L'apparition de la 'musique subjective'
Par DavidLeMarrec, vendredi 1 janvier 2010 à :: Pédagogique - Baroque français et tragédie lyrique - Opéra-comique (et opérette) - Opéras de l'ère classique - Saison 2009-2010 - Andromaque de Grétry (1780) - Tirso, Molière, Beaumarchais, Da Ponte et Mozart :: #1445 :: rss
On poursuit donc notre périple à peine débuté autour de ce thème.
Par musique subjective, on entend ici une musique liée à une action qui au lieu d'être écrite comme les personnages sont censés l'entendre, est écrite telle qu'ils la perçoivent. C'est un procédé qui apparaît bien avant le vingtième siècle, et même avant les romantiques. On se propose ici, extraits et au besoin partition en main, d'en observer les deux premières apparitions que nous ayons pu relever, dans deux chefs-d'oeuvre de la littérature musicale du dernier quart du XVIIIe siècle.
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1. Don Giovanni de Mozart (1787)
C'est en réalité le second exemple par ordre chronologique, on s'occupe du premier ensuite, qui est moins connu.
En plus d'être pour de nombreuses raisons un chef-d'oeuvre, Don Giovanni est l'un de ces premiers exemples. Son mélange de comique et de tragique, son sujet révolté, sa sympathie musicale pour l'anti-héros, la continuité du discours de longs finals, la musique de scène exécutée sur la scène, le final spectaculaire ne sont pas les seuls éléments originaux qui ont marqué les romantiques.
Dans le final du premier acte, à la fête donnée au château de Don Giovanni, quelques musiciens jouent sur scène ce fameux menuet connu de tous (et même jadis présent en orchestre orchestrale dans des compilations classiques).

Mozart prévoit trois orchestres différents sur la scène, ce qui est déjà extrêmement original et tout à fait inédit.
Or, au moment où Zerline va être enlevée par Don Giovanni, la musique s'emballe : Mozart conserve exactement le même matériau, mais écrit soudain en triolets. Il y a même des jeux de changement de mesure décalés qui sont extrêmement inhabituels pour l'époque. Lully changeait beaucoup de mesure dans ses récitatifs les plus dramatiques, mais sur toutes les parties à la fois. Le résultat n'est pas forcément audacieux, mais c'est tout de même une démarche d'esprit qui montre que l'on est au delà du paradigme classique (pas dans le romantisme pour autant, qu'on ne me prête pas de vilaines pensées).

Le premier changement de mesure intervient lorsque Leporello éloigne Masetto en essayant de lui faire danser une allemande (d'où l'altération rythmique, puisque sur un menuet, c'est compliqué...). On voit que les orchestres jouent alors en décalé.
Mais le plus important, ce que l'on entend, ce sont les triolets (et les appoggiatures en demi-tons sur la ligne la plus aiguë, qui donnent ce côté un peu hésitant et 'sale'). Certains chefs en profitent même (ici Neville Marriner) pour faire grincer un peu plus les violoneux embauchés par le seigneur.

Les triolets sont en réalité matérialisés par un second changement de mesure que joue le troisième orchestre. Mais ils contaminent la partie de cor du premier orchestre, plus bas sur la partition, qui tout en restant en 3/4, joue des triolets !
L'effet peut passer inaperçu à l'écoute ingénue, mais il crée clairement un trouble qu'on remarque, lui.
On peut toujours imaginer que les musiciens, absorbés par le petit jeu de don Juan, se mettent à perdre les pédales - ce serait d'ailleurs une idée de mise en scène. Mais c'est une interprétation orientée, voire forcée.
Cette musique se déforme pour rendre le trouble qui saisit Zerline et toute l'assistance, au moment de la commission du méfait - tout tournoie, tout s'accélère.
Ce peut donc être considéré soit comme un effet pour faire discrètement ressentir ce changement au spectateur, soit pour traduire l'impression des personnages (d'une réalité déformée, puisque les musiciens n'ont pas lieu de se mettre à jouer en triolets ou à changer de mesure).
Ce peut être un premier exemple de musique subjective.

Bien que l'effet psychologique des triolets soit indéniable, on pourrait aussi travailler sur l'hypothèse de l'humour, parce que le second orchestre entre, nous précise la partition, ''en s'accordant'', et on voit très bien ici les quintes à vide de l'instrumentiste qui se prépare - comme quoi le début de la ''Neuvième'' de Beethoven, contrairement à ce qu'on raconte souvent, n'a pas inventé cet humour !
On pourrait même interpréter les changements de mesure, de ce fait, comme la parodie de musiciens de seconde zone jouant chacun à leur propre battue. Cela coïncide aussi avec la danse absurde et décalée de l'allemande par Leporello et Masetto sur une musique de menuet.
Cependant le précédent exemple dont nous disposons, sept ans auparavant, est encore de façon plus indubitable une façon de déformer la réalité de la musique censément jouée.
Et c'est...
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2. Andromaque de Grétry (1780)
Ce qui m'a peut-être le plus impressionné dans tout Andromaque est ce moment.
Hermione a lancé Oreste aux trousses de Pyrrhus pour venger ses mépris - c'est la version du mythe où il se marie un peu avec tout le monde (dans certaines versions, il se marie en deux temps avec les deux princesses, en changeant de lieu de séjour) et où Oreste amant d'Hermione est son meurtrier.
Hermione, toujours éprise de Pyrrhus, regrette son geste et s'agite. On entend les choeurs d'hyménée destinés à Pyrrhus et Andromaque, et les agitations d'Hermione, dus à la jalousie et à la peur de la vengeance.
;;Maria Riccarda Wesseling en Hermione, choeurs et orchestre du Concert Spirituel, dirigés par Hervé Niquet le 19 octobre 2009 au Bozar de Bruxelles (le lendemain du concert parisien). Captation de la radio belge.
A un moment de son monologue, vous avez entendu ce hautbois hurler ? Hermione est en proie à une hallucination, elle voit déjà Pyrrhus frappé d'un coup mortel. Et elle entend son cri.
Or, ce hautbois est l'instrument traditionnel de la musette, et l'on enchaîne immédiatement sur une danse joyeuse. Comme si le hautbois était, plus qu'un cri imaginaire (qui serait déjà de la musique subjective), un écho des danses du mariage sur lequel elle se méprend - soit qu'il lui paraisse menaçant, soit qu'elle le confonde avec une voix humaine.
Concevoir ce type d'effet en 1780, c'est tout de même vertigineux, surtout si on considère l'esthétique très lisse et mignarde dans laquelle s'inscrit Andromaque en principe.
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3. Une condition
Il faut peut-être souligner que la musique subjective peut revêtir deux formes :
- une musique entendue par le personnage et qui n'existe pas ;
- une musique réelle entendue par le personnage, mais déformée par sa perception.
Dans le second cas, la condition est bien sûr de disposer d'une musique de scène quelque part, une musique dans la musique que sont censés écouter les personnages.
Ce type de jeu qui adapte Shakespeare au traitement musical sera bien plus fréquent à partir du romantisme, mais pour l'ère classique, on est bel et bien en face des deux opéras les plus novateurs de tout le second XVIIIe siècle, pour ne pas dire de tout le siècle.
Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur les audaces rythmiques de Don Giovanni ou sur l'imagination de l'orchestration et des modulations dans Andromaque. Les deux sont au programme des lutins, lorsqu'on en aura l'occasion, mais vous en avez déjà un petit avant-goût avec cette notule-ci.
Les lutins locaux vous souhaitent une excellente journée.
Commentaires
1. Le lundi 4 janvier 2010 à , par Morloch
2. Le lundi 4 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le lundi 4 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
4. Le lundi 4 janvier 2010 à , par Simon
5. Le lundi 4 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
6. Le lundi 4 janvier 2010 à , par Simon
7. Le mardi 5 janvier 2010 à , par Morloch
8. Le mercredi 6 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
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10. Le vendredi 8 janvier 2010 à , par Moander
11. Le samedi 9 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
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