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Brèves autour de... la genèse d'Arabella - 2, Les sources : deux pièces et beaucoup de bricolage


A. L'idée de Hofmannsthal

La conception d'Arabella débute à l'issue de la collaboration entre Hofmannsthal et Strauss sur L'Hélène égyptienne [1], en 1927.


Le début d'Arabella.


Le 1er octobre, Hofmannsthal envoie une lettre à Strauss dans laquelle il lui fait remarquer que Der Fiaker als Graf ( « Le cocher devenu comte » ), une de ses comédies inachevées, avait quelque chose du Chevalier à la Rose, qui faisait leur fierté commune - et la grande popularité de Strauss dans le monde. On ne souvient par exemple que lorsqu'il veut entrer dans les camps pour demander des nouvelles de la famille de sa bru Alice, aussi bien qu'au moment où l'armée américaine veut réquisitionner Garmisch, Strauss se présente comme le compositeur du Chevalier à la Rose - ce ne fut efficace que dans le second des deux cas.

On se trouve en effet, dans cette pièce, dans l'univers de l'aristocratie viennoise, autour de la question de la séduction d'une femme admirée. Dès sa lettre du 13 novembre, Hofmannsthal annonce à Strauss qu'il a décidé de mêler cette base à une autre de ses comédies inachevées, et projette déjà d'en faire en trois actes un Spieloper (un opéra-bouffe), voire une opérette (on voit ce qu'est le standard de l'opérette straussienne, et pourquoi celui-ci méprisait passablement Lehár).

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B. Les deux pièces

Lire la suite.

Notes

[1] On lit souvent comme traduction pour Die Aegiptische Helena « Hélène d'Egypte » ou « Hélène l'Egyptienne », qui sont assez peu clairs, puisqu'il s'agit bien d'Hélène de Sparte et non d'un autre personnage. D'une certaine façon, la traduction « Hélène d'Egypte » prolonge la tradition autour de la dénomination "Hélène de Troie". Mais L'Hélène égyptienne, que je ne crois pas avoir lu jusqu'à ce jour, me paraît le choix le plus clair et le plus proche de l'esprit de l'original : il s'agit bien d'un épisode égyptien de la légende d'Hélène. Par ailleurs, on n'écrirait pas très volontiers, il me semble, Die Trojanische Helena. Ces remarques ont été mises à part dans cette courte entrée.


B. Les deux pièces

Le Cocher devenu comte comportait, et c'est à peu près tout ce qui en reste dans Arabella, un grand Bal des Cochers où trônait leur mascotte, la Milli des Fiacres. C'est de là que provient la présence bizarre et très accessoire de la colorature superficielle et ostentatoire Fiakermilli.

Les relations entre personnages sont inspirées, au départ, par une nouvelle de 1909 de Hofmannsthal : Lucidor, Figuren einer ungeschriebenen Komödie ( « Lucidor, Personnages d'une comédie non écrite » ). On y reviendra plus amplement, mais la nouvelle est centrée autour du personnage travesti de Lucile (pour une raison similaire à Zdenka), qui à force de tenir compagnie à l'un des soupirants de sa froide soeur aînée Arabella, s'en éprend et lui donne des gages nocturnes en secret, gages en considérable décalage avec la conduite indifférente de « l'Arabella du jour ».
Dans la nouvelle, Arabella est un personnage secondaire, lointain et assez peu sympathique. L'équivalent de Waldner, le père von Murska, est mort depuis longtemps.

Dès ce début de conception à la fin de 1927, Hofmannsthal souhaitait introduire un prétendant étrange et ambigu, « le personnage le plus singulier de la pièce, venu d'un univers presque étranger (la Croatie), un personnage quasi bouffe, tout en étant un solide gaillard, capable de sentiments profonds, sauvage et doux, presque démoniaque. » Devant les réticences de Strauss qui faisait remarquer que Le Chevalier à la Rose devait son succès au personnage de la Maréchale, subtil et sublime (par ailleurs féminin, et on sait l'inspiration de Strauss sur ce chapitre...), Hofmannsthal précise déjà son titre et son héroïne : ce Croate sera certes la figure la plus originale, mais le personnage principal sera éponyme : Arabella.

On opérait donc la bascule depuis Lucile-Zedenka vers Arabella, et on lui inventait pour ce faire une histoire d'amour plus propre à susciter l'adhésion du public.

