Wohl kenn' ich dich ! - Le Vaisseau Fantôme de Wagner et sa représentation - [Schneider, Paris Bastille, septembre 2010]
Par DavidLeMarrec, dimanche 26 septembre 2010 à :: L'horrible Richard Wagner - Disques et représentations - Saison 2010-2011 :: #1599 :: rss
Vous trouverez dans cette notule beaucoup de liens vers des développements autours des sujets ici abordés (sur les oeuvres et sur la technique vocale).
A partir de la représentation du mardi 21 septembre 2010, sous le haut patronage de R. D.-W.
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Il est toujours difficile de revenir sur une oeuvre particulièrement chère et riche. On peut se contenter, donc, de rappeler que le Hollandais Volant constitue une prolongation de l'esthétique du premier romantisme. Si vous écoutez l'Ouverture du Vampire de Marschner, antérieure d'une dizaine d'années, vous serez frappé non seulement de la construction thématique identique (ouverture pot-pourri brillante, alternance comme dans l'ouverture française du Grand Opéra ou chez Weber et même chez certains italiens, comme le Nabucco de Verdi, de thèmes lents et vifs tirés de l'opéra, et s'achevant dans une cavalcade assez spectaculaire et jubilatoire), mais également des parentés mélodiques et harmoniques, la couleur d'ensemble étant profondément identique. Le fantastique des deux sujets n'est pas sans lien non plus avec un goût d'époque (Der Freischütz, Robert le Diable, Der Vampyr, Hans Heiling...), et certaines figures qui paraissent peut-être audacieuses si l'on a écouté que Weber sont en réalité déjà présentes chez Marschner, en particulier les orages.
[Si vous pouvez écouter Günter Neuhold dans cette oeuvre, c'est lui qui rend le mieux cette filiation. Elle était néanmoins assez audible mardi soir chez Schneider, très grand interprète de Fidelio.]
Mais cette oeuvre ne peut être résumée à ses origines allemandes, on y entend aussi certains traits italiens, en particulier son goût du lyrisme (les doublures de violoncelles dans le duo Senta / Hollandais), et surtout les deux airs d'Eric, de véritables cantilènes belcantistes, avec gruppetti, longues lignes, accompagnements en arpèges brisés.
[Pour s'en convaincre, l'enregistrement de Woldemar Nelsson est idéal, la filiation italienne est poussée assez loin avec beaucoup de bonheur.]
Et cependant, comme déjà Les Fées, mais à un degré infiniment supérieur, la partition dépasse de loin tout cela. Bien sûr, elle continue à adopter une intégration musicale des récitatifs (et non pas des dialogues comme dans le Vampyr), mais ce n'est plus sous forme de récitatif assez sec et dépouillé, servile prosodiquement. Ce sont de véritables ariosos, au moins aussi performants que les récitatifs de Meyerbeer, et même encore plus intégrés et musicaux. La frontière entre "numéros" et récitatifs devient ainsi très ténue.
L'usage des motifs lui aussi se révèle profondément novateur. Grétry utilisait déjà la caractérisation instrumentale (le trio de flûtes attaché aux récitatifs du personnage d'Andromaque) ; pour les personnages Meyerbeer a été l'un des premiers à utiliser des motifs récurrents très nets, avec leur orchestration attachée (pizz et timbales sur un accord majeur égrené pour Bertram dans Robert le Diable). Wagner pousse la chose plus loin : le motif devient structurant pour l'ensemble de la musique. Certes pas avec la plasticité et la complexité qu'il acquerra dès Tristan, mais à un degré finalement supérieur à Tannhäuser et Lohengrin. Le motifs ne s'attachent plus véritablement à des personnages, plutôt à des entités ou des idées (le vaisseau fantôme, la Rédemption...). Et c'est sans cesse que l'on entend les appels du vaisseau, qui émergent d'autres musiques (la fin de la chanson du Pilote, le choeur des marins fêtards à l'acte III). Le motif n'est pas simplement cité, il imprègne la musique dans son ensemble.
