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samedi 13 septembre 2008

Histoire sommaire du dodécaphonisme sériel (2) - le fondateur

Volets précédents :


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Un mot un peu plus développé à présent sur le créateur du système, en insistant sur les articulations logiques de sa démarche.

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Peinture d'Arnold Schönberg,
Vision rouge, 1910
huile sur carton, 35x25,
Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus.
On notera le caractère très subjectif de ce qu'est une vision, ici.


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a) L'héritage

Arnold Schönberg, héritier culturel de l'esthétique du postromantisme plus qu'adepte d'une posture 'décadente' (bien que nous suggérions que la démesure de ces postromantiques-là ait quelque chose de décadent), connaît une première période d'un postwagnérisme assez tiède, plus caractérisée par le gigantisme et la prétention universalisante que par son invention musicale.
Néanmoins, son oeuvre de jeunesse, restée la plus populaire de toute sa production, la très-romantique Nuit transfigurée (1899) pour sextuor à cordes d'après Dehmel [1], fondée sur l'héritage d'un Wagner assez propret, a déjà fait scandale par l'usage d'un accord impossible à analyser.

S'étant plongé dans le sérieux mythique et médiévalisant du wagnérisme avec ses titanesques Gurrelieder, Schönberg va pousser très loin l'évolution de son langage : le Deuxième Quatuor à cordes (1908) débouche sur des accents certes encore romantiques, mais bien plus libres et inquiétants ; et les Cinq Pièces pour orchestre (1909) relèvent déjà de l'atonalité. Cependant, ces musiques conservent des pôles encore très forts : la musique semble attirée d'un point vers un autre, et se grouper autour de notes et d'accords forts, sortes de pivots, comme dans la musique tonale.

La même année, Erwartung dépasse ce stade, vers une atonalité extrêmement libre, où les différentes parties du discours musical semblent se dérouler indépendamment les unes des autres [2]. Ses lieder aussi se déplacent vers un langage de plus en plus libre, de plus en plus flou 'tonalement', de plus en plus angoissant aussi pour l'auditeur.

En 1912, Schönberg tente de théoriser un mode de déclamation semi chanté, le fameux Sprechgesang (« chant parlé ») du Pierrot Lunaire, oeuvre librement atonale aux accents de cabaret - revus par le prisme très intellectuel d'une composition sérieuse d'avant-garde. Notées par de petites croix, les notes indiquent des hauteurs approximatives à atteindre en voix parlée, une tentative (parmi d'autres) de noter de façon plus rationnelle la déclamation. Si les rythmes fonctionnent très bien, la notation des hauteurs s'est avérée assez approximative en réalité.
A cette époque, Schönberg est en train de s'émanciper totalement de la tradition d'écriture tonale, dans un univers absolument libre, mais encore relativement intelligible (enfin, pour l'époque, sans doute pas tant que ça). On y retrouve beaucoup de réflexes issus de la musique tonale, notamment les tensions et les pôles.

En détricotant ce qui fait le fondement de la musique même, Schönberg s'est probablement senti un peu désemparé devant l'ampleur des possibles qui s'ouvraient à lui, et, soucieux de transmettre son savoir, a vraisemblablement ressenti le besoin de théoriser quelque chose.


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b) Vers une non tonalité en système

Il est temps de faire un petit bilan.

Schoenberg hérite d'une situation où l'harmonie tonale (donc l'agencement des gammes et accords) est de plus en plus instable, rongée par le chromatisme (donc pas le mélange de gammes différentes, jusqu'à perdre les repères). Lui-même poursuit dans cette voie et accroît cette instabilité, jusqu'à quitter partiellement ou totalement la tonalité - mais en en conservant les caractéristiques, c'est-à-dire les impressions de tension, d'attraction, de repos (un accord en appelle un autre, on peut sentir la fin arriver, etc.). Peu à peu, cette liberté nouvelle dilue également ces repères (comme dans Erwartung). Devant l'immensité du champ qui s'offrait alors, Schoenberg a estimé (avec raison) que la tonalité disparaissait de fait et qu'il s'agissait d'en prendre acte et de fonder quelque chose d'autre.

En 1923, dépassant la "suspension des fontions tonales" - c'est-à-dire l'abolition de la logique de tension / détente qui fondait toute la musique occidentale, pour faire vite -, il propose le "système des douze sons" (lui-même ne parlait ni d'atonalité, ni de dodécaphonisme), où chaque son, égal aux autres, doit être exploité au cours de la série de base de chaque composition, et ne doit pas être répété avant que tous aient pris la parole.
Cela produit donc une "gamme" différente par composition, l'omniprésence de la dissonance (qui perd sa valeur expressive, donc), et de grands sauts d'intervalle pour exploiter tous les douze sons disponibles en Occident dans une octave. C'est avec sa Suite pour piano qu'il inaugure le système, qu'il transmet à ses deux élèves, Berg et Webern.

Le Troisième Quatuor à cordes (1927), les Variations pour orchestre (1930) et son opéra inachevé Moses und Aron (qui emploie en outre partiellement le sprechgesang, pour le rôle de Moïse) se plient à cette technique.

