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Andromaque de... Grétry - (Niquet, TCE 2009) - II - Le livret : la polémique Racine


Une fois exprimé nos attentes impatientes de la découverte de ce chaînon manquant dans la très pauvre documentation de cette Quatrième Ecole de tragédie lyrique, impatientes mais peu rassurées, penchons-nous un peu sur ce qu'est réellement l'oeuvre. En commençant par son poème dramatique.

3. Le livret
3.1. Racine recruté

Le livret se révèle extrêmement proche de Racine, dont il reprend tout de même 80 vers intégralement, ce qui est une première et une audace qui lui ont beaucoup été reprochées. Certes, l'abbé Pellegrin avait déjà employé des fragments de vers raciniens dans Hippolyte et Aricie mis en musique par Rameau, mais pas au point d'inclure si effrontément le grand aîné dans son travail.

Louis-Guillaume Pitra (1735-1818) s'en excuse platement dès son Avertissement des auteurs, d'une façon qui paraît extrêmement naturelle et convaincante au lecteur de notre époque - oui, c'est une dénaturation honteuse, qui ne prétend pas approcher l'original, mais plutôt lui faire hommage en s'inspirant de l'émotion qu'il peut causer, en le proposant à la mise en musique d'un compositeur reconnu.

Pour adapter cette tragédie de Racine à la scène lyrique, il a fallu sacrifier mille beautés que l'on a regrettées autant que le feront tous les gens de goût. On a senti plus que personne le ridicule, l'audace même d'une pareille entreprise ; mais l'on n'a eu d'autre prétention que de servir le génie d'un artiste dont les talents ont fait si souvent nos délices, et tout le monde sait que la marche d'un opéra nécessite les retranchements que l'on a été forcé de faire au poème de l'immortel Racine. On a conservé les vers de ce grand homme, autant que la coupe des scènes, la forme des airs et du récitatif l'ont permis. Il a fallu malheureusement mêler souvent d'autres vers avec les siens pour former la contexture de l'action. On espère que le public pardonnera cette espèce de sacrilège, en faveur du motif qui l'a fait faire.




Et précisément, comme le redoutaient les auteurs, on reprocha beaucoup à cet opéra de Grétry, lors de sa création à l'Académie Royale de Musique, le 6 juin 1780, son mélange des genres.

3.2. Le pourquoi du scandale
3.2.1. Les règles fondamentales

Il faut se remémorer que la tragédie lyrique naît sous forme d'un genre complémentaire et distinct de la tragédie classique parlée.
A l'origine, il s'agit de transposer le théâtre à machines prisé du public de cour et du public parisien dans une forme française intelligible ; par ailleurs, afin d'asseoir le prestige de la Cour française, on cherche à créer un style typiquement louisquatorzien dans le domaine de l'opéra où règnent sans partage les Italiens, dont les oeuvres sont jouées en langue originale à Paris. Lully, après quelques essais dans le domaine mixte de la comédie-ballet (Le Bourgeois Gentilhomme) et de la tragédie-ballet (Psyché I) avec Molière et parfois Quinault et Corneille, parvient à édifier le premier style musical authentiquement français, le seul à résister en Europe à la norme italienne - ce qui se prolonge plus tard avec le Grand Opéra de la première moitié du XIXe, dont les codes, et en particulier l'introduction nécessaire de ballets, héritent directement de la tragédie en musique de Lully / Quinault.

Cette innovation se produit alors qu'il existe depuis longtemps un théâtre parlé en France, comme partout ailleurs. Un théâtre très codifié. Et la tragédie lyrique va précisément exploiter ce qui est interdit dans le domaine de la tragédie parlée.

Il fallait avant toute chose que le théâtre soit soumis à la règle de la vraisemblance : c'est-à-dire que les actions ne devaient pas paraître improbables, y compris les actions étroitement attachées aux habitudes scéniques comme le monologue (on doit soliloquer sous le coup d'une grande émotion, comme saisi par le délire, et pas pour une calme délibération bien équilibrée) ; c'est-à-dire que le temps et les déplacements devaient pouvoir coïncider avec la durée approximative de la représentation (quelques heures). D'où découlent toutes les règles que l'on décrit comme les unités et dont la logique revient toujours à cette vraisemblance. Même le vraisemblable extraordinaire, possible mais assez peu probable, dont use à son gré Corneille, était considéré comme une transgression.
Evidemment, la priorité de la vraisemblance ne porte pas sur les mêmes éléments que nous le faisons aujourd'hui - il suffit de considérer le langage filmique, même des grands réalisateurs, pour s'apercevoir que si le goût du mimétique est demeuré, ce n'est pas en portant sur les mêmes objets.

