Vivaldi fréquentable - I - difficultés méthodologiques
Par DavidLeMarrec, samedi 17 mars 2007 à :: Pédagogique - Oeuvres - Genres - Opéra seria :: #536 :: rss
Où l'on s'interroge sur la difficulté méthodologique de l'ingurgitation sérieuse de l'opéra seria.
L'opéra seria peut poser plusieurs difficultés d'approche, et c'est peut-être ce qui lui crée son caractère assez isolé.
- Le genre opéra est initialement issu du désir, dans la seule civilisation de ma connaissance où il existe un théâtre non chanté, de renouer avec la tragédie antique. La chose a déjà été présentée ici.
- Or, il se trouve que l'opéra est aujourd'hui pleinement rattaché à la branche musicale, alors qu'il n'était qu'un théâtre exalté, sur le mode initialement réservé à la psalmodie religieuse. La Rappresentazione d'Anima e di Corpo d'Emilio de Cavalieri (1600), une sorte de théâtre des concepts, en restitue bien l'esprit statique et avant tout déclamé. Il en existe un splendide disque de Christina Pluhar avec son ensemble L'Arpeggiata. Initialement, la musique était censée exalter un texte qui constituait l'essentiel, un supplément en quelque sorte. Or, désormais, on peut tout à fait considérer qu'il est légitime d'écouter un opéra sans livret, de couper des dialogues parlés... mais on n'aurait pas idée de conserver tout le texte quitte à supprimer un peu de musique pour gagner du temps : par exemple jouer tous les dialogues de la Flûte Enchantée, mais sans l'Ouverture, la musique des Epreuves...
- Il faut toujours discerner, dans le théâtre de cette époque, théâtre italien et théâtre français. Le théâtre français commence à biaiser le rapport avec la musique en introduisant de longs divertissements qui diluent l'action, mais au moment de prendre la parole, l'intellgibilité du texte, la primauté de la déclamation sont évidents. On reprochait précisément aux acteurs lyriques français de trop crier. [J'aime à imaginer que la voix d'une Guillemette Laurens est un peu comparable à ce que devaient entendre les spectateurs de l'époque : une voix sans rondeur, des sons jamais achevés, et toujours aux confins du cri.] Le théâtre italien, lui, fasciné par la voix et ses possibilités, verse dans le culte vocal avant tout, ce qui le détache du texte et fait triompher la musique - fût-ce par le truchement de l'interprète plus que du compositeur (qui cherche à mettre en valeur les gosiers formidables mis à sa disposition).
- De ce point de vue, le seria se soucie assez peu de théâtre. Le récitatif fait progresser l'action au moyen d'une écriture musicale assez rudimentaire (encore que l'harmonie y soit souvent plus travaillée que dans les arie), l'air développe de plus en plus longuement les affects - le théâtre des affetti triomphe. Les noms antiques prestigieux, mythologiques ou historiques, sont souvent le prétexte à développement de canevas pas si uniformes qu'on veut bien le dire, mais en tout cas sans aucun rapport de nécessité avec le sujet choisi. On trouvera à volonté des enchanteurs, des noms mensongers, des fausses disparitions, des amours impossibles de personnages secondaires ou ennemis, des pères nobles et intimidants, des faits d'armes, et bien entendu, le ressort de toute la littérature occidentale, de chastes amours contrariées. Les choses sont généralement agencées avec talent, mais dans une langue souvent assez plate.
- La difficulté vient précisément de ce que ces caractéristiques s'accompagnent d'un rythme dramatique très irrégulier, et dont l'irrégularité va croissant avec le temps, culminant dans les airs-quart d'heure de Graun ou Jean-Chrétien Bach. Le récitatif, assez dans l'esprit d'origine de l'opéra, fait se dérouler sans soulignement musical excessif un texte dense, à peine mis en valeur. Les choses se déroulent de façon assez précipitée, à un rythme parfois effréné au moment des noeuds les plus importants. Jusqu'à aboutir aux airs, généralement formés de deux quatrains dans des vers très courts (beaucoup de tétrasyllabes et hexasyllabes[1]), et répétés à l'envi, parfois sur deux mots, voire une seule voyelle (les coloratures). Et ici, le temps se distend complètement, on n'exprime plus que de l'affect.
