Franz SCHUBERT - Die Schöne Müllerin (La Belle Meunière) D.795 - N. Stutzmann, I. Södergren
Par DavidLeMarrec, mercredi 1 août 2007 à :: Disques et représentations :: #671 :: rss
Un nouveau compte-rendu diligemment fourni par Sylvie Eusèbe.
Genève, Cour de l’Hôtel de Ville, jeudi 26 juillet 2007, 20h30.
Récital, Franz Schubert : Die Schöne Müllerin D.795 (La Belle Meunière)
Nathalie Stutzmann : contralto ; Inger Södergren : piano
Ce compte rendu est dédié à la personne qui m’a montré « l’ironie romantique » gisant au fond des poèmes de Wilhelm Müller.
Après le Winterreise puis le Schwanengesang, Nathalie Stutzmann et Inger Södergren poursuivent leur interprétation des grands cycles de lieder de Schubert : elles donnent ce soir pour la première fois en public Die schöne Müllerin.
« La Belle Meunière » est un cycle de 25 poèmes de Wilhelm Müller que Schubert découvre en 1823. Il semble si enthousiasmé par cette œuvre que l’année même il choisit 20 de ses poèmes et les met en musique. Il aura toujours beaucoup d’affection pour sa création.
Ces poèmes racontent l’histoire d’un jeune meunier qui, ayant terminé son apprentissage, quitte son maître et s’en va chercher sa première place. En descendant le cours d’un ruisseau, il arrive à un moulin et la fille du meunier, « Die schöne Müllerin », retient tout de suite son attention… Par chance, le meunier lui donne du travail auprès de cette aimable figure, et voila notre jeune homme tombant amoureux de la jeune fille. Après les incertitudes et les angoisses propres à l’amoureux, la belle meunière cède à ses avances, mais le bonheur est de bien courte durée : un chasseur passe par là ! Il attire le regard de cette fille volage qui s’éprend de lui et laisse notre apprenti meunier en proie à la jalousie et à la colère. Mais le jeune homme n’arrive pas à la haïr, alors le pardon vient, et avec lui la certitude de l’amour impossible. Désespéré, le meunier se noie dans le ruisseau, son fidèle ami et seul confident tout au long de ses mésaventures.
L’intérêt de cette histoire d’amour qui finit mal est la distance que met Müller entre ce qui arrive au jeune meunier et nous, lecteur ou auditeur. Pour cela, il entoure ses poèmes d’un prologue et d’un épilogue que Schubert laisse de côté dans sa composition. Le prologue ressemble à la tirade joyeuse et pleine d’esprit d’un bateleur qui, à la foire, invite les passants à venir voir ce qui n’est qu’un spectacle divertissant et non la réalité. Quant à l’épilogue, il est plus ambigu puisqu’il engage d’abord à ne pas prendre au sérieux ce que nous venons d’entendre, mais laisse ensuite chacun tirer de cette histoire la morale qui lui convient…
On retrouve plus nettement dans les poèmes cette « opposition » entre un courant dramatique qui semble naturel dans une telle histoire, et un courant plus léger, plus insouciant. Ces deux courants, loin de se contredire, se rejoignent pour illustrer magistralement la complexité de notre nature humaine. Nous pouvons être plongés dans les pires tourments, en souffrir réellement, et en même temps, nous pouvons rire de nos faiblesses, parce que nous savons comment nous sommes !
Cette ambivalence particulièrement délicate et subtile est sans doute bien difficile à traduire pour l’interprète, qu’il soit chanteur ou pianiste. On imagine aisément comme il est attirant de faire rapidement sombrer le meunier dans le drame, et on ne réalise pas combien la légèreté ou l’ironie bienveillante demandent d’énergies pour frapper les oreilles du mélomane influencé par l’apparence mélancolique de la musique de Schubert !
Cette histoire d’amour « vieille comme le monde » racontée dans un double discours si humain est donc le défit que Nathalie Stutzmann et Inger Södergren vont relever avec la simplicité de l’évidence.
Dans la douceur de ce soir d’été, les musiciennes prennent place sur l’estrade dressée au fond de la charmante cour de l’Hôtel de Ville de Genève. L’espace entièrement minéral est hermétiquement clos par une architecture simple et variée composée de bâtiments, de colonnades et de loggias abritant des escaliers. Cette cour protège assez bien les 380 spectateurs du tumulte lointain de la ville, et comme elle n’est pas très vaste, elle convient parfaitement à la musique de chambre ou au lied.