La tragédie en musique, au contraire, devait utiliser le merveilleux, c'est-à-dire le surnaturel, les changements de décor (pour le plaisir du théâtre à machines), et se souciait peu de la vraisemblance de durée, même si les actions paraissent toujours se dérouler d'une traite.
Pas question de marcher sur des oeufs pour traiter la question de la Divinité, au singulier ou au pluriel : ici, les divinités païennes paraissent volontiers, papotent, chantent à plein gosier, mandatent des démons pour danser la gigue la gavotte. Il s'agit, d'une certaine façon, d'un théâtre de plein divertissement, qui ne renvoie plus à l'image qu'on veut se faire de l'humanité et de la religiosité.

Enfin, dans la tragédie parlée, l'alexandrin (et sa richesse) était souverain, tandis que le poème dramaituqe destiné à la mise en musique, devait, lui, alterner les mètres (alexandrin, décasyllabes, octosyllabes, hexasyllabes) de façon résolument asymétrique pour permettre au compositeur de varier les rythmes et les inflexions.

3.2.2. Le problème

Bref, les deux théâtres, totalement complémentaires, étaient tout à fait incompatibles, et les observateurs de bon goût tenaient à ce qu'ils conservent leur place propre.

On conçoit bien dès lors la gêne que pouvait susciter l'importation de vers prévus à un autre usage, adulés mais détournés, dans une tragédie en musique.

De surcroît, dans le livret d'Andromaque, on ne trouvera pas de démons (rien que des invocations un peu abstraites de la jalousie et des Erinyes), ni même de magie de près ou de loin. Quatre personnages plus un confident à quatre vers. Véritablement le format d'une véritable tragédie classique. Les danses sont rares, le propos toujours violent et rarement décoratif (pas d'airs galants, un seul air vraiment élégiaque), bref un mélange des genres rendu manifeste par l'emprunt revendiqué à Racine.

C'était déjà le tour pris par la tragédie lyrique de cette dernière école, puisqu'Iphigénie en Tauride par exemple, que ce soit chez Piccinni ou chez Gluck, ménage fort peu de place aux dieux. Avec tout de même l'intervention de Diane, et le fondement sur l'histoire d'un rapt surnaturel, de retrouvailles fortuites aussi (vraisemblable extraordinaire).
Dans Andromaque, il ne reste plus que les noms légendaires (même plus mythologiques, puisqu'on parle des suites de la guerre réelle de Troie), et des passions totalement humaines.

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A suivre : le contenu.


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Commentaires

1. Le mercredi 21 octobre 2009 à , par Moander

On imagine bien le mythe que devait être cette pièce à l'époque car Pitra est très lucide et après justification, on se demande vraiment ce que l'on peut lui reprocher (surtout vu le résultat final!).

Et ton verdict sur le poème remanié alors?

Il faudra que je te l'emprunte à l'occasion!!

2. Le jeudi 22 octobre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Racine était encore plus important qu'on peut l'imaginer aujourd'hui, puisque l'esthétique classique (et ses contraintes) avait perduré dans le théâtre, ce qui fait que Racine, tout en représentant un sommet passé idéalisé, était aussi le modèle absolu du présent.

Et faire 'passer' cela dans un genre conçu pour le divertissement, ce n'était pas très bien vu en un temps où les arts et les genres étaient très hiérarchisés.

Mon verdict, c'est l'objet de la prochaine notule, patience. :) En principe, je devrais passer ensuite aux innovations musicales.

J'ai effectivement cherché, le livret ne semble pas numérisé... (Ce qui m'oblige à taper d'une main le texte en abrégé avant de le remettre en forme, lorsque je veux le citer...)

3. Le jeudi 22 octobre 2009 à , par Moander

Modèle absolu du présent?? Un siècle après?
Tu veux dire que des dramaturges milieu-fin XVIIIème qui se sont essayés à la tragédie comme Voltaire, Lemierre ou de Belloy n'apportent rien au genre?
Moi qui contais faire une tentative dans ce répertoire méconnu lorsque j'aurais le temps, tu ne m'y incites guère...

4. Le jeudi 22 octobre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Ce n'est pas tout à fait ce que j'ai dit : je soulignais simplement que si le prestige de Racine était comparable à celui de Hugo chez nous (encore qu'il y ait pas mal de petits malins qui aiment le dénigrer au profit de torturés notoires :) ), on ne peut pas s'arrêter à ce parallèle.
Parce qu'à l'époque, on écrivait encore des textes sur ce même modèle. Racine était donc à la fois une image du génie et le modèle du style encore en vigueur, ce qui le rendait doublement intouchable.

Mais non, je ne te dissuade surtout pas d'aller te balader là-dedans. Voltaire ne me bouleverse pas vraiment, mais plus tard, Clément, dans le dernier quart du siècle, propose une très belle Médée, assez optimiste et dans un genre assez contaminé par l'opéra. C'est une des plus belles Médée que j'aie lues, et même si la langue est moins puissante que celle de Corneille aîné, elle a énormément de charmes, plus attachante d'une certaine manière grâce à des caractères un peu moins paroxystiques.

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