- Imaginons un auditeur moderne, maîtrisant mal l'italien. Complètement fébrile au moment des récitatifs, peinant à comprendre l'action, il dispose en revanche du temps de traduire le texte de l'air en sept langues, alors même qu'il n'est pas du tout indispensable à la compréhension du drame. En théâtre parlé, c'est à se demander s'il ne faudrait pas les développer ou les supprimer... Fatalement, à moins de disposer de partitions (souvent pas faciles à se procurer, récentes exhumations obligent), l'attention s'égarera facilement pendant les airs, et les récitatifs déboulant promptement feront manquer bien des choses. Cet équilibre antagonique est de surcroît régulièrement brisé par les coupures "généreuses" dans les récitatifs, jugés inutiles musicalement.
- Même partition en main, le péril du décrochage au moment du da capo [2] est grand. Les récitatifs présentent en outre peu d'intérêt à la lecture.
A ces éléments s'ajoutent des caractéristiques propres à Vivaldi, notamment le caractère très instrumental de l'écriture, qui fait le charme de bien des ses concerti et concerti grossi, mais qui éloigne aussi de la couleur dramatique et affective que maîtrise à la perfection un Haendel, par exemple. Le cliché serait de convoquer La Griselda, avec ses airs à forte pyrotechnie ajoutée ; où l'on trouve notamment les fameux (depuis leur appropriation par Cecilia Bartoli) Agitata da due venti et Dopo un' orrida procella, le premier où la voix imite la houle de façon saisissante, le second où l'ambitus semble sans cesse s'élargir, avec de grands sauts d'intervalle... Vraiment un prétexte à étalage vocal complaisant. On peut aussi penser aux "faux" comme le Motezuma par Malgoire, aux pasticcios un peu disparates comme le Bajazet gravé par Biondi, aux oeuvres constellées d'airs secondaires (ou mal servis) comme Il Farnace (par Savall).
Et certains - dont je suis - de regretter qu'on se limite tant à Vivaldi, et à n'importe quelle sauce, quand de Hasse à Cimarosa, en passant par Jommelli, Holzbauer, Jean-Chrétien Bach et Salieri, tant d'oeuvres de valeur du seria, moins superficielles, dorment. Evidemment, les places s'en arrachent moins, je le comprends bien.
Pourtant, il ne faudrait pas rejeter sa production sans discernement ; Vivaldi est en quelque sorte le Donizetti de son époque : quelques tonnes de remplissage (avec plus de talent et de musicalité dans son cas), mais aussi un vrai savoir-faire qui, en certaines circonstances, a pu porter pleinement ses fruits.
En outre, la réussite, dans le domaine baroque (nudité des partitions et latitude d'exécution obligent) dépend intimement de l'engagement et de l'exactitude stylistique de ses interprètes. Lorsque ni tempo, ni nuances dynamiques, ni, dans certains cas, orchestration ne figurent ; lorsqu'on varie les da capo au moyen de diminutions[3] ; lorsqu'on doit appliquer la fameuse irrégularité qui donne tant ce caractère de danse permanente, et dont on a de bonnes raisons de penser qu'elle n'était pas semblable selon les lieux, les compositeurs, les interprètes ; lorsqu'on doit distribuer des chanteurs ayant souvent étudié selon des catégories vocales bien définies qui n'existaient pas à l'époque... le résultat peut différer sensiblement d'un interprète à l'autre !
On constate d'ailleurs régulièrement des bizarreries, à comparer la catégorie vocale et la couleur d'un chanteur à ses rôles, voire aux créateurs historiques de ceux-ci - pas forcément pour le pire au demeurant, les tessitures étant souvent très proches.
Pour la résolution de ces tensions, je vous invite à me rejoindre prochainement dans la section Disque du jour (entrée XVII).
Commentaires
1. Le jeudi 22 mars 2007 à , par Morloch
2. Le jeudi 22 mars 2007 à , par DavidLeMarrec
3. Le jeudi 22 mars 2007 à , par Morloch
4. Le jeudi 22 mars 2007 à , par DavidLeMarrec
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