D'une façon plus générale, le raffinement musical, le spectaculaire très réussi des figuralismes maritimes (mais très denses musicalement, leur intérêt ne se limite pas du tout à de l'imitation de la nature), les surprises se rencontrent ici à un degré assez rarement atteint par n'importe quel autre compositeur d'opéra à cette époque - Meyerbeer y compris.
[La version Böhm exalte beaucoup cet aspect innovant en donnant à la partition une dimension qui excède largement l'opéra romantique germanique.]
Enfin, la tension continue du livret et son équilibre rendent le résultat totalement enthousiasmant, et en permanence - où sont les tunnels ?
Un exemple est assez frappant : ses scènes de genre sont à la fois pittoresques, amusantes et très reliées au drame. Les fileuses faussement anecdotiques mettent ainsi en avant la singularité de Senta et son attente d'un autre genre, plus sombre et inquiète.
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La soirée a de toute façon été merveilleuse en entendant une oeuvre de ce calibre servie à haut niveau. Je suis par ailleurs en désaccord avec la plupart des commentaires que j'ai pu lire, parfois le fruit de souhaits un peu épidermiques ou alors plongés de considérations assez idéologiques (quand un vieux chanteur doit se retirer, par exemple).
Je vais donc tâcher de m'en tenir à ce qu'on pouvait constater, et non pas à ce que l'on aurait pu souhaiter : si on m'avait confié la distribution, clairement, je n'aurais pas embauché les interprètes des trois rôles principaux et sans doute aurais-je même choisi un autre chef - il est toujours possible (et naturel) de rêver mieux que l'excellence qu'on a déjà.
L'acoustique du second balcon était très bonne, idéale pour l'orchestre, et très adéquate dès qu'on dispose de chanteurs qui projettent excellemment.
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On procède donc sans aucune subtilité, interprète par interprète :
James Morris (le Hollandais) est depuis longtemps proclamé mort vocalement par les glottophiles de toutes nations. Il n'en est évidemment rien, mais l'évolution vocale est assez intéressante. La justesse, bien que parfois aléatoire (pas forcément que dans les aigus), n'est pas gênante, elle n'outrepasse pas ce qu'on peut admettre d'un instrument un peu rigidifié par l'âge et l'usage (puisque le vieillissement, comme pour la peau, fait perdre en souplesse aux organes de la phonation).
La voix, déjà assez nasale comme il est d'usage dans cette école américaine, mais à l'origine d'une nasalité saine et résiduelle, pour accrocher le masque, est désormais considérablement placée dans le nez. L'émail vaillant du timbre a disparu, remplacé par autre chose d'un peu plus fragile, mais de très présentable. Les voyelles sont très ouvertes, une caractéristique qu'on retrouve souvent en fin de carrière, ce qui a pourtant pour effet d'accélérer le déclin.
Cela produit des sons pas toujours gracieux, mais la voix conserve étonnamment une excellente projection, avec une vraie présence. De plus, son habitude du rôle lui permet de belles inflexions expressives, et il ose même de superbes choses en voix mixte dans son grand air (la "prière" piano "Dich frage ich").
Le résultat, sans être beau, est donc très solide et convaincant. En revanche, pour ménager sa fatigue, il se trouve obligé de se ménager : dans les ensembles, le volume diminue de moitié et il se laisse couvrir par ses partenaires ; il octavie même l'aigu dans le trio final de l'acte II, ce qui est mal.
Clairement, donc, un chanteur en fin de parcours qui devrait se retirer prochainement, mais dans des dispositions encore plus qu'honnêtes, dont l'expérience compense astucieusement les faiblesses vocales.