La contralto, sans doute parce que c’est l’été, mais peut-être aussi parce qu’elle va jouer le « weissen Mann », porte une veste de toile blanche. Elle apparaît détendue et souriante, seul le porte partition placé bas devant elle indique que cette œuvre est « nouvelle » pour elle en récital. Le visage impénétrable, la pianiste vêtue de noir prend place devant le Steinway entrouvert. Les applaudissements prennent fin rapidement, un bref regard entre les deux musiciennes, et le piano débute « Das Wandern » (Voyager).
Comme je suis assise au premier rang, en plein milieu, à moins de cinq mètres des musiciennes, je n’ose pas trop pendant les premiers lieder sortir mon crayon et noter le plus discrètement possible ce que je remarque et qui soutiendra ma mémoire lors de l’écriture de ce compte-rendu ! Alors de ce « Wandern », je ne sais retenir que la fermeté décidée du piano dans laquelle je n’entends pas la marche un peu chaotique, ou même un peu grotesque dans son déséquilibre, que j’ai pu discerner chez certains pianistes. Ce piano sans arrière-pensée chemine aux côtés du chant joyeux et entraînant qui ne sait pas encore que cette eau, que ce ruisseau, qui l’attire inexorablement vers la belle meunière, sera la cause de sa chute comme celle de son salut. La chanteuse n’a pas besoin de quelques lieder pour déployer sa voix, elle est ce soir immédiatement en possession de tous ses timbres, mais je remarque que ses accents sont moins marqués, que sa prononciation semble moins articulée et que les consonnes des mots en fin de vers sont moins détachées. Je suis surprise et heureuse de constater que tout ceci donne à son chant plus de raffinement, plus de fluidité, et cela illustre parfaitement le texte de ce premier lied : voyager, c’est l’eau qui nous l’a appris.
Dans le second lied « Wohin ? » (Où aller ?), la joie du jeune meunier devant la vie qui s’ouvre à lui est parfaitement exprimée. On est encore bien loin de deviner une première trace d’inquiétude, et je me réjouis avec enthousiasme de l’appoggiature, si élégante et agile, sur le « die » de « die Nixen » !
Suivant le cours du ruisseau comme un enfant poursuit le bout de bois qu’il a mis dans l’eau pour l’imaginer en bateau emporté par les flots, le jeune meunier arrive à un accueillant moulin. Le motif musical de la roue du moulin est très discrètement évoqué par la pianiste et la chanteuse demande si c’est bien là que le ruisseau désirait l’amener (« Halt ! »). Elle laisse la question en suspens, et la musique reste en l’air jusqu’au lied suivant, « Danksagung an den Bach ». Ce « merci au ruisseau » est extrêmement mélodieux et la musique m’évoque déjà une berceuse, la berceuse finale peut-être. Le jeune homme ne se demande plus où est la source de l’appel (vient-il de lui-même ou de son cher ruisseau) et il l’accepte avec fatalité : « j’ai trouvé ce que je cherchais, / qu’importe ce qu’il arrive ». À cet endroit, le piano puissant souligne la merveilleuse élégance avec laquelle est chantée le « immer » dans « wie’s immer mag sein ».
La nuit d’été tombe lentement, et dans la cour une colombe qui n’est pas oubliée, ou moins poétiquement un pigeon, se met à roucouler énergiquement à la fin de ce lied. Nathalie Stutzmann sourit au public amusé et à l’oiseau stimulé par son chant et qui bien à propos lui répond, car en effet, le cinquième lied nous précise les sentiments du jeune meunier très près de tomber amoureux ! La chanteuse plonge littéralement dans la musique du piano et les paroles du maître sont dites posément avec une noble gravité. Puis elle prend un air très doux sur « das liebe Mädchen sagt / allen eine gute Nacht » (la charmante jeune fille souhaite / à tous une bonne nuit) dont le « allen » s’envole très joliment, et est vraiment touchante lorsqu’elle appuie délicatement la dernière reprise de « Dass die schöne Müllerin / merkte meinen treuen Sinn ! » (Pour que la belle meunière / remarque mon cœur fidèle !).
Inger Södergren allège son piano en débutant « Der Neugierige » (Le Curieux) sur le tempo d’une marche un peu lente. D’un air simple et sincère, la chanteuse se demande si le cœur du meunier ne l’abuse pas. Elle retient encore un peu plus la musique sur « O Bächlein meiner Liebe » (Ô mon cher petit ruisseau), et ce « Bächelein » lent, ample, émerveille grâce à l’émotion qu’il fait naître. Le meunier attend du ruisseau juste un mot : oui ou non, et pour la première fois du cycle, on sent un peu de douleur. Les yeux fermés, Nathalie Stutzmann chante la dernière strophe avec une impressionnante intériorisation, l’étrange silence du ruisseau est souligné par un effet sur le triolet de « wu-underlich », l’ultime question « sag, Bächlein, liebt sie mich ? » (dis, petit ruisseau, m’aime-t-elle ?) est si recueillie qu’elle n’est presque plus une interrogation, mais peut-elle être déjà une prémonition du « non » ?
Ici se place dans le cycle de Müller le poème intitulé « La vie au moulin » que Schubert ne met pas en musique. Il décrit la vie idyllique de la petite communauté et la gentillesse de la belle meunière. Le compositeur a préféré à ce charmant tableau l’enchaînement rapide avec « Ungeduld » (Impatience). L’agitation intérieure est traduite au piano par la répétition de motifs de trois notes joués avec une belle netteté par Inger Södergren, pendant que la chanteuse retrouve le sourire pour dire joyeusement l’amour du jeune meunier et s’étonner avec lui que personne ne le remarque !
Dans les deux lieder suivants, Nathalie Stutzmann déploie toute la richesse de son expressivité. « Morgengruss » (Salut matinal) est dit avec séduction pour inciter la jeune fille à se montrer à la fenêtre de sa chambre (la seconde strophe), mais il est aussi chanté avec sérieux lorsqu’il s’agit d’évoquer les douces émotions des rêves de la nuit (la troisième strophe). Un léger vibrato sur « Wonne » vient d’ailleurs appuyer cette troublante pensée. La musique redescend à peine sur le « Sorgen » final, les peines et les souffrances que fait jaillir le désir restent suspendues dans l’air, comme un étonnement perpétuellement renouvelé. Élégantes, « Des Müllers Blumen » (Les Fleurs du meunier) sont d’un bleu qui rappelle au jeune homme la couleur des yeux de sa bien-aimée. Chantant légèrement, très en avant vers le public pour lui communiquer sa gaîté, la contralto prend un air malicieux pour demander aux myosotis de devenir complices du jeu amoureux et de susurrer à l’oreille de la chère jeune fille endormie « ne m’oublie pas, ne m’oublie pas ! ». Dans la strophe finale, elle prend très judicieusement l’air de celui qui en fait trop, ainsi cette rosée qui « dans vos yeux / sera faite de mes propres larmes, / celles que je veux pleurer sur vous » ne peut absolument pas ici être prise au sérieux. À nous d’être assez perspicaces pour comparer cette fin à celle du lied suivant !
Ce dixième lied, « Tränenregen » (Pluie de larmes) cache son importance dans la limpidité de l’eau du ruisseau. Les musiciennes le commencent tranquillement, elles me disent chacune à leur manière que tout va bien, elles me racontent paisiblement une histoire qui commence ainsi : « Nous étions assis l’un près de l’autre, / sous l’ombre fraîche des aulnes, / et nous regardions tous les deux / le ruisseau bruissant à nos pieds ». Les strophes suivantes sont aussi insouciantes, et j’admire au passage la souplesse du chant dans « in den silbernen Spiegel hinein » (dans le miroir d’argent). Mais insensiblement, cette longue insouciance fait place à l’inconscience, puis lorsqu’il s’agit du ciel tout entier qui « semblait / sombrer dans le ruisseau, / et voulait m’entraîner avec lui / dans les profondeurs de l’eau », l’expression devient inquiète, toute la légèreté du début disparaît, et le meunier ne veut pas entendre que « le ruisseau s’écoulait gaiement / et m’appelait par sa musique, par son chant : / suis-moi, mon ami, suis-moi ! ». Le refus angoissé laisse maintenant place à la peur, et le regard noir qui accompagne ce « Geselle, Geselle, mir nach ! » est terriblement glaçant. Le début de la dernière strophe est chanté avec plus de neutralité, la tristesse du texte « Alors mes yeux se remplirent de larmes / et le miroir se brouilla soudain » n’est pas exagérée par la chanteuse, bien que le meunier ait ici la prémonition de sa mort. Contrastant implacablement avec cette idée (rappelons-nous de l’ambivalence de notre nature), Nathalie Stutzmann chante la petite phrase de la belle meunière « Il va pleuvoir, / adieu, je rentre à la maison » avec une ingénuité totale ! Je savoure l’effet « rebondi » et très humoristique sur le « a-de » de « ade, ich geh nach Haus ». C’est du grand art ! À la fois si innocents et si terribles, ces quelques mots font sans doute couler encore davantage les larmes du meunier, et peuvent faire couler aussi beaucoup d’encre… Cette jeune et belle meunière est innocente puisqu’elle prend les larmes du meunier pour de la pluie, et elle est aussi terriblement aveugle puisqu’elle ne s’aperçoit pas du trouble de son compagnon. Elle ne fait pas assez attention à lui, ou bien elle ne veut rien voir, mais quelque soit l’hypothèse qui a notre préférence, elle ne l’aime pas autant que lui et elle le dit d’une bien cruelle façon !
