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Le retour des Fées : Paris-Châtelet 2009 - III - des innovations majeures


[Voir le reste de la série sur 'lesfeesdewagner'.]

1.2.2. Les préfigurations


Malgré le caractère de creuset qu'on a observé dans l'épisode précédent, Les Fées préfigurent, ou plutôt présentent déjà plusieurs caractéristiques du Wagner de la maturité.

Evidemment, on ne peut que songer à ses trois premiers opéras « de la maturité » à plusieurs reprises : grandes poussées de lyrisme qui rappellent Tannhäuser, en particulier vers la fin de l'acte III, lors de la victoire finale (sans parler de l'usage très littéral et pas très heureux de la harpe solo pour figurer la lyre, sans réelle stylisation, également en vigueur dans cet opéra), choeurs tuilés extraordinaires qui sont parents de Lohengrin... Plus que tout, la parenté de certains thèmes avec le Fliegende Holländer est frappante. On entend ainsi la dernière partie du duo entre Senta et le Hollandais dès l'Ouverture, avec son rebond très spécifique :
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Fin de l'Ouverture des Fées (Jun Märkl, Radio munichoise).
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Duo du Vaisseau Fantôme avec Gwyneth Jones et Thomas Stewart (Böhm, Bayreuth, DGG).

Et, sans doute plus anecdotique, on entend que Wagner fait déjà joujou avec le motif qui deviendra le motif récurrent de la colère de Wotan à partir de Walküre. Il semble être content de lui et bien le regarder en action, en empilant sa répétition d'un seul coup.
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On a déjà évoqué les questions récurrentes de rédemption, en particulier par le sacrifice de la femme, et on en retrouve ici des composantes dans le livret, de même que la force terrible du mot - qui porte tout pouvoir, mais qui n'est pas maîtrisé par le héros en quête. Même Isolde et Tristan, faute de pouvoir exprimer avec justesse le contenu de leurs émotions, se hâtent vers leur perte. Le motif (textuel) du pacte rompu et du blasphème maladroit est même la figure décisive de l'acte II (la malédiction).

Inutile d'évoquer la délivrance de la vierge surnaturelle inanimée, le metteur en scène l'a fait pour nous en un sympathique clin d'oeil qui nous a fait agréablement sourire - un anneau couleur braise descend sur Ada lors de sa pétrification.

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1.2.3. Les trouvailles

On a déjà, il semble, fait remarquer que dans la cabalette d'Ada, à l'acte II, son thème enivrant, déjà présent dans l'Ouverture, n'était, étrangement, énoncé complètement qu'à l'orchestre, mais c'est là plutôt un choix discutable qu'une intuition visionnaire, bien qu'il indique la part - et on va le voir tout de suite, elle est déjà importante - déjà laissée à l'orchestre par Wagner dans l'expression des sentiments textuels et scéniques.

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Si la prosodie est parfaite de naturel, puissante comme celle de Meyerbeer - à défaut d'en avoir la mobilité, la variété et le charme -, l'originalité majeure de la partition se trouve plutôt dans l'orchestration. Déjà, Wagner travaille, même si c'est ici à la marge, sans incidence directe sur le discours théâtral, à l'usage expressif de son matériau de fosse.

Dans la ballade de Gernot, le discours d'accompagnement se colore progressivement, depuis l'énonciation simple du thème,
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en passant par les doubles croches rebondissantes,
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jusqu'aux trémolos de cordes et de timbales, de pair avec l'apparition de contrechants supérieurs, aux flûtes.
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(La ponctuation aux timbales a été changée de place depuis la première strophe, c'est pourquoi vous ne l'entendez qu'ensuite, mais pas de modification de ce côté-là.)

Ce principe du développement orchestral de la ballade sera repris pour Senta dans le Vaisseau fantôme.

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Dans le reste l'opéra, par deux fois, l'orchestration se réduit aux vents (dont une fois sans cor ni basson), pour créer une atmosphère suspendue, en particulier dans la grande scène de la folie d'Arindal. Le changement de dimension sonore est assez frappant - nous aussi, nous accédons à une autre conscience. Au delà de l'instrumentation, l'écriture strictement musicale de ces passages n'est pas exceptionnelle, mais le style en est beau.
Tout d'abord comme ponctuation, puis accompagnement de la deuxième partie, cantabile, de la folie. (Il s'agit du moment bellinien dont on parlait.)
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Puis comme accompagnement de l'apparition d'Ada à la fin de cette section : flûte, hautbois et clarinette seulement, suspendus au-dessus de l'abîme, légers comme des ailes de fée (ceux qui ont vu le spectacle comprendront). Et dans le goût harmonique de Lohengrin.
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Et, enfin, les cors à nu, majestueux et remplis d'espoir dans l'Annonce de Groma.
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Navré pour l'interprétation de Märkl, globalement un peu faible et molle, mais faute d'avoir Sawallisch sous la main, et Minkowski n'ayant pas encore, semble-t-il, été radiodiffusé... Cela dit, au contraire de Minkowski, vous disposez ici  de cors bien ronds - on ne les aurait presque pas identifiés sur cette scène, et ils étaient globalement un peu maigres et pas très sonores.


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La vaste scène de la folie elle-même se trouve répartie en plusieurs moments pas si traditionnels, en particulier pour la folie furieuse de la chasse imaginaire - alors que la tradition de l'opéra est plutôt celle de la folie rêveuse, qui survient ensuite dans les deuxième et troisième parties de cette scène.
Plus étonnant encore, ce morceau de bravoure ne connaît pas de fin, ce n'est pas simplement une suite attacca, mais tout simplement un fondu enchaîné, un dernier accord qui tout en se suspendant se transforme vers la suite, sans interruption. On rencontrera encore ce procédé (mais pas systématiquement) dans le Hollandais Volant. Mais ici, le tour de force est nettement plus impressionnant : car Wagner, en plus d'utiliser un accord suspendu, lui ajoute progressivement des dissonances, comme pour refuser la fin - ainsi que la pause à l'âme prise de folie. En tout cas, lorsqu'on parle d'influence de l'opéra léger français ou du belcanto sur Wagner, cela ne doit pas faire oublier que leur conception de l'opéra est totalement aux antipodes, ce moment le prouve : même dans sa partie la plus difficile, mêlant grande vaillance et ductilité légère, dans sa grande scène de bravoure (pas du tout platement écrite, contrairement à ce que le texte un peu long aurait pu faire penser), aucune place n'est laissée à l'interprète pour une fin éclatante ou une explosion du public (l'enchaînement pianissimo émouvant le défend).
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Même extrait que précédemment, pour l'enchaînement entre la folie d'Arindal et l'apparition d'Ada. Au passage, il doit s'agir de la seule scène de folie de toute l'oeuvre de Wagner, alors que le sujet est majeur au XIXe, admirablement traité dans ces Fées, et que sa parenté avec la littérature moyenâgeuse aurait pu inspirer Wagner encore longtemps.

Dans un genre moins flagrant, la grande scène de reconquête du troisième acte comporte aussi ses originalités.

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Mais on a conservé le plus vertigineux pour la fin. Dans les Fées, Wagner fait le premier usage mondial du vrai leitmotiv - celui qui transmute et qui porte un concept, pas simplement une idée descriptive ou un personnage. On l'a déjà fait remarquer, après lui, plus grand monde à vrai dire ne l'utilisera de façon adéquate. Même Richard Strauss et Franz Schreker en font un usage assez sage, plutôt une matrice musicale, des rappels, des échos au texte immédiat qu'une véritable trame de sens.
Alors, n'est-ce pas, les détracteurs qui prétendent que nous sommes en présence de sous-Weber : pensez au plateau de fromage, qui attend toujours la fin du festin pour exprimer ses qualités envahissantes, comme le rappelle assez avisé le proverbe enfantin. Et pensez-y fort.  [1]
Ca n'a pas l'ardeur d'Oberon, c'est encore un peu emprunté, mais tout de même, c'est amplement nourrissant sans avoir besoin de dégouliner dessus. 