Pour Matti Salminen (Daland), ce sera assez simple : la voix sonne comme au disque. Peut-être est-ce ici aussi l'âge (soixante-cinq ans), mais il n'y a pas véritablement de plus-value sonore. On l'entend bien, sans impact physique particulier (mais on est à Bastille !). L'interprétation n'a pas vraiment gagné en finesse non plus, même si la mise en scène vide n'aide guère : c'est le rôle, certes, sans supplément expressif. La voix est placée dans le nez, le spectre sonore un peu étroit, mais sans excès (alors que c'est parfois gênant au disque). Eu égard à l'ampleur des résonateurs naturels (il fait près de deux mètres...), c'est un peu frustrant, mais tout est relatif. En somme, une prestation très solide, mais pour un cachet moindre, de jeunes interprètes auraient pu mieux (la carrière de Hans-Peter König commence enfin à éclater ces dernières années, et même si son endurance est moindre, l'équilibre de son timbre et le détail de son propos sont très supérieurs).
Adrianne Pieczonka (Senta) était très attendue pour sa prise de rôle, en tant que grand soprano lyrico-dramatique allemand, capable de très beaux moelleux. La Ballade est dans cette lignée, avec de superbes rondeurs même si la mot n'est pas toujours très tranchant - et l'allemand restera assez gélatineux toute la soirée. Mais dans le reste du rôle, qui s'écarte assez des Strauss lyriques et des Wagner moins dramatiques (Freia, Eva, Elisabeth, Elsa, Sieglinde) qu'elle a chantés jusqu'ici, on sent une nature vocale moins ample qui essaie de se fondre dans le profil habituel du rôle, plus large, sans réformer sa propre technique. Aussi, la voix n'est que rarement sur le souffle, elle pousse un peu, détimbre souvent, un peu comme si elle était un vrai dramatique qui peut ne pas prêter trop garde à sa couleur vocale.
Il est possible que la prise de rôle d'un rôle aussi imposant et différent dans un lieu aussi inconfortable l'ait incommodée, mais sa posture est à l'inverse des deux choix possibles : réduire la voilure pour l'adapter à sa propre technique, ou élargir sa technique (ce qui est plus risqué mais possible) pour pouvoir assumer l'ampleur habituelle du rôle. En se contentant de forcer, elle prend des risques pour elle et ne sonne pas pleinement bien.
En ajoutant à cela que l'actrice n'est jamais brûlante, c'était une petite déception : on a l'habitude de Senta bien plus braillardes et on reste à des standards très élevés, mais pas au niveau de ce que fait habituellement Pieczonka, en fait.
L'autre curiosité de la soirée, pour les glottophiles de toutes nations, se trouvait chez Klaus Florian Vogt (Erik) qui lui ne ménage jamais de surprises, toujours solide et excellent. Grande présence scénique, avec une façon très soignée et prenante de se mouvoir - au lieu de marcher comme les autres, il croise ses jambes au ralenti, dans un geste assez balletistique.
S'il surprend, c'est parce qu'il ose la voix mixte dans Wagner et Richard Strauss, là où l'allègement paraît tabou - ne serait-ce que parce qu'il faut passer l'orchestre. Mais la voix est superbement projetée. Il est assez amusant de constater qu'il fait en réalité sa célébrité (méritée !) sur les seuls [o] et [a], parce que ses autres voyelles ne sont pas mixées mais émises en voix de poitrine pleine, avec en plus des harmoniques un peu parasites, pas très bien placées. Il est étonnant de comparer la douceur radieuse de ses "bonnes voyelles" avec l'impact très direct mais un peu fruste des autres.
Cela dit, sans être un monstre d'expressivité verbale, son élégance musicale le rend toujours très fréquentable.
A noter, un vibrato bizarre est apparu chez lui avec la fréquentation des rôles lourds, qui ne se réalise pas vraiment en hauteur, mais plutôt en timbre (le son blanchit légèrement puis retrouve sa couleur) et surtout en intensité, avec un effet étrange de clapet ouvert / clapet fermé. C'est variable selon les soirées, et beaucoup plus dans des rôles lourds comme l'Empereur de la Femme sans ombre de Strauss ou le rôle-titre de Parsifal. Ici, c'est extrêmement raisonnable et on peut réellement profiter de la beauté de la voix.
Le timbre éraillé et peu fin de Marie-Ange Todorovitch sied très bien à Mary et à Wagner ; et aidée de la mise en scène qui lui donne plus de relief qu'à l'accoutumée, elle distille une jolie force de conviction.
Mais le plus impressionnant de la soirée étant sans nul doute Bernard Richter (der Steuermann). Ténor lyrique de format léger, superbement mixé, doté d'un beau suraigu, par exemple Alphonse de Zampa chez Hérold (que vous pouvez entendre ici, au chiffre 575), il a jusqu'ici triomphé dans les rôles français à aigus et prendra prochainement Atys de Lully à l'Opéra-Comique ! Le rôle du Pilote est certes très peu gêné par l'orchestre, mais la voix, toujours légèrement engorgée mais très belle, rayonne d'une façon très directe et impressionnante, emplissant tout l'espace avec aisance. En plus, bon musicien et solide diseur, vraiment la grande leçon de la représentation. La lumière singulière de cette voix de dandy sans affectation est vraiment saisissante et promet beaucoup, dans beaucoup de répertoires. Tout de même, dans la saison, se permettre de réussir brillamment Wagner et Lully, quel exploit !
Les Choeurs de l'Opéra National de Paris, avec quelques décalages apparemment chez les Messieurs à la fin du I, sonnent bien ici où il faut de la vigueur et dans une aussi grande salle.
On peut lire beaucoup de fines bouches autour de Peter Schneider, parce qu'il n'a rien de prestigieux, toujours présenté comme la valeur sûre routinière des plus grandes scènes wagnériennes. Seulement voilà, sa lecture du Hollandais est très en style, parfaitement ancrée dans la filiation germanique sans en gommer les originalités, sans effets inutiles aussi - uniquement une belle tension. Absolument rien de nouveau, juste une exécution limpide, détaillée, tendue ; pas original mais parfait, un exemple de modestie qui confine à l'idéal.
Côté mise en scène, il ne se passe à peu près rien chez Willy Decker. Décor blanc unique bien géré (la baie de l'acte I est une sorte de cabane de pêcheur), astucieusement incliné. Cependant la seule véritable idée, le fait de rendre publique dès le début l'identité du Hollandais, désactive toutes les situations qui suivent... Erik se fâche avec lui lors du banquet des marins au début du III à ce sujet, mais le Hollandais revient quand même après être sorti du banquet de fiançailles, et après tout le monde s'étonne lorsque le Hollandais dit qui il est. Même chose lorsque le damné annonce qu'il part et s'en va chanter le trio d'affrontement au bout de la scène opposé à la porte...
Très peu de direction d'acteurs, donc, mais les rares idées affaiblissent en réalité le drame. Seul Erik dispose d'un peu plus de relief en étant souvent présent et presque inquiétant, mais son exploitation n'est pas poussée très loin et ne fait pas sens.
Quant au sens de la fin, avec le relais de la nouvelle exaltée après le suicide de Senta, il reste assez gratuit - quel sens si le Hollandais est déjà sauvé ? Et pourquoi refuser allusivement la rédemption du livret ?
On ne peut pas lui ôter la responsabilité de ces faiblesses et contresens, mais à la décharge de Decker, qui est d'habitude un directeur d'acteurs 'gentil' mais très honorable, il s'agit d'une reprise (sans lui) d'une production achetée en 2000 par Paris à Londres, et qu'il n'est jamais venu superviser... Autrement dit, plus un écho de sa mise en scène que sa mise en scène proprement dite.
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Mais tout cela étant détaillé, on se doute bien qu'avec d'excellents chanteurs, un orchestre très en forme et un beau décor, dans une telle oeuvre, on ne peut passer qu'une soirée... fantastique.
Commentaires
1. Le samedi 2 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec
2. Le samedi 2 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec
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