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L'essence de la musique

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(Nous aurions bien songé à « L'interprétation représente-t-elle indubitablement une médiation dispensable ? », mais non, nous n'écrivons pas en secret dans les Inrocks, merci.)

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§ Au commencement était la querelle

Le débat fait rage depuis toujours pour déterminer si l'essence de la musique réside dans l'abstration de la partition, ou dans sa réalisation au moment de l'interprétation.

L'argument qui consiste à défendre l'idée que beaucoup de mélomanes confirmés ne savent pas lire ou lisent mal la musique peut être amplement discuté, il est difficilement déterminant. Dans nombre de disciplines, on peut tirer profit du résultat, avoir accès à l'essentiel sans en maîtriser soi-même toutes les étapes.

Celui qui défend le problème de définition pour les musiques orales est déjà plus redoutable : un compositeur de musique savante qui n'écrirait pas sa musique devrait donc faire référence, sans le savoir, à une essence abstraite, mais existante même si l'étape en est supprimée. Et une autre définition serait à prévoir pour les musiques traditionnelles.

Il faut peut-être tout simplement prendre conscience que l'interprétation, si elle ajoute bien évidemment des données exogènes à la composition, demeure la médiation obligée de la musique. Pour les plus aguerris, elle peut se dérouler mentalement, mais suppose ici aussi des choix de tempo, d'articulation, etc.

Voilà notre débat expédié.

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Dans certains répertoires, cependant, l'interprétation tient une part de composition, qui en égale au minimum l'importance dans l'intérêt final du produit sonore. Lorsque la partition de départ (orale ou écrite) est nue, comme dans la musique populaire ou bien la musique baroque (tragédie lyrique en particulier), l'apport de l'interprète est absolument capital.

Démonstration sonore et poursuite de la réflexion au moyen de la célèbre chanson de marins : Le 31 du mois d'août.

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§ La voie traditionnelle

La voici, telle qu'elle est interprétée, et sans doute telle qu'elle est conçue.

Les partitions qu'on trouve généralement omettent le contrechant, qui figure cependant dans la partition.

Ligne extrêmement simple, de faible étendue, avec ses répétitions, sa stabilité harmonique. Très mémorisable. Une véritable chanson, un tube même.

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A l'origine, Buvons un coup, buvons-en deux était, à ce qu'il semble, le dernier couplet, mais la tradition en a fait un refrain, ce qui donne un relief supplémentaire à l'ensemble.

La quatrième strophe (Le maître donne un coup d'sifflet) est parfois omise.

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Interprétation du début de la chanson par l'ensemble Marée de Paradis.

On le voit, une chanson pleine de gaillardise, franche, un peu brutale et cassante. Des lignes très simples, une alternance extrêmement régulière et claire entre le chant et le contrechant, bien séparés. Une chanson dont le rythme peut accompagner des travaux manuels à bord.

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§ Une autre voie

Pourtant, magie de l'interprétation, on ôte les instruments, on ôte des chanteurs. On n'en garde que trois.

Et miracle :

Assez ahurissant. Le roulis des crescendo-descrendo et du tempo mobile, l'introduction d'une voix féminine, le placement de la voix « motrice » entre le dessus et la basse, le choix de la prononciation restituée [1], les variations entre les strophes, les ornementations ou glissandi, les entrelacs des voix, les entrées décalées (de façon distincte pour chaque strophe), les enchaînements entre séquences par les retards et anticipations (en incluant la voix meneuse dans le choeur de réponse), sans même parler des couleurs chaleureuses des voix, de l'engagement textuel à la fois gourmand (intensités et tonalités très diverses, y compris au même moment entre les chanteurs) et précis (les consonnes sont prononcées strictement simultanément)... tout concourt à transfigurer cette chanson virile en un madrigal délicat. Un acte poétique.

Ici, l'interprétation a tout changé.

On pourrait détailler chacun des points que nous avons énuméré, les ratacher à un minutage précis. Si vous ne faites pas le rapprochement avec telle ou telle affirmation, n'hésitez pas à demander, on peut tout à fait développer.
Mais la comparaison sonore est en elle-même extrêmement parlante.

