Luigi CHERUBINI - Lodoïska - comédie héroïque d'après Faublas - (TCE 2010, Rhorer)
Par DavidLeMarrec, dimanche 17 octobre 2010 à :: Opéra-comique (et opérette) - Opéra romantique français et Grand Opéra - Opéras de l'ère classique - Saison 2010-2011 :: #1606 :: rss
La soirée, dans un Théâtre des Champs-Elysées rempli au quart (sans exagérer !), réunissait une distribution d'un luxe incroyable.
Mais voyons d'abord l'oeuvre.
1. Sources
Car c'est encore une oeuvre d'une modernité extrême qui est proposée par les musiciens spécialistes de l'exhumation. Créée en 1791 au Théâtre Feydeau ouvert cette même année, elle repose sur un roman-mémoire libertin tout récent, Les Amours du Chevalier de Faublas de Louvet de Couvray (publié de 1787 à 1790 !), qui a sa célébrité chez les amateurs du genre et de la période.

On imagine bien ce qu'il peut rester d'un roman foisonnant où le style et la profusion des événements créent l'intérêt, sans parler même de la première personne à convertir en personnage inconsistant...
Eh bien non, on n'imagine pas. Car le livret est l'un des plus ratés qu'il m'ait été donné de lire ou d'entendre. Une succession de poncifs : la belle captive trouvée par hasard, le sauveteur piégé à son tour, les échappatoires très peu convaincantes, l'humour forcé pour entrer dans le cadre du genre comique, le méchant gouverneur et son sbire, la cavalerie qui arrive à temps. Tout cela étant exploitable en théorie, mais ici présentés sans enjeu, avec une platitude extrême aussi bien concernant le drame que la langue. Seule surprise, l'absence de moralité édifiante à la fin de l'ouvrage, où tout le monde se contente d'exulter que le méchant termine toute sa vie en prison (!), d'une façon, il faut le dire, bien mesquine. Où diable sont passés les turcs généreux d'antan [1], c'est ceci qu'ont donc produit les Lumières ?
Tout simplement, le livret de Claude François Fillette-Loraux n'utilise qu'un épisode assez laconique mais très intense du roman-mémoires, le récit de Lovzinski (devenu Floretski à la scène).
— Pulauski, continua Lovzinski, voyant ses espérances détruites et les Russes maîtres de sa patrie, disparut de Varsovie pour réunir les Polonais (fidèles et tenta la fortune contre l'envahisseur. Mais outre que je souffrais de sa disparition à cause de l'affection que je lui portais à lui-même, ce qui augmentait mon désespoir, c'était l'enlèvement de celle que j'aimais et que je craignais de ne plus revoir. Mais combien ma douleur fut plus grande lorsque j'appris que Lodoïska était tombée entre les mains d'un misérable appelé Dourlinski. Cet homme, abusant de la confiance de Pulauski, qui avait remis sa fille entre ses mains, l'avait enfermée dans une tour obscure, mettant sa liberté au prix de son honneur. Je parvins à m'introduire, avec mon serviteur Boleslas, dans le château de ce Dourlinski qui me reconnut et me jeta dans un cachot, tandis qu'il ordonnait à Lodoïska de se préparer à lui appartenir.
« Cependant, des trois jours que Dourlinski avait laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà s'étaient écoulés; nous étions au milieu de la nuit qui précédait le troisième; je ne pouvais dormir, je me promenais dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier aux armes ; des hurlements affreux s'élèvent de toutes parts autour du château ; il se fait un grand mouvement dans l'intérieur ; la sentinelle posée devant nos fenêtres quitte son poste ; Boleslas et moi, nous distinguons la voix de Dourlinski ; il appelle, il encourage ses gens, nous entendons distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les gémissements des mourants. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer ; il recommence ensuite : il se prolonge, il redouble ; on crie victoire! Beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force. Tout à coup à ce vacarme affreux succède un silence effrayant : bientôt un bruissement sourd frappe nos oreilles ; l'air siffle avec violence ; la nuit devient moins sombre ; les arbres du jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre : les flammes dévoraient le château de Dourlinski ; elles gagnaient de tous côtés la chambre où nous étions, et pour comble d'horreur, des cris perçants partaient de la tour où je savais que Lodoïska était enfermée... »
Ici M. du Portail fut interrompu par le' marquis de B***, qui, n'ayant trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé.
Et on n'en découvre le bref épilogue que soixante-dix pages plus tard :
Ce récit avait été interrompu au moment où la tour, prison de Lodoïska, était en flammes ; par bonheur, des Tartares étaient arrivés, s'étaient emparés du château de Dourlinski et avaient délivré les deux amants.
Ce style alerte et fougueux se perd évidemment dans la plate adaptation qui rallonge à n'en plus finir une trame à laquelle il n'ajoute que des airs convenus et une scène d'empoisonnement totalement ratée.
