Franz SCHUBERT - Die Schöne Müllerin D.795 (La Belle Meunière) - Stutzmann, Södergren (Bordeaux 2008)
Par DavidLeMarrec, lundi 28 janvier 2008 à :: Disques et représentations :: #831 :: rss
Lutins ! Lutins ! Sylvie est de retour !
Bordeaux, Grand Théâtre, samedi 26 janvier 2008, 20h.
Récital, Franz Schubert : Die schöne Müllerin D.795 (« La Belle Meunière »)
Nathalie Stutzmann : contralto ; Inger Södergren : piano.
Compte-rendu de Sylvie Eusèbe.
Ce matin du 26 janvier, dans le TGV qui m’emmène à Bordeaux, je suis entourée par une équipe de handballeuses. Elles parlent avec animation, les réflexions sur leurs professeurs sont drôles et bien senties. Pourtant, à peine ai-je lu les premiers vers de la « schöne Müllerin » que le monde extérieur n’existe plus et me voici immergée dans les poèmes de Müller.
C’est exactement ce qui se passe quelques heures plus tard dans le Grand Théâtre de Bordeaux. Devant une salle remplie de spectateurs de tous les âges (je remarque avec plaisir des enfants d’une dizaine d’années), Inger Södergren donne un vigoureux départ à ce cycle schubertien. Je n’ai même pas le temps d’avoir le trac pour les musiciennes qui d’ailleurs n’ont pas l’air de l’avoir : la fermeté du piano m’entraîne immédiatement avec l’eau du ruisseau, ou plutôt dans l’eau du ruisseau. Nathalie Stutzmann s’y lance à son tour avec une fougue qui éclabousse d’une joie juvénile, celle de l’apprenti meunier.
Pour la première fois lors d’un récital de N. Stutzmann et I. Södergren dans ce théâtre, des surtitres en Français sont projetés sur la toile peinte derrière les musiciennes. La traduction est due à André Tubeuf, tout comme d’ailleurs les notes de programme. J’apprécie vraiment cette initiative indispensable pour que tous puissent profiter pleinement non seulement du talent du compositeur et de son poète, mais aussi de celui des interprètes.
Contrairement au « Winterreise » ou au « Schwanengesang », je me demande d’une manière un peu instinctive comment la « schöne Müllerin » permet des interprétations différentes. Nous devinons très vite que cette histoire d’amour va mal finir et que Schubert soulignera d’une manière de plus en plus poignante les sentiments de l’amant malheureux. Alors comment les musiciennes de ce soir nous racontent-elles cette romance sans surprise, même si les poèmes de Müller offrent une admirable description des états d’âme changeants du meunier amoureux ?
C’est précisément de ces multiples états d’âme dont s’empare l’extraordinaire expressivité de Nathalie Stutzmann en nous montrant ses revirements avec une stupéfiante variété. La précision et la justesse de ses descriptions sont inscrites dans son chant et dans son attitude d’une manière tellement complémentaire qu’il est difficile de les séparer. Il est également très difficile de scinder le chant et le piano, leurs ondes se mélangent et frémissent d’une même voix.
Cependant, je détaille toujours avec autant de plaisir la voix de la contralto. Ses magnifiques intonations si personnelles sont un peu plus « classiques » que lors de son « Schwanengesang » ici même la saison passée, et cette retenue sied parfaitement à ce cycle de composition plus traditionnelle. Les pianissimi tenus s’entendent jusqu’au bout et donnent le vertige, les forte ne sont jamais poussés avec exagération, ils sonnent avec justesse et ne se détimbrent pas. Le vibrato est léger et j’avoue ne pas avoir fait beaucoup attention à son utilisation : c’est sans doute qu’elle était parfaite ! Je remarque les phrasés limpides entre lesquels l’ample respiration se fait naturellement et sans précipitation, la souplesse de la ligne musicale est admirable, l’aisance et la sécurité de la voix sont totales.