Souvenez-vous. Le thème de la ballade de Gernot, cette fameuse ballade dont les lutins sont dingues. Nous venons juste, ci-dessus, de vous en proposer trois retours dans le morceau. Les revoici. Rappelez-vous, Gernot narre à Arindal pour le convaincre l'histoire de Dilnovaz, l'enchanteresse difforme.
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Et à présent, veuillez entendre. Nous sommes à la fin du deuxième acte. Arindal, face aux méfaits terrifiants de son épouse, Médée et Ganelon à la fois, vient de reprendre à son compte les accusations de Gernot en la traitant de sorcière. Vous entendez le moment de la malédiction. En deux moments, Ada le supplie de n'en rien faire. Et voyez quel thème la soutient...
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... l'orchestre esquisse la première partie du motif de la sorcière, par deux fois. Il ne s'agit pas là d'une coïncidence, il y a vraiment retour d'un concept, contenu dans un motif musical qui fait sens, et qui a été altéré et réorchestré, de la ponctuation aux bois d'une ballade à l'accompagnement orchestral du désespoir d'Ada. Et il s'agit de tisser des liens - la ballade, comme dans le Hollandais, contient tout en germe. Et si le procédé de la ballade fondatrice est absolument typique de l'époque (on la trouve aussi bien dans La Dame Blanche de Boïeldieu, Zampa d'Hérold, Fra Diavolo d'Auber que dans L'Africaine de Meyerbeer, et même, un peu tardivement dans le drame, dans le Vampyr de Marschner, véritable modèle de celle de Senta), celui d'un motif aussi puissant, même réutilisé une seule fois, est nouveau. A notre connaissance du moins, car l'histoire méconnue de la musique révèle très souvent des surprises.
Le soupçon de sorcellerie, donc, se trouve ainsi tissé à traver les actes de façon très forte grâce à la musique, et à cette première tentative, réussie, d'usage d'un vrai leitmotiv.

Wagner est décidément un caïd.
[Il faudra bien un jour qu'on vante sa musique pour piano, manière de s'enfoncer définitivement dans le contre-courant. Elle est injustement méprisée, et pourtant, c'est presque aussi beau que du Czerny.]

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Ceci marque la fin de la nouvelle présentation des Fées de Wagner par les forces de CSS. Viendra à présent la représentation proprement dite, mais ces préalables nous paraissaient indispensables - et plus utiles, en fin de compte, que notre avis sur le spectacle lui-même (qu'on a bien vu ou pas du tout...).

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Notes
[1] Pourquoi nier que nous avons été tenté par un plus laconique et non moins enfantin pouêt-pouêt ?


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Commentaires

1. Le samedi 11 avril 2009 à , par Lavinie :: site

Je suis frustrée.
Je boude.
Le théâtre du Châtelet aurait vraiment pu - dû - me réserver une place je trouve.

2. Le samedi 11 avril 2009 à , par DavidLeMarrec

D'autant qu'il restait des places en assez grand nombre, y compris à prix abordable...

3. Le samedi 11 avril 2009 à , par Lavinie :: site

Même pas vrai - du moins pas lorsque j'étais à Paris!! Bah, au moins je suis allée à Pleyel et à Garnier.

4. Le samedi 11 avril 2009 à , par DavidLeMarrec

Oui, j'ai vu que tu n'avais pas perdu ton temps.

Tu as seulement téléphoné, ou tu t'es déplacée au guichet avant la représentation ?

5. Le dimanche 12 avril 2009 à , par Lavinie :: site

euh... je me suis déplacée sur le site web. En même temps, s'ils sont aussi accueillants au Châtelet qu'à Garnier... Le gros baraqué de la sécu qui te barre l'entrée "Qu'est-ce tu veux?" "- Ben... des billets pour un opéra." et celui du guichet qui te toise et fait une grimace "Oui, il me reste encore des places, mais très chères." "- C'est-à-dire?" "-très chères."
J'aime pas trop qu'on me prenne d'abord pour Ben Laden qui s'en va poser une bombe à l'opéra, et encore moins pour une gueuse qui n'a rien à faire dans ce genre d'endroit.

Bon, je vais arrêter de bouder et lire tes articles.

6. Le dimanche 12 avril 2009 à , par DavidLeMarrec

Je ne veux surtout pas te donner des regrets, mais ça te sera utile. Il faut savoir que TOUS les sites de maisons d'Opéra ont un contingent limité pour Internet, ou à tout le moins des places (avantageuses bien sûr) qu'il faut aller chercher au guichet.

En l'occurrence, il ne restait que cher sur le site, mais de tout au guichet.


Quant à Garnier, j'y ai croisé de tout, du très cordial (j'ai pas mal papoté avec la Sécurité, pour Yvonne) au grotesque (le placement militaire pour faire la queue, comme si on attendait pour entrer dans un abri anti-atomique). C'est partout pareil sans doute, mais disons qu'à Paris, statistiquement, la chance de tomber sur des désagréables est bien plus élevée qu'à Bordeaux, véritable pays nonchalant de conte de fées en comparaison.

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David Le Marrec

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