Contrastant immédiatement après cette plongée en eau troublée par l’ombre du chagrin d’amour, « Mein ! » (Mienne !) surprend puisque contre toutes attentes la belle meunière cède aux avances du meunier ! Le regard soutenu et fier, Nathalie Stutzmann fait corps avec la musique et lance joyeusement ces « Mein » possessifs et gentiment naïfs.
C’est la fin de la première partie du cycle, et les musiciennes saluent sous des applaudissements déjà nourris. Inger Södergren est encore très tendue, mais devant les manifestations enthousiastes du public elle sourit enfin !
Je ne suis guère habile pour parler des instrumentistes, et « l’inspiration » ne me vient pas aussi facilement que pour un chanteur. Cependant, j’aimerais essayer un instant de dire combien le piano d’Inger Södergren est précieux au chant de Nathalie Stutzmann. C’est lui qui, attentif aux désirs de la chanteuse, prépare le creuset tantôt énergique ou agité, tantôt rêveur ou tendre, tantôt triste ou mélancolique, dans lequel la voix puise sa pureté. C’est lui qui se place en retrait dès que le chant s’élève, c’est lui qui épouse ses moindres inflexions, c’est lui qui souligne ses intentions, c’est lui qui anticipe ses variations. C’est lui, qui lorsqu’il est seul, impose son tempérament où se mélangent librement la force et la douceur. C’est Inger Södergren qui s’efface avec modestie devant Nathalie Stutzmann lorsqu’elles se présentent sur scène ou en repartent, c’est la pianiste qui se tient un peu en arrière lors des saluts, alors que les musiciennes font parts égales et que « l’une sans l’autre » ne se peut pas.
Et c’est justement ce piano si nuancé qui, l’entracte finie, sait évoquer pour nous la résonance du luth du douzième lied « Pause ». Nathalie Stutzmann est particulièrement expressive lorsqu’elle nous dit que « la brûlante douleur de l’attente, / j’ai pu l’exprimer en chansons plaisantes », et la fin de ce lied est recueillie, bien que forte, avec un beau vibrato et un effet toujours aussi saisissant sur le « i » de « Liebespein » (peines d’amour).
L’ambiance du cycle change peu à peu, et nous voici maintenant parcourant des paysages dominés au propre comme au figuré par la couleur verte symbolisant l’espoir, la nature, le renouveau, et aussi hélas bientôt le costume du rival : le chasseur. Mais pour l’instant, le meunier a encore un peu de répit, nous retrouvons l’expression pleine de candeur de la belle meunière lorsque celle-ci s’écrie qu’elle aime tant le vert. Alors aussitôt, le meunier plus amoureux que jamais, vente les qualités de la couleur verte, et c’est avec fierté et gentillesse que la chanteuse nous adresse ce « grünen Lautenbande » (le ruban vert du luth).
Mais le calme est déjà fini, voici « Der Jäger », le chasseur. Au piano, le staccato bien marqué, mais pas martelé, indique la colère retenue du pauvre meunier, et prononçant avec virtuosité les vers rapides de ce lied, la chanteuse ne résiste plus à l’inquiétude qu’elle exprime par un air offensif sur « et coupe à ton menton cette barbe en broussaille, / sinon ma jeune biche dans le jardin aura peur ». La suite est chantée dans une tension très légitime, et le dernier vers, « ces sangliers, tue-les donc, vaillant chasseur ! », est chargé de peur et d’indignation.
