premier radical "tempête" ; toutefois, dans le texte allemand, Gewitter- ne revêt pas un sens aussi concret ("le mauvais temps", disons). C'est un genre de difficulté fréquent à la traduction, mais qu'il ne faut pas négliger dans la langue originale, puisque même entre germaniques, la confusion existe – qu'on se remémore la mésaventure de Herder important Erlkönig du danois dans son poème Erlkönigs Tochter, transformant involontairement les elfes en aulnes, ambiguïté qui nous valut l'oscillation sémantique de la célèbre ballade de Goethe. [On notera tout de même l'emploi par Hölderlin de la formidable capacité de l'allemand à créer des noms composés, à fusionner des réalités pour en créer une nouvelle – le propre de la métaphore – qu'il exploite dans toute sa force d'abstraction.]
            Plusieurs expressions denses achèvent de recréer ce monde ancien en proposant des réalités nouvelles, qui semblent révéler un substrat que l'oeil profane méconnaîtrait. Ainsi l'encore une fois étrange Wachstum ahnend (François Fédier propose judicieusement "pressentant croissance"), à l'orée d'une phrase sinueuse, dont le sens semble fuir à chaque nouvelle proposition, dont chaque écho interne semble parcourir le paysage pour en offrir, à l'instant où on peut penser le saisir, un aspect supplémentaire et nouveau. Cette expression, qui annonce, trois vers plus bas, la chute du poème, concentre une saveur presque pythique contenue dans la nature même : de quel groupe sujet est-elle l'expansion ? Das Dörflein, à la phrase précédente, ou Echo, plus bas ?  A la façon des devins, l'entité qui délivre l'oracle est ici minimisée par rapport à son contenu et à celui qui l'offre. Précisément, cette apposition isolée, immédiatement séparée du monde commun par un groupe conjonction-adverbe (denn schon), paraît révéler une intelligence supérieure à l'oeuvre dans ce spectacle naturel, de pair avec l'unermessliche Werkstatt. Tout cela se matérialise en réalité dans l'expression poétique, qui révèle tel l'oracle le sens de cette profusion. Ainsi, l'association inattendue freudiges dichtend, traduite par François Fédier dans un langage presque initiatique par un « poétisant du joyeux » (à l'élégante allure codée, presque mallarméenne), constitue une sorte de mise en abyme, où la nature produit son propre discours poétique sur elle-même – ce dont le poème se fait inévitablement l'écho. Ou du moins, le paysage apparaît comme organisé selon des catégories logiques qui dépassent largement la simple juxtaposition expressive d'éléments esthétiques. [12]
   


Notes :
[10]  Denn es wächst unendlicher dort das Jahr und die heilgen : On y rencontre à la fois les articulations logiques, les adverbes locatifs et temporels, l’expression d’une pensée assez conceptuelle de la description.
[11] Cette Grèce rêvée est cependant tempérée par la mise en scène de l'humanité, certes de façon plus lointaine que chez un Goethe dans Grenzen der Menschheit, mais prégnante. Ici, l'apparition du village, évoqué au même titre que les autres éléments du décor, adoucit la majesté de la référence antique.
[12] Un discours métapoétique caché qui confine au philosophique – comme fréquemment chez Hölderlin. Mais le plus frappant est sans nul doute le plaisir à dire ces « expressions ramassées » ; une poésie fortement intellectuelle, mais qui prend toute sa valeur dans sa dimension orale.

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Commentaires

1. Le jeudi 15 février 2007 à , par jdm

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Voilà bien la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie !
Je ne suis pas déçu de la balade.

2. Le jeudi 15 février 2007 à , par DavidLeMarrec

Je vous remercie, Monsieur, de votre compassion, mais on se passera fort bien de votre pitié !

[avec le souriard kivab1, vraiment pour faire bonne figure]

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