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Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, II : les choix

Ces aimables prolégomènes ayant été achevés, la mise en scène elle-même.

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Aspect scénique

Avant toute chose, il faut reconnaître que le dispositif de la statue, et le décor de manière générale, avec ces galeries ouvertes qui observent la scène, sont de toute beauté. Et même profondément adéquats.

Cette statue hellénistique démesurée et brisée évoque bien évidemment l'ère décadente, mais sert surtout tout au long de l'oeuvre de support. Ainsi le badinage amoureux se fait-il sur ce corps dénudé et déformé par l'érosion - on ne peut décider si marcher sur ce ventre doit être considéré comme troublant, ou bien évoquer le soubassement constant de la difformité de Salvago. Et, de même, Carlotta asseoit sa domination intellectuelle et émotive (toujours paradoxale) depuis le crâne renversé de la statue.
La main encore rattachée au corps tient lien d'évocation du tableau caché de Carlotta. L'usage de la main à terre pendant la bacchanale du III est sans doute moins heureux, mais s'inscrit dans ce désir de ne pas faire du décor qu'un support visuel qui évite la littéralité et stylise de façon un peu poétique les situations.

Bref, le décor de Raimund Bauer et son usage par Lehnhoff est admirable, le gros point fort de la mise en scène - de quoi, sinon approfondir le livret, du moins nourrir la réflexion d'autres mises en scène à venir. La littéralité scénique, le prosaïsme ou la laideur auraient été terribles à supporter ici.

De ce point de vue, on connaît de toute façon la valeur de Lehnhoff, l'assurance d'une direction d'acteurs précise et d'atmosphères évocatrices.

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Déplacement de concept

Nikolaus Lehnhoff fait le choix de présenter la difformité de Salvago comme purement sociale, c'est-à-dire comme un jugement moral porté sur une différence qui n'est pas apparente. On le voit ainsi se travestir durant l'ouverture, en contradiction avec le propos du Prélude, mais il est de tradition depuis longtemps d'occuper l'oeil pendant les débuts de spectacle. Il serait donc déprécié pour ses penchants invertis, ou du moins son caractère insaisissable.


Une fois n'est pas coutume, pour nous faire gagner du temps (c'est toujours ça de dérobé à la Mort, diront les plaisantins), un extrait du site maudit qui s'est par ailleurs nettement amélioré en matière éthique.


Le choix n'est pas inintéressant, et se trouve filé tout au long de la représentation, sans faiblesses de cohérence.
Cependant, je ne peux m'empêcher une certaine réserve - sans doute d'abord parce que ce livret, qui est l'un des meilleurs de tout le répertoire, n'a pas besoin d'entremetteurs ni d'assaisonnements. Ailleurs, ce serait vraisemblablement plus séduisant.

En présentant Salvago comme un réprouvé mis au ban de la société, on rend bancale l'ambiguïté de sa situation : dans le texte, il est le meneur d'une bande de jeunes nobles, qu'il initie à des plaisirs raffinés auxquels il ne peut, certes, goûter que par procuration. A la façon de Triboulet vu dans la préface (quelque peu hypocrite) de Hugo (Le roi s'amuse), il corromp sciemment un monde qui le rejette.
Sa laideur le rend répugnant à tous, mais son haut rang empêche quiconque de le lui faire remarquer ou de l'écarter. S'il se sent méprisé des autres, c'est toujours de façon tacite. Et sa narration pathétique de la descente dans les bouges pour trouver une femme à la fois cupide et compatissante ne peut être comprise qu'en relation avec cet opprobre silencieux. Secret dans la parole, inexprimable sans déchoir. Et ses amis ne peuvent l'évoquer qu'à couvert, même entre eux, témoin la cruelle réplique de Paolo Calvi : Dieser Narr Alviano (« Ce fou d'Alviano ! »). Narr, comme en français, peut aussi désigner le fou dans le sens du bouffon officiel, et cet emploi se trouve dans le vocabulaire de Schreker (voir la fin de l'oeuvre ou le Prologue du Schatzgräber). Le double-sens terriblement méprisant est bien présent, mais absolument pas exprimable de façon explicite.
Ce caractère enfoui du noeud de la douleur rend bien sûr essentiel le mouvement de psychanalyse sauvage de l'acte II.
Ce n'est donc pas un réprouvé qu'on peut ouvertement flétrir, mais bien l'un des plus puissants gentilhommes, capable de tenir tête au Duc de Gênes. Cela, la mise en scène de Lehnhoff l'occulte constamment. Et en ce sens, le choix du travestissement est discutable. Tout en concédant qu'il n'est dévoilé qu'à des moments précis, car il est incontestable que le travail du metteur en scène est extrêmement soigné et pensé.

On va retrouver cet écueil tout au long de notre parcours : ce qui serait très bienvenu pour le Ring ou Elektra, pour renouveler notre perception d'une oeuvre rebattue, fait écran à la véritable connaissance d'une oeuvre moins diffusée - et se révèle moins supportable.
Surtout, encore une fois, que le livret est sans doute beaucoup plus précisément construit que ceux que nous citions (qui sont passionnants, mais moins travaillés et surtout moins immédiatement opérationnels).


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