Aucune des deux approches ne peut être disqualifiée, et la première est très vraisemblablement plus authentique. Le travail admirable de recréation de Vincent Dumestre (avec des collaborateurs fidèles du Poème Harmonique, dont Claire Lefilliâtre) a créé une plus-value qui dépasse la valeur de la partition même. Un exemple qui donne à penser sur le statut de la création, à une époque où la conception héritée du romantisme qui présente l'artiste comme un démiurge, avec sa subjectivité originale, nous pousse à valoriser spontanément l'innovation, à révérer l'identité artistique, à respecter le texte musical à la lettre.

Ce genre d'initiative, de même que les récentes déclarations de Niquet sur ce qu'il aurait composé dans les opéras qu'il a enregistrés, laisse pensif sur le statut du compositeur, sur son mérite. Du moins lorsque les partitions sont si dépouillées (ça ne vaudrait pas pour Ravel, Richard Strauss, Szymanowski ou Prokofiev), imitables, reproductibles.
Il serait tout à fait possible de composer du Lully au kilomètre. Peut-être pas de la trempe d'Armide, mais de la qualité de Thésée, sûrement. Lully est-il donc un génie, ou bien sont-ce ses interprètes les plus inspirés, les Christie, Niquet, Minkowski ou Herreweghe ?

La question est très difficile à trancher, puisque si la maîtrise des codes et le caractère heureux du résultat écrit sont patents, il ne prend sa pleine dimension qu'interprété de façon exemplaire et imaginative.
En réalité, il n'est pas besoin de trancher : le concours des deux aspects est indispensable, simultanément.

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§ Vers une conclusion ?

Et cela répond, d'une certaine manière, à notre interrogation initiale sur l'essence de la musique. Au moins pour les partitions les plus nues, elle est absolument indissociable de la partition.

La question ne se poserait pas du tout de la même façon pour des oeuvres écrites postérieures, c'est l'évidence. Et il faudrait à nouveau examiner toutes les données. Pour en conclure, sans doute, que la médiation demeure indispensable - même si, dans certains cas, elle n'est plus en mesure de changer radicalement l'identité esthétique de l'oeuvre.

Dans notre exemple, le degré d'incidence de l'interprétation est certes tel qu'il surpasse les informations contenues dans la partition elle-même, mais une partition extrêmement complète, complexe et précise réclame une exécution pour être goûtée. Et même mentalement, il faut opérer des choix, ajouter des informations non écrites.

Pour s'en convaincre, qu'on écoute un fichier MIDI - qui n'a pas de notion stylistique, lui.

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Epilogue : Le disque de Dumestre Aux marches du palais, dont est extraite cette plage, a été un grand succès commercial, dépassant assez largement l'auditoire de la « musique ancienne ».

Il faut dire que l'objet sonore est fichtrement impressionnant, quand bien même les oeuvres ne présentent pas de profondeur, voire d'intérêt particuliers.

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Post Scriptum : Le texte est sans nul doute moins sensible à ces variations, puisque sa nature, du moins telle qu'elle est pensée depuis quelques siècles à présent, est écrite. C'est pourquoi certains excellents tangos, par exemple, résistent à diverses adaptations plus ou moins heureuses.

Notes

[1] Ici, la norme Green fonctionne bien, même si, sur le détail, on peut toujours être circonspect. La chanson, dans cet état, remonte, à ce qu'il semble, à l'époque de Robert Surcouf, soit à la toute fin du XVIIIe, voire postérieusement. A l'époque, la « dénasalisation partielle », c'est-à-dire la perte de nasalité de l'un des deux éléments dans la combinaison [an] + [n], avait déjà eu lieu depuis longtemps (première moitié du XVIIe siècle !). On prononçait donc comme de nos jours, et le [n] ne traînait pas à la mériodionale derrière la voyelle nasale. A plus forte raison dans la langue populaire, qui évolue plus vite ! C'est toujours le problème des choix hérités d'Eugène Green, qui se distinguent par leur goût pour l'archaïsme. Mais ils gardent toujours le mérite de s'atteler à faire renaître un esprit, de revitaliser certaines habitudes par cet apport d'étrangeté.