Ici, Müller place le poème « Première peine, dernier rire », poème écarté par Schubert de son propre cycle. Empreint de nostalgie puis de haine, le propos est important puisqu’il nous indique clairement que la jeune meunière a pris le chasseur pour amant et que le meunier désire, sinon la mort du rival, au moins son départ définitif : si la passerelle du moulin pouvait s’effondrer sous les pas du chasseur, le ruisseau complaisant l’emporterait « vers l’océan, par bon vent, / jusqu’à une île lointaine / où les jeunes filles sont bannies ». Voila tout le mal que le meunier lui souhaite, et il est prêt à pardonner à sa bien-aimée, pourvu qu’elle veuille le reprendre, bien sûr !
Sur un rythme aussi rapide que le lied précédant, Nathalie Stutzmann nous fait ressentir dans « Eifersucht und Stolz » (Jalousie et fierté) un grand nombre de sentiments en très peu de temps. Tour à tour fort, décidé, dédaigneux ou insolent, le jeune meunier résiste au chasseur. « Kehr um, kehr um » (Reviens, reviens) est lancé forte avec autorité. Le ton redevient plus aimable mais reste fier quand le ruisseau est pris à témoin de la conduite de la jeune fille et que le meunier l’engage à garder secrète la peine qu’il lui confie.
Vient ici le dernier poème « supprimé » par Schubert : « Petite fleur « oubliez-moi » ». Le meunier cache sa peine dans la forêt et évoque ces myosotis qui symbolisent le souvenir et dont la couleur lui rappelle évidemment l’infidèle. Son malheur le submerge et il recherche la fleur appelée « oubliez-moi » : « Elle n’orne pas la gorge des femmes, / Elle n’est pas d’une grande beauté : / Sa couleur est le noir, le noir, / Elle n’a sa place dans nul bouquet ». Et le poème finit ainsi, suggérant pour la première fois l’idée naissante du suicide : « Elle (la fleur « oubliez-moi ») croît aussi sur une rive, / Mais là aucun ruisseau ne coule, / Et si tu veux cueillir la fleur, / Tu es entraîné vers l’abîme. // C’est le jardin qui te convient, / Une voile de couleur noire, noire, / Sur laquelle tu désires t’étendre, / Ferme la porte du jardin ! ».
Dans le seizième lied, « Die liebe Farbe » (La Couleur aimée), la tristesse et la mélancolie dominent, cette ambiance désolée est parfaitement rendue par le piano. Droite, recueillie, les yeux fermés, la chanteuse répète lentement et inlassablement le déchirant « Mein Schatz hat’s Grün so gern » (Mon trésor aime tant le vert), elle sourit légèrement en prononçant ce « Schatz ». Les autres vers sont plus neutres, bien que le « Schatz » qui suit l’évocation de la chasse soit accompagné d’une expression plus dure que les autres.
Le drame qui se noue a certes fait diminuer la distance entre l’histoire, les interprètes et les spectateurs, mais avec « Die böse Farbe » (La mauvaise Couleur), nous retrouvons un peu de légèreté dans le sursaut d’énergie qui anime le meunier. Il voudrait partir, mais la couleur verte de la nature lui rappelle trop la jeune fille et l’en empêche ! Nathalie Stutzmann souligne la colère du pauvre meunier blanc, et lorsque le piano résonne du cor de chasse, le chant s’emplit de bravoure, un sourire accompagne fièrement le ruban vert donné en guise d’adieu, mais l’inquiétude n’est pas repoussée bien loin.
Le début du dix-huitième lied, « Trockne Blumen » (Fleurs séchées), avec sa note répétée, semble annoncer la marche funèbre de l’andante con moto du trio n° 2 D 929. Au piano, les croches alternent avec les soupirs, et bien lentement, dans une ligne parfaitement soutenue, le chant exprime naturellement la fatalité en marche. Un long crescendo final conduit à un peu d’espoir. Cependant, le balancement sur les deux « heraus » évoque déjà la berceuse du dernier lied et l’angoisse ne disparaît pas de l’expression de la chanteuse. Je remarque pourtant avec plaisir que le dernier vers « der Winter ist aus » (l’hiver s’en est allé) se termine par un « s » joliment ciselé ! Dans les dernières mesures, Inger Södergren retient son piano et avec lui le souffle du public, puis elle l’arrête nettement, sans résonance, sur les graves de la main gauche.
L’avant-dernier lied « Der Müller und der Bach » (Le Meunier et le ruisseau) est abordé très sobrement par les musiciennes. Avec ce lent dialogue entre le meunier qui va enfin trouver la paix et le ruisseau amical, nous entrons dans un monde où les peines sont apaisées. Les images qui pourraient être tristes ou navrantes sont chantées avec élégance (les lys se fanent / dans toutes les prairies), le « singen » (chantent) dans les anges qui « sanglotent et chantent / pour la paix de son âme » est presque dégagé. La réplique du ruisseau, un peu plus animée et plus légère que celle du meunier grâce à un changement de tonalité, est chantée avec sincérité et en souriant : « Et quand l’amour s’arrache à la souffrance, / une étoile nouvelle / scintille alors au ciel ». De magnifiques accents sur le « e » de « Erde » (la Terre) et sur le « u/ou » dans « wie Liebe tut ? » (ce que l’amour peut faire) renforcent la beauté du chant. La dernière strophe « Ah, au fond, tout au fond, / là est le frais repos ! / Ah mon cher petit ruisseau, / chante encore et toujours » voit la contralto très retirée en elle-même, parfois souriante, parfois sérieuse, mais jamais dramatique.
Visiblement émue avant de commencer le dernier lied, « Des Baches Wingenlied » (La Berceuse du ruisseau), Nathalie Stutzmann retrouve pourtant rapidement le détachement fait de bonté et de douceur auquel la fin du lied précédent l’avait amenée. Roulant un peu les « r » sur « Gute Ruh, gute Ruh ! » (Bon repos, bon repos !) ou sur « Heran, heran » (venez, venez), elle sourit avec tendresse, mais sans tristesse. À l’évocation du cor de chasse, le ton se fait plus fort, mais sans aucune trace de colère. « Ne regardez pas par là , / petites fleurs bleues, / vous faites faire de mauvais rêves à mon dormeur » est plutôt un conseil qu’un ordre, le « va-t’en de la passerelle du moulin, / méchante fillette, que ton ombre ne l’éveille pas » est sans haine, et « Lance-moi plutôt / ton joli fichu / que je lui en couvre les yeux » est particulièrement émouvant.
La dernière strophe commence par ce « Gute Nacht » (bonne nuit) si fréquent dans les lieder, et la répétition de son doux balancement berce la chanteuse appuyée contre le piano, les yeux clos, tel le dormeur qui gît maintenant calmement au fond du ruisseau. La dernière note du chant sur le mot « weit » (immense) est une blanche, elle laisse peu de temps pour une accentuation finale, mais la chanteuse nous quitte pourtant sur une intonation particulièrement élégante. Les ultimes mesures du piano s’envolent, mais non vers la pleine lune ou vers des brumes à dissiper : la nuit est maintenant complète, et une seule étoile brille dans le carré de ciel noir qui se découpe au-dessus de nos têtes.
Comme à regret, public et musiciennes rompent l’enchantement. Applaudissements, rappels et bravos d’un côté, sourires heureux, regards émus et remerciements de l’autre.
Nathalie Stutzmann et Inger Södergren ont à mon avis parfaitement réussi ce soir à nous faire entendre Die schöne Müllerin à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Vécue de l’intérieur, cette histoire simple se traduit bien sûr par quelques traits douloureux et dramatiques, mais comme elle est également vécue de l’extérieur, la distance permet une implication lucide un peu ironique, mais aussi pleine de bonté et de tendresse. L’évidence et la sérénité de cette remarquable « schöne Müllerin » m’ont fortement impressionnée et vont m’accompagner encore longtemps grâce à l’enregistrement qui, je l’espère, ne saurait tarder !
Dans son épilogue, Müller plaisante un peu et se plaint de « l’oraison funèbre larmoyante » du ruisseau qui lui ôte toute bonne conclusion. Alors, et bien qu’il renonce à nous donner sa morale de cette histoire, le poète nous demande de nous souvenir du pauvre meunier lorsque nous serons heureux, afin « qu’en échange de sa brève peine, l’amour lui donne / une longue félicité au fond de vos âmes ». N’est-ce pas nous dire que nous devons avoir de la bienveillance et de la compassion pour le meunier qui sommeille en chacun de nous ?
S. Eusèbe, 29 et 30 juillet 2007.
Commentaires
1. Le lundi 6 août 2007 à , par DavidLeMarrec
2. Le mardi 7 août 2007 à , par Sylvie Eusèbe
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