Ce qui m’enthousiasme particulièrement dans ce récital ce sont les variations d’ambiance et les contrastes que recèle chaque lied.
Le lied qui me parait le plus riche est « Tränenregen » - Pluie de larmes. Les musiciennes le débutent très calmement, le bonheur amoureux se perçoit ensuite, puis pointe l’inquiétude, et enfin la tristesse est vite masquée par l’interrogation, par l’espoir contenu dans le doute. Mais la fin prémonitoire est nettement dramatique, et le fameux « ade, ich geh nach Haus » est dit le sourcil levé, le regard jeté de haut en bas sur le meunier encore assis au bord du ruisseau. L’attitude et le ton sont un mélange de mépris, de dureté, d’agacement et de tristesse, très loin de l’« ade » espiègle de Genève l’été dernier. En l’espace de quelques minutes, j’ai ressenti l’étendue terrifiante et prodigieuse des sentiments humains !
Si les contrastes se manifestent à l’intérieur du lied, ils peuvent aussi être très nets entre les lieder. Par exemple, la fin de « Tränenregen » m’ayant laissée abattue et admirative, « Mein ! » (Mienne !) me secoue par sa joie proche de la frénésie : le meunier ne croyait plus à sa victoire, alors tout étonné, il masque son inquiétude sous une sûreté qu’il n’arrive finalement pas à ressentir.
Et si je prends encore un peu de recul et considère l’ensemble du cycle tel que je viens de l’écouter, je ressens l’évolution progressive qui nous mène du début radieux et insouciant à la fin dépassant le désespoir puisqu’elle trouve l’apaisement dans la mort.
Le dynamisme joyeux, la rapidité des tempi et la vivacité des premiers lieder font rapidement place à des mélodies plus recueillies. Déjà des moments de sérénité (« Danksagung an den Bach » - Merci au ruisseau) ou même de prière (« Der Neugierige » - Le Curieux) apparaissent. Des lieder aux sentiments nettement extériorisés (le véritable jeu d’actrice de N. Stutzmann dans « Am Feierabend » - A la veillée -, le lyrisme et l’énergie de « Ungeduld » - Impatience) alternent avec d’autres où l’expression est gracieuse (élégance et malice de « Des Müllers Blumen » - Les Fleurs du meunier). Après une « Pause » au piano méditatif, le reste de légèreté et d’insouciance disparaît à la fin de « Mit dem grünen Lautenbande » - Avec le ruban vert du luth -, le regard noir lancé au rival introduit « Der Jäger » - Le chasseur. Le staccato est superbe, les notes magnifiquement articulées de la pianiste répondent à la diction nette mais ni dure ni trop détachée de la chanteuse. La fin du lied tout à la fois chantée, criée et parlée est chargée de la colère qui anime d’une impressionnante tourmente le très contrasté « Eifersucht und Stolz » - Jalousie et fierté.
Ici à nouveau un contraste important avec le lied suivant : « Die liebe Farbe » - La couleur aimée - est sobre et recueillie, la note répétée au piano traduit d’abord l’immobilité puis l’obsession ; amère puis triste, la fin est très dramatique. Le visage aux yeux fermés de la contralto s’anime encore d’un pâle et douloureux sourire lorsque lentement revient le « mein Schatz » fatal, mais les larmes sont proches. La puissante émotion dégagée par ce lied plane sur un public qui ne respire plus, un long silence est nécessaire à la chanteuse avant de retarder encore un peu l’inexorable. Et en effet, dès « Trockne Blumen » - Fleurs séchées -, nous sommes replongés dans une douloureuse et merveilleuse apnée : le piano répète des accords de marche funèbre, les ultimes échos de la passion mourante résonnent.