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2. Livret et musique
Il est vrai que l'oeuvre de Cherubini perd énormément en équilibre à cause de la suppression complète des dialogues qu'il avait prévus entre les numéros musicaux, matérialisés par une à deux (!) phrases parlées (et sonorisées). On voit bien ce que cela entraîne comme déséquilibre esthétique.
Mais la musique se révèle en revanche un condensé de formules nerveuses très neuves qui préfigurent Beethoven de façon assez saisissante, avec en particulier le grand interlude guerrier qui passe de loin toutes les luttes et tempêtes du répertoire composées avant le Vaisseau Fantôme de Wagner ! Beaucoup de choses à en exploiter, qu'on ne remarque pas assez à cause de la platitude du propos qu'elles servent. Dix ans après Andromaque, c'est encore un saut qualitatif bien plus vertigineux, vers quelque chose de très moderne et de déjà romantique. La tragédie lyrique n'est plus, et une esthétique plus libre et plus mêlée est née - le sous-titre l'indique très justement : "comédie héroïque". Le sublime et le grotesque cohabitant dans les mêmes numéros, le goût des nuances dynamiques, les figures de paroxysme, les ensembles sans symétrie... le classicisme est clairement derrière nous.
Malgré quelques tunnels (l'ensemble du poison, d'un bon quart d'heure, est assez interminable, ni oppressant ni drôle avec ses trois sbires empesés), l'oeuvre trouve de grands moments notamment dans le final du premier acte, tout le deuxième acte (ses beaux airs et ses ensembles, sauf le quintette du poison), et la bataille du troisième.
On pense tout de même que l'oeuvre serait extrêmement percutante à la scène, grâce à sa musique. On pourrait en particulier en faire une version Regietheater facilement, et si la direction d'acteurs en est assez active, il y aurait réellement de quoi représenter quelque chose de trépidant en dépit du livret misérable.
En l'état, c'était à la fois fascinant et assez peu touchant, bien moins qu'un Grétry pas du tout novateur comme L'Amant Jaloux...
C'est en tout cas la plus belle oeuvre de Cherubini qu'il nous ait été donné d'entendre avec ses deux Requiem.
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3. Exécution musicale
Notes
[1] Cf. Les Indes Galantes de Rameau, Die Entführung aus dem Serail, et le modèle subverti L'Italiana in Algieri de Rossini pour les exemples les plus célèbres.
Lodoïska : Nathalie Manfrino, soprano Lysinka : Hjördis Thébault, soprano Titzikan : Philippe Do, ténor Floreski : Sébastien Guèze, ténor Dourlinski : Pierre-Yves Pruvot, baryton Varbel : Armando Noguera, baryton Altamar : Alain Buet, baryton Trois émissaires : Pierre Virly, Antonio Guirao, Cyrille Gautreau Chœurs de chambre Les Eléments (direction Joël Suhubiette) Le Cercle de l’Harmonie Jérémie RHORER
... rejoué le mercredi à la Fenice.
Le clivage entre les chanteur s'établissait de façon criante par la technique. Armando Noguera et Alain Buet peinaient à projeter. L'un à cause de la partie un peu grave (un rôle de basse bouffe plus que baryton), mais semblable d'une façon étonnante à Jean-Sébastien Bou (ce son chaleureux et un peu engorgé), avec un épanouissement remarquable dans l'aigu et une diction impeccable. L'autre à cause d'une technique bizarre qui bride constamment son volume quel que soit le répertoire, alors même que son émission et ses moyens vocaux sont excellents... mais comme bridés (de fait, on l'entend très peu lorsqu'il ouvre la bouche si l'orchestre joue fort ou dans les ensembles).
De ce point de vue, le seul à être réellement en-dessous des exigences moyennes était Sébastien Guèze à qui une émission fruste ne semble pas promettre un avenir radieux. C'était déjà désagréable en Pyrrhus d'Andromaque, mais cohérent avec le personnage. Ici, il est à peine audible faute de projeter, la voix n'est pas belle (toujours forcée, grise et métallique), le personnage moyennement incarné et la diction assez peu aisée, assez proche de la langue parlée de tous les jours et légèrement précautionneuse comme s'il redoutait de trébucher.
C'est manifestement un soir de méforme pour lui : d'habitude il est audible, alors qu'aussi bien depuis le devant du premier balcon que depuis les premiers rangs du parterre, il "passait" mal. Mais il est étrange qu'il obtienne des engagements de ce type : il n'a ni la largeur naturelle ni la technique pour chanter les airs de spinto qu'il chante en récital ("Nessun dorma" !), ni la légèreté, l'aisance et le style pour chanter le répertoire français du XVIIIe siècle. Il faudrait peut-être repenser sa technique s'il veut exploiter son étiquette de "ténor français" (ce qui n'était manifestement pas son projet premier), mais c'est tellement difficile à faire pendant la carrière... surtout qu'il n'est pas assez indispensable pour les programmateurs pour qu'il puisse se permettre un arrêt d'un an ou deux.
Pas rassurant pour lui, pas réjouissant pour les oreilles, mais on ne peut pas dire non plus qu'il gâche la soirée, il se trouve simplement très en retrait du reste du plateau, et on avait quantité de ténors assez légers capables de tenir cet emploi (un rôle facile qui plus est) de façon plus adéquate.
Philippe Do a opéré des progrès impressionnant depuis que sa carrière a explosé à Compiègne en Ithuriel (Noé d'Halévy-Bizet) et Fra Diavolo (Auber). Pour l'avoir entendu il y a deux ans en récital, la voix bougeait encore, avec une justesse pas toujours exacte faute d'un soutien suffisant de sa très belle (et originale !) émission mixte.
Ici, rien de cela. On sent toujours la fragilité quand on est tout près (des microvibrations dans les tenues), mais le rendu est parfait : la voix est pleinement homogène, les couleurs splendides, l'aigu percuant, le médium radieux, la diction toujours aussi délicate. Son rôle, bref mais virtuose était de surcroît le plus difficile de la soirée, et il parvient en quelques instants à incarner son rôle utilitaire de Deus ex machina avec une certaine profondeur.
Mais il y avait plus impressionnant encore.
D'abord Pierre-Yves Pruvot, grand spécialiste de l'opéra français du second XVIIIe siècle, triomphe par sa maîtrise achevée du style, de la diction, et de plus doté d'une voix glorieuse. Il avait été primé au concours Reine Elisabeth, et en effet ce n'est pas un format qui paraît "baroqueux" au sens étriqué : la voix est riche en harmoniques, très bien projetée, percutante même. Dans un rôle encore plus caricatural et creux que le Pizarro beethovenien (un méchant très méchant parce que méchant très méchant, mais pas trop futé quand même), il fait valoir une force de conviction qui le rend réellement captivant.
Par ailleurs, le vibrato large qui lui est parfois reproché (à tort à mon sens, car il n'abîme nullement la ligne) n'est pas du tout audible en salle... Bref, carton plein.
Ensuite Nathalie Manfrino dont l'ampleur vocale passe nettement la plupart de ses partenaires, une grande présence. Le bas-médium est superbement timbré, chaleureux, la diction avec ses formidables [r] jamais roulés, tantôt uvulaires, tantôt grasseyés, l'incarnation généreuse, tout concourt à l'admiration. Le haut de la tessiture est en revanche toujours flou et un peu hululé (tandis que les consonnes disparaissent et que toutes les voyelles sont vilainement tirées vers le [eu]), mais le vibrato est encore maîtrisé par rapport à ce qu'on pouvait entendre récemment (Mireille de Gounod à Orange cet été, du moins dans les retransmissions de répétitions).
Une des plus belles dictions françaises de tout les temps quoi qu'il en soit, et ce rôle sollicitant peu l'aigu, on était assez constamment à la fête.
Si l'on n'a pas parlé de Hjördis Thébault, c'est qu'elle ne chante à peu près rien, que des parties secondaires dans certains ensembles. Elle semblait en forme, moins acidulée qu'à l'accoutumée.
Les hommes du choeur de chambre Les Elémens se sont montrés une fois de plus les princes de l'opéra de cette esthétique, précis, chaleureux, très articulés.
Le problème venait en partie de Jérémie Rhorer et de son Cercle de l'Harmonie. L'orchestre, quoique de petite dimension, couvrait beaucoup les chanteurs (parfois enferrés dans des tessitures un peu graves), notamment à cause du volume sonore toujours haut et des très nombreux accents de type sforzando (la note est attaquée violemment puis le phrasé reprend son intensité normale), quasiment un par mesure... et évidemment il n'y en a pas autant sur la partition. C'est un peu systématique, mais efficace pour soutenir le drame, on était très loin de l'aspect un peu indolent et contemplatif de son Fra Diavolo, dans lequel il y avait certes moins de matière à brillance et paroxysmes.
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Un disque est annoncé. Il sera un pan essentiel de documentation sur cette période encore mal défrichée, d'autant qu'il s'agit, en termes d'invention, d'une oeuvre majeure. Dans l'attente, vous pouvez vous balader dans les catégories attenantes de Carnets sur sol pour compléter ce parcours dans l'opéra français de la fin du XVIIIe siècle (colonne de droite : "Opéras de l'ère classique", "Opéras-comiques", "Andromaque de Grétry", "Opéra romantique français et Grand Opéra").
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Commentaires
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2. Le samