Les trois vertus cardinales de la mise en scène
Par DavidLeMarrec, jeudi 11 juin 2009 à :: Vienne décade, et Richard Strauss - Disques et représentations - Pédagogique - Théâtre filmé (et autres cinémas) - Glottologie :: #1278 :: rss
Par l'exemple.
L'intérêt d'une mise en scène peut se résumer en trois pôles.
1) Le plaisir esthétique auquel les néophytes et les conservateurs la réduisent parfois, la « mise en décors », le fait que le plateau soit agréable à contempler.
2) L'animation du plateau, le fait que la direction d'acteurs ne laisse pas de place à l'ennui, rende la pièce vivante et fasse sentir la différence avec une lecture pour le théâtre parlé et une version de concert pour le théâtre chanté.
3) Le sens apporté par les choix du metteur en scène, qui éclairent d'une façon subtile ou inédite l'explicite écrit par le dramaturge ou le librettiste.
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Il est assez rare que les trois paramètres soient réunis. Il suffit d'une transposition laide pour des raisons idéologiques ou économiques (ou d'une littéralité kitschouillisante), d'une paresse de la direction d'acteurs ou d'une maladresse des acteurs, et surtout de la difficulté à rendre 'jouables' et 'lisibles', concrètement sur une scène, les commentaires les plus profonds sur une oeuvre.
Ce qui est peut-être la plus belle mise en scène connue des lutins évite tous ces écueils à un degré assez spectaculaire.
D'autant plus qu'il s'agit du Rosenkavalier de Richard Strauss, une oeuvre très datée dans ses rapports sociaux, donc difficile à transposer n'importe comment sans l'abîmer, et souvent par conséquent le théâtre du triomphe des mises en scène les plus confites dans le conservatisme complaisant et le décor-choucroute.
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Il s'agit de la mise en scène de Marco Arturo Marelli, jouée notamment à Graz, Copenhague et Hambourg. Commençons par le début de l'oeuvre :
1) Aspect esthétique :
Le plateau est magnifique, très dépouillé, peu de mobilier, peu de choses datables, mais globalement plutôt Louis XV comme atmosphère, c'est-à-dire précisément la Vienne de Marie-Thérèse convoquée par le livret. Les costumes sont de la même eau, avec des formes caractéristiques, mais qui n'imitent pas les raffinements complexes des robes architecturées du temps. De la littéralité sobre, disons.
Le sol tout entier est constitué d'un tableau, refleté par un miroir pour les rangs qui ne peuvent le voir. Chaque acte dispose de sa fresque, en ton avec ce qui se déroule évidemment - ici, pour l'alcôve, des chairs roses comme du Boucher, un plafond rococo digne d'un Opéra. Les personnages se mêlent avec bonheur au tableau en s'allongeant, en se donnant la main, en prenant des poses - s'y fondant tandis qu'ils évoluent, indépendamment, au sein de leurs propres psychologies.
Les lumières évoluent logiquement de la nuit claire au jour franc, en passant par les teintes jaune d'or de l'éveil, avec un plaisir rétinien évident.
2) Animation scénique :
Le mouvement est constant. Les personnages se posent partout ; sur le lit de toutes les façons, allongés, accoudés, assis, rêveurs ou chahutant ; debout dans la pièce, marchant, se contemplant, se tournant, dansant ; et allongés sur le sol, s'étirant, se donnant la main, se recomposant différentes poses complémentaires... Aucun temps mort visuel.
Par ailleurs, chaque personnage est caractérisé par un type de mouvement. Les gestes d'Octavian sont brusques comme ses pensées, impulsif, trop direct pour être tout à fait sincère ; ceux de la Maréchale sont plus amples, plus las, plus tendres aussi, toujours empreints d'une certaine mesure qui tient à la noblesse aussi bien qu'à la rêverie.
De ce point de vue, Marelli est très bien certain par Lucy Schaufer en Comte très actif, et surtout par Melanie Diener, d'une hauteur de ton jusque dans la familiarité qui est très impressionnante.
3) Sens apporté :
Le rapport de la Maréchale à Octavian est d'emblée présenté comme maternel ; à plusieurs reprises, ses gestes trahissent qu'elle pardonne de minuscules affronts qui lui sont faits ; surtout, l'attitude qu'elle prend pour recueillir la tête de son enfant sur ses genoux révèle, sans abondance d'indices abscons, la disymétrie entre leurs deux amours. Leur différence de nature ayant aussi une incidence logique sur leur différence d'intensité... et de durée. Le congé qu'elle lui donne ainsi à la fin de l'acte n'est rien d'autre qu'un devoir pour éviter une position incestueuse qui prive Octavian du Monde, ce dont elle ne se sent pas le droit.
Les jeux, en particulier la danse centrifuge, seront repris au dernier acte avec Sophie, une fois la Maréchale oubliée. Le metteur en scène pose ici aussi des jalons pour comprendre la nature des rapports entre personnages.
Carton plein.
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Pour cela, il suffit de comparer avec n'importe quelle autre version. Nous ne parvenons pas à charger la version aixoise de 1987, mais les poses sont infiniment plus statiques et convenues (pendant la petite ritournelle mozartienne, il est dit qu'on mange, et on mange jusqu'à ce qu'elle se finisse, par exemple). Sans compter le rapport beaucoup plus froid et emprunté des acteurs entre eux. Le décor est aussi infiniment plus chargé lorsqu'on croit qu'il est l'élément le plus essentiel d'une mise en scène, si ce n'est le seul valable (!)...
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Tentons un second extrait, avec la centrale Présentation de la Rose.
Point de pompe qui ne fasse sens ici. Superbe entrée soudaine des cosaques, dans une sorte de précipitation fastueuse, et soudain, en même temps que le motif aérien du coup de foudre, le temps se suspend, et la durée de la remise des sabres au fourreau prend tout le duo. 1) C'est très beau, 2) c'est très efficace scéniquement, ces deux seuls personnages qui s'animent, 3) et enfin, cela crédibilise totalement l'arrêt sur image et le dialogue très libre qui se produisent : Marelli nous dit que la musique ne mime non pas une réalité objective, mais bien plutôt un temps psychologique.
Quine à nouveau.
D'autant que Ha Young Lee joue Sophie avec un ton très exact. Loin du personnage épuré, candide et niais qu'on nous sert trop souvent, les prétentions et le mauvais caractère, pourtant explicites dans le texte de Hofmannsthal (un peu moins dans la musique) éclatent non seulement dans les consignes frondeuses de Marelli, mais aussi sur les mines boudeuses qui se succèdent sur sa frimousse.
Pour comparaison - et sans malice - voyez ce qu'en font les assistants d'Otto Schenck, lors d'une éternelle reprise de sa production viennoise :
Oui, certains trouvent ça joli, et il est exact que le côté théâtre de marionnette a son charme, mais pour l'animation et le sens, on repassera. Chez Marelli de préférence.
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Tout cela simplement pour poser quelques filtres afin de classifier les mises en scènes et de les commenter ; et pour crier les louanges de cette mise en scène exceptionnelle, diffusée sur Arte en 2008, et qu'un éditeur de DVD serait bien inspiré de proposer à la vente, même si aucun nom célébrissime n'y figure. Musicalement, même si la direction de Simone Young n'a rien de phénoménal, même si on pourra trouver les bizarreries vocales de Melanie Diener un peu frustrantes, le résultat est de très haut niveau, surtout vocalement (y compris pour les glottophiles, comme le chanteur italien époustouflant de Wookyung Kim). Et le charme scénique de l'ensemble doit beaucoup, en plus de Marelli, c'est l'évidence, à la présence très singulière de Melanie Diener précisément.
En attendant, CSS a une pensée émue pour tous ceux qui n'ont pas pu voir la retransmission de cette soirée hambourgeoise.
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Sur ces entrefaites, point d'épilogue, bonne soirée à nos lecteurs, on nous attend au concert.
Commentaires
1. Le jeudi 11 juin 2009 à , par Sylvain
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