Avec les deux derniers lieder de la « schöne Müllerin », les musiciennes atteignent à mon avis une intensité exceptionnelle. Nous sommes en-dehors des sensations habituelles, les sentiments qui nous baignent sont d’un autre monde que celui dans lequel nous évoluons couramment. Elles traduisent parfaitement cet enlèvement, ou cette élévation, grâce à une simplicité et une beauté sans affectation. Les sourires pleins de bonté aux roses épineuses et aux anges aux ailes coupés rendent « Der Müller und der Bach » - Le meunier et le ruisseau -, si tendre ! La fin est si douce que les yeux fermés et le visage sérieux mais reposé de la contralto annoncent « Des Baches Wiegenlied » - La berceuse du ruisseau. Beaucoup de générosité dans cette berceuse, le ruisseau protecteur et affectueux éloigne avec force mais sans haine les échos du cor de chasse et le souvenir de la meunière. Insensiblement, le chant se retire comme une mer qui emporte l’eau du ruisseau et son dormeur. La fascination exercée par ce dernier lied au balancement hypnotique (Gute Ruh, gute Ruh / Repose en paix, repose en paix) m’emmène hors de la conscience, dans cet état intermédiaire entre réalité et songe. Mais soudain, le lied est fini, le récital est fini. Derrière moi, un spectateur à la gorge serrée murmure pour lui seul un « bravo » ; immobile, N. Stutzmann est partie très loin. Inger Södergren et le public ému respectent son silence, nous profitons tous de ces quelques secondes pour reprendre pieds à la surface du quotidien.
Les applaudissements longtemps retenus éclatent avec d’autant plus de force, les musiciennes affermissent peu à peu leurs sourires et leurs « merci », un dernier rappel, et les voilà disparaissant ensemble dans l’ombre des coulisses.
Le lendemain, je me réveille comme je me suis endormie : avec la douce répétition de Gute Ruh dans la tête. Au petit déjeuner, je feuillette le journal Sud-Ouest Dimanche : pas un mot de la soirée d’hier alors que tous les résultats du handball féminin sont donnés.
Le retour dans le train est aussi animé que l’aller, des personnes parlent tout fort à leur voisin ou à leur téléphone portable et des enfants s’impatientent. Je me concentre, et comme la veille, les poèmes de Müller font revivre les souvenirs déjà presque oubliés de cet intervalle entre rêve et réalité que bien peu de musiciens me font apercevoir.
Je me sens plus riche qu’hier mais ne sais qu’en faire, et tout en me demandant comment cette brèche dans la perception a été possible, je pressens que je la retrouverai.
S. Eusèbe, 27 janvier 2008.
Commentaires
1. Le lundi 28 janvier 2008 à , par sk†ns
2. Le lundi 28 janvier 2008 à , par Jean-Charles
3. Le mardi 29 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
4. Le mardi 29 janvier 2008 à , par Sylvie Eusèbe
5. Le mardi 29 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
6. Le mardi 29 janvier 2008 à , par sk†ns
7. Le mardi 29 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
8. Le mardi 29 janvier 2008 à , par sk†ns
9. Le mardi 29 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
10. Le mercredi 30 janvier 2008 à , par sk†ns
11. Le mercredi 30 janvier 2008 à , par Sylvie Eusèbe
12. Le mercredi 30 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
13. Le vendredi 1 février 2008 à , par Joséphine
14. Le vendredi 1 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
15. Le vendredi 1 février 2008 à , par Sylvie Eusèbe
16. Le vendredi 1 février 2008 à , par Joséphine
17. Le vendredi 1 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
18. Le samedi 2 février 2008 à , par Morloch
19. Le samedi 2 février 2008 à , par Joséphine
20. Le samedi 2 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
21. Le lundi 4 février 2008 à , par Sylvie Eusèbe
22. Le lundi 4 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
23. Le mardi 5 février 2008 à , par Sylvie Eusèbe
24. Le mardi 5 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
25. Le mardi 5 février 2008 à , par Sylvie Eusèbe
Ajouter un commentaire