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Marschner / Wohlbrück - DER VAMPYR : une histoire des sources depuis Byron-Polidori

Il faut peut-être débuter cette balade par l'Indonésie, lorsqu'en 1815, le Mont Tambora entra en éruption. Il s'agit de la plus forte éruption connue depuis l'an 186, sur le degré 7 de l'échelle de Chris Newhall (baptisée Volcanic Explosivity Index). Le seul degré restant, le huitième, remonte à 26500 années.
Pour donner une idée simple : chaque degré suppose une multiplication par 10 de la force de l'éruption. La vulgarisation s'arrête généralement au degré 3 ou 4, baptisé péléen, et qui correspond à l'explosion de la Montagne Pelée en 1902. Au dessus, le cas du Mont St. Helens est bien connu, car assez récent (1980), ayant décapité la montagne, et dont le seul bruit, devenu onde de choc, pouvait aisément tuer. On est là au degré 5.
C'est-à-dire que l'éruption du Tambora a été 100 fois plus violente, propulsant 100 km³ de matière.

On comprend aisément que, l'été qui suivit, le soleil, masqué autour du globe par les poussières expulsées du volcan, n'a guère été au rendez-vous. Il était de plus, paraît-il, assez pluvieux.

Toujours est-il qu'en 1816, lorsque Mary Wollstonecraft Godwin, accompagnée de son futur mari (dont elle avait déjà décidé de porter le nom), frappe à la grille de la Villa Diodati, sur le Lac Léman, le ciel est couvert et l'atmosphère particulièrement fraîche.


L'entrée de la Villa Diodati, de nos jours.


Aussi leur hôte, un Lord dont l'Histoire a conservé quelque souvenir, convient-il avec eux de renoncer à leurs activités de plein air pour rentrer causer. On sait notamment que la conversation a abordé, à travers le galvanisme, la possibilité de ramener un corps - ou des morceaux de corps - à la vie. On a même débattu d'Erasmus Darwin, à qui on attribuait l'animation de cadavres. Puis on lut des histoires germaniques de fantômes (tiens, tiens), et le maître de maison proposa que chacun écrive, pour prolonger leur conversation, une nouvelle.

Mary Godwin prépara sa nouvelle, mais, sur les encouragements de son accompagnateur, Percy Bysshe Shelley, finit par livrer à la postérité Frankenstein ou le Prométhée moderne. Bien qu'étant à l'origine du projet, Lord Byron fut moins disert : il proposa une ébauche de conte de vampire, largement inspirée de récits qu'il avait entendus en Europe Centrale et dans les Balkans.

Cependant le médecin personnel de Byron assistait à la soirée. Il reprit l'histoire et la développa un peu dans une nouvelle cohérente, précédée d'une introduction, en réalité plus intéressante que le récit lui-même, dans laquelle l'origine du mythe et ses états dans l'Europe Centrale sont rappelés. Le récit paraît en 1819, et il s'agit du premier récit de vampire de langue anglaise. Le nom de Byron, plus prestigieux, est conservé pour la publication originale, mais aujourd'hui, on s'accorde généralement pour reconnaître que, si la matière est bien de Byron (ou plutôt recueillie par lui...), les mots sont du docteur John William Polidori.

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Les sources de Marschner

Heinrich August Marschner, maillon manquant de l'opéra romantique allemand entre Weber et Wagner, a particulièrement aimé les sujets habités par un surnaturel inquiétant, ou à tout le moins baignant dans une atmosphère historique pesante. Parmi les plus célèbres, outre Le Templier et la Juive, il y a le sombre Hans Heiling au royaume des fées (le contexte n'est pas sans rappeler le premier opéra de Wagner), mais aussi Das Schloß am Ätna (« Le Château au bord de l'Etna »), Adolf von Nassau ou encore Sangskönig Hiarne und das Tyrfingschwert (qui évoque l'épée Hervararkviða - Tyrfing en allemand - de la saga Hervarar dans l'Edda). Jusque dans ses assez nombreuses pièces comiques, la veine moyen-âgeuse est exploitée, à défaut de - témoin Des Falkners Braut (« La Fiancée du fauconnier »).