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Commentaires

1. Le jeudi 3 avril 2008 à , par Morloch

Est-ce que le débat est vraiment sur l'essence de la musique ou bien sur le travail de restauration (d'écriture ?) des partitions en musique ancienne et baroque ?

2. Le jeudi 3 avril 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Le débat est sur ce qu'on veut, les lecteurs sont libres. :-)

Mais tu as bien pressenti l'arrière-cuisine. :) Je voulais montrer, en effet, l'amusante différence sur une même pièce où la liberté et la réécriture sont autorisées.

Ca me semblait toutefois excéder potentiellement la question de la restauration et de l'interprétation, parce qu'ici, la notion même de composition est interrogée, à ce stade de différence. Ce que je disais étant précisément que dans ce contexte, l'interprétation apporte plus d'identité et d'informations que la partition même !

Tu peux donc rebondir du côté que tu veux. :)

3. Le jeudi 3 avril 2008 à , par WoO

L'interprétation est au moins aussi importante que la composition dans le cas de la musique baroque, là tu prêches à un convaincu ; mais elle ne change rien au canevas laissé par le compositeur sur sa partition : si celle-ci ne tient pas la route une interprétation brillante ne pourra la sauver de l'abîme. Les compositeurs de génie de cette époque se doivent d'être servis par des interprètes de génie qui auront parfaitement saisi l'esprit (l'essence ?) de leur musique.

La prononciation restituée peut-être intéressante dans certains cas, je pense notamment au "manuscrit des ursulines de la nouvelle-orléans" où les chants prennent un tour vraiment savoureux, mais c'est sa généralisation et son inadaptation dans d'autres cas avec cet archaisme érigé en système figé, qui pour moi relève d'un nouveau fantasme d'authenticité et que je trouve discutable.

4. Le jeudi 3 avril 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Non, elle ne change rien au canevas, mais on peut tout de même l'améliorer sérieusement ! Ou le plomber, ça c'est très facile.

Les compositeurs de génie de cette époque se doivent d'être servis par des interprètes de génie qui auront parfaitement saisi l'esprit (l'essence ?) de leur musique.

La question du génie, pour des oeuvres qui dépendent à un tel point de la qualité de leur exécution, qui sont si stéréotypées d'une certaine manière, est justement très problématique pour moi.
Non pas que je le nie : je l'interroge, sans avoir de réponse.


Pour la prononciation restituée, tant qu'elle n'est pas exacte, son application reste une bizarrerie... C'est très impressionnant dans ce disque de Dumestre, où il faut bien dire que les choix sont, de ce point de vue, systématiques et fantaisistes.

J'ai tendance à préférer la prononciation moderne, pour ne pas mettre à distance artificiellement les oeuvres : pour nous, la prononciation restituée sonne rustique. Mais si c'est fait avec naturel, on obtient de beaux résultats.

En réalité, ça peut très bien fonctionner avec la poésie. Pour l'opéra, l'immédiateté dramatique en est affectée, ça a moins d'intérêt.

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Eh oui, être chanteur aujourd'hui, c'est être redoutablement polyvalent : connaître plusieurs langues (et pouvoir adapter son système phonatoire pour les chanter), savoir se mouvoir, subir des mises en scènes contraignantes, jouer des oeuvres intégrales longues, beaucoup d'inédits (pas toujours de la musique facile), pouvoir mettre en place des oeuvres contemporaines très complexes, et à présent être capable de modifier sa prononciation selon telle ou telle lubie (restitution, antériorisation, [R] non roulés, etc.)... toutes choses qu'on ne demandait pas il y a cinquante ans, et avec un nombre de répétitions et de reprises qui tend à se réduire drastiquement.
On peut ajouter à cela le travail musicologique de certains interprètes qui vont chercher eux-mêmes leurs partitions. C'est le cas bien sûr de Cecilia Bartoli, mais aussi d'entreprises comme les Dupont.

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