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C. La part de Strauss

Strauss n'était pas très séduit par le projet, notamment parce que le choix lui paraissait trop facile pour distinguer Mandryka des autres prétendants, et aussi en raison de plusieurs personnages secondaires dont il demandera la suppression (un soupirant entrepreneur en bâtiment [1], un violoniste tzigane qui « [sentait] fortement son Lehár » et un juif). Par enthousiasme ou par facétie, il avait emprunté à la bibliothèque les collections de chants populaires croates réalisées par Franjo Ksaver Kuhač et menaçait d'écrire « un ballet géant pour notre acte II » en utilisant ce matériau thématique. On imagine aisément l'effroi de Hofmannsthal voyant déjà ses cochers viennois défiler au son des romances des Balkans... Il semble en tout cas qu'il n'ait pas été séduit par la proposition.

Ce matériau sera abondamment utilisé par Strauss, mais de façon plus subtile, dans les motifs récurrents de l'opéra.

Outre ces suppressions, on doit plusieurs traits fondamentaux du drame à Strauss, comme souvent, et pas seulement dans Capriccio. On peut même dire que tout ce qui rend ce drame profondément attachant émane de suggestions de Strauss. Il demande ainsi qu'il y se trouve une épreuve pour que l'inclination d'Arabella ait vraiment quelque chose qui se distingue du simple choix du meilleur prétendant. Il suggère qu'étourdi par le champagne, il ait « une vraie scène d'amour, peut-être avec Milli-des-Fiacres », et que par ailleurs, « sa confiance en Arabella soit vrament ébranlée ».

Tout le ressort principal du vaudeville sérieux est ainsi soufflé par Strauss - que Hofmannsthal met remarquablement en place en reliant le doute de Mandryka à la clef de la chambre d'Arabella fournie à l'un des prétendants par Lucidor-Zdenka. Dans la nouvelle de 1909, personne n'était témoin de la prise du rendez-vous.

L'épreuve qualifiante dont on parlait mercredi émane donc de Strauss.

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Par ailleurs, pour répondre à sa demande de singularité de l'amour du couple principal, Hofmannsthal invente l'intuition d'Arabella du Richtige, l'homme sur terre qui lui convient. Si le personnage d'Arabella conserve de la nouvelle Lucidor son caractère coquet et distant, c'est ici encore une indication de Strauss qui pousse de façon déterminante le personnage vers cet idéalisme presque maladif, qui sera mis à l'épreuve par la réalité de la rencontre rêvée.

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Enfin, autre intervention d'importance, le 6 juillet 1929, il réclame un monologue pour la fin du premier acte, assez long et contemplatif - ce à quoi Hofmannsthal répond par Mein Elemer, si bien que le compositeur finit par se montrer pleinement satisfait du texte du premier acte.

Autant les questions dans l'air sentent l'ajout et le bavardage, autant le songe sur l'engagement de l'homme rêvé avec une autre femme a quelque chose de vraiment touchant. C'est aussi le moment où Strauss explose musicalement, pour une très belle fin d'acte - bonne intuition !

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D. Premier bilan

Arabella procède donc de la réorganisation thématique de deux drames inachevés de Hofmannsthal, proposés par lui et abondamment arrangés pour créer une autre oeuvre originale.

Comme à son habitude, Strauss est beaucoup intervenu, et a montré l'inspiration dramaturgique juste en bien des endroits, si bien que le caractère final de la pièce Arabella lui doit une large part de son caractère spécifique. [Grâce au parti qu'en a tiré le poète bien entendu, car on sait bien ce que le malheureux Gregor produisait de l'imagination de son compositeur.]

Et contrairement à l'habitude, Hofmannsthal a exécuté sans broncher les recommandations de Strauss. Peut-être était-elles tout simplement bonnes, peut-être était-il fatigué.
Il souffrait en effet d'artériosclérose depuis 1926, et son décès par une attaque le jour de l'enterrement de son fils, devenu une légende romantique, devait aussi à cette prédisposition, indépendamment du choc (le suicide s'étant déroulé sous ses yeux, dans sa maison - pour quelqu'un qui a chanté l'espoir dans les nouvelles générations comme dans La Femme sans ombre, quel écroulement...).

On entrera plus tard dans le détail des contenus de Lucidor.

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P.S. :

Il existe déjà un certain nombre de notules autour d'Arabella :

  1. Généalogie du prénom ;
  2. modulations et leitmotive ;
  3. vidéographie ;
  4. discographie ;
  5. introduction générale à l'oeuvre ;
  6. brèves autour de... Arabella - 1, une suite pour Arabella ? ,

que vous pouvez retrouver dans la catégorie Richard Strauss de Carnets sur sol.

Notes

[1] Non, rien ne permet de penser qu'on ait voulu faire un parallèle avec Gropius, esprits mal tournés !


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Autres notules

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David Le Marrec

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