Sa veine favorite, à l'instar de Weber au demeurant, mais en plus sombre, se situe donc aux confins du Moyen-Age... et du fantastique gothique. [1]

Le Vampire de Marschner (1828) se situe en réalité à la croisée de sources extrêmement nombreuses et significatives de son époque. Le rôle-titre porte le nom du personnage de Byron / Polidori (1819) : Lord Ruthven, personnage froid et séducteur, s'exerçant exclusivement sur les femmes. La dimension que nous trouvions défaillante chez Bram Stoker (voir l'entrée '5.') est ici, non pas développée, mais tout à fait suggérée. La psychanalyse de comptoir parlerait volontiers de couple Eros-Thanatos, et c'est effectivement peu ou prou l'idée qui s'attache à la figure du vampire dans ce qu'elle peut avoir de plus riche.
A noter qu'un autre opéra allemand (Peter Josef von Lindpaintner sur un livret de Cäsar Max Heigel), écrit l'année des représentations du Marschner, fait porter le nom d'Aubri - Aubrey chez Polidori, Aubry chez Wohlbrück / Marschner - au vampire, c'est-à-dire celui, à l'origine, du principal opposant de Ruthven...

Le nom de Ruthven lui-même apparaît dès 1816 dans le roman Glenarvon, de type gothique, de Lady Caroline Lamb - paru anonymement. Il correspond à Byron, qu'elle a quitté à cause de la passion dévorante et dangereuse (y compris pour son mariage avec Lord William Lamb), et le portrait n'est pas flatteur. Mais il ne s'agit pas d'un vampire. Il a fallu sans doute une certaine dose d'autodérision à Byron pour réemployer ce nom non pas trois ans plus tard (date de publication de la nouvelle de Polidori), mais la même année (date du défi avec Mary Shelley) !

Dès février 1820, le personnage, d'après Polidori, est prolongé par Cyprien Bérard, directeur du Théâtre de Vaudeville (et publié par Charles Nodier, à qui on attribue souvent à tort, Wikipedia en tête [2], la paternité du récit - décidément, que d'usurpateurs dans cette histoire !), dans Lord Ruthwen ou les Vampires.
Et voilà une adaptation pour le théâtre (toujours le même titre : Le Vampire), sous forme de mélodrame (pas au sens musical [3] du terme, même s'il y avait peut-être de la musique dans l'affaire), par Pierre François Adolphe Carmouche, Charles Nodier lui-même et Achille François Eléonore Marquis de Jouffroy d'Abbans [4]. C'est la première source directe de Marschner, et aussi celle de la pièce homonyme d'Alexandre Dumas père (1851), qui avait précisément rencontré Nodier en 1823 à l'occasion d'une reprise de ce Vampire.

La seconde source directe est elle aussi tirée de Polidori : il s'agit du drame allemand de Heinrich Ludwig Ritter : Der Vampir oder Die Totenbraut (1821).

Tout cela est adapté par le très méconnu Wilhelm August Wohlbrück pour l'opéra.

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Bref, on voit le profit qu'il y a à se reporter à cette pierre angulaire qu'est le court récit de Polidori, aussi bien pour comprendre l'origine et les propriétés de l'adaptation de l'opéra que pour affiner la perception du vampire qu'on a déjà débutée presque malgré nous.

On sait donc ce qu'il nous reste à aborder...

Notes

[1] Je préfère parler de merveilleux horrifique, parce que le fantastique est également une catégorie, à partir du la fin du XIXe, qui joue de l'hésitation sur l'interprétation d'événements inexplicables. Mais on peut fort bien s'entendre sur le fait que, s'agissant du début du siècle, il ne s'agit pas de débattre de la véracité des faits présentés : dans le cadre d'une fiction épouvantable, on accepte comme aussi naturel le vampire ou le royaume des Fées qu'on le fait pour le dragon ou la mélusine dans la littérature médiévale.

[2] Qu'on se rassénère promptement : c'est corrigé.

[3] Un mélodrame, on l'a souvent indiqué, est un moment musical dans lequel le texte est déclamé en voix parlée tandis que des instruments accompagnent et ponctuent la récitation. Le principe est issu du théâtre grec antique.

[4] La même année, on compte pas moins de trois pièces à vampire, dont une parodie, Cadet Bouteux ou le Vampire, qui raille notamment les prétentions d'authenticité avec les faux-nez d'éditeurs bien connus depuis un siècle. Polidori ne joue d'ailleurs pas du tout sur cette corde, bien au contraire démystifiant par avance ce qu'il qualifie lui-même de superstition.


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