Le souhait de Schoenberg était de produire un système qui résolve la crise de la tonalité, et qui puisse être compris et apprécié de tout le monde. Pour des raisons structurelles que nous avions notamment évoquées dans le domaine vocal, il a sans doute péché par excès d'idéalisme. La démocratie n'était pas transposable en musique : rendre les sons égaux n'était pas nécessairement une solution efficace , les sons n'ont pas de subjectivité et se fichent d'être respectés. Seule compte la réception par le public de l'agencement de ces sons, et il existe des contraintes culturelles, physiques et pratiques que, dans l'effervescence créatrice de la Vienne intellectuelle, Schoenberg n'a pas semblé apercevoir.


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c) Caractéristiques du système

Les compositeurs, eux, se sont montrés enthousiastes.

L'ouverture d'esprit de Schönberg - qui ne désirait en rien imposer son intuition - lui a permis de travailler avec un autre artisan d'un système dodécaphonique sériel, Josef Matthias Hauer (1883-1959), en essayant de concilier leurs points de vue (finalement un échec, Hauer s'étant montré peu enclin à assouplir son propre système).

Car Schönberg prévoyait, pour laisser plus de liberté, la possibilité de :

  • transposer la série (c'est-à-dire de changer la série de tonalité, de hauteur - comme on le fait en musique tonale) ;
  • renverser la série (c'est-à-dire d'utiliser les mêmes intervalles entre les notes, mais dans le sens inverse : un demi-ton vers le haut devient un demi-ton vers le bas, et ainsi de suite) ;
  • rétrograder la série (c'est-à-dire d'utiliser les mêmes intervalles, mais en partant de la fin de la série vers le début) ;
  • combiner le le renversement et la rétrogradation (c'est-à-dire utiliser les intervalles en partant de la fin de la série vers le début, mais en inversant le sens des intervalles entre aigu et grave).


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d) Réception dans le monde musical

Le procédé implique, Schönberg s'en aperçoit vite, des difficultés pour le développement

Lire la suite.

Notes

[1] Fondé sur le poème de Dehmel, « Zwei Menschen » - ‘Deux humains’ - tiré du célèbre recueil Weib und Welt - ‘Femme et Monde’.

[2] Le contrepoint, c'est-à-dire la relation entre plusieurs lignes mélodiques simultanées, en est en effet comme privé de règles.

Suite de la notule.

Histoire sommaire du dodécaphonisme sériel (1) - les précurseurs

Préalable : cette petite histoire, prévue depuis longtemps, se veut aussi succincte que possible, aussi on consultera avec profit nos éclaircissements destinés aux néophytes, avec toutes les définitions nécessaires.

Les termes définis dans cet article précédent figurent en italique.

On débute à présent avec les précurseurs - et la ruine de la tonalité.

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3. Historique

Richard Wagner (car c'est toujours la faute à Wagner), d'emblée, marque un tournant, en introduisant une grande versatilité dans les tonalités, donc une perte de repère. L'hyperchromatisme de Tristan est souvent désigné comme le point de départ du cheminement vers la recherche de nouveaux modes d'écriture. En incluant toujours plus de notes étrangères à la gamme de départ, Wagner rend difficile l'analyse de sa progression harmonique : on y trouve tant de notes étrangères que la gamme de référence se trouve comme diluée, méconnaissable. Le fameux « accord de Tristan », par exemple, a soulevé de nombreuses controverses sur son analyse, et change de sens et de fonction selon le contexte où il se trouve employé.
De là, ses successeurs vont s'interroger sur l'intérêt de perpétuer un système qu'on corrompt de plus en plus - car Wagner n'est que le point de départ d'un surraffinement harmonique qui sera propre aux décadents et accentuera ces caractéristiques. A quoi bon une gamme de référence, en effet, si elle est 'polluée' et changeante (car à cela s'ajoute la quantité impressionnante de modulations) au point de ne plus être la référence de rien du tout ?


Claude Debussy, ensuite, notamment avec l'usage de sa gamme par tons, extrêmement destructrice de la tonalité, place définitivement le ver dans le fruit : étant donné que toutes les notes de la gamme sont séparées par le même intervalle (et un intervalle bien rond, pas agressif comme un demi-ton), il n'est plus possible de repérer l'endroit de la gamme où l'on se situe au cours du morceau. La polarisation propre à la tonalité (un accord en appelle un autre) disparaît, la logique tonale est rompue.


Devant le chromatisme toujours croissant - c'est-à-dire l'emprunt à des gammes étrangères à celle dans laquelle est censée s'écrire la pièce -, jusqu'à l'absurde, beaucoup de compositeurs au tournant du vingtième siècle avaient déjà songé à changer de système.

Ferruccio Busoni avait par exemple commencé la difficile théorisation d'un usage des tiers et quarts de ton, inexistants en musique occidentale, sans jamais pouvoir aboutir à un système totalement cohérent. Il avait notamment conçu de nouveaux agencements pour les claviers des pianos, afin de pouvoir jouer le plus commodément possible tous ces nouveaux intervalles - car si au violon le doigt peut produire tous les intervalles (ce qui fait aussi la difficulté pour jouer juste), ce n'est pas si évident pour tous les instruments...

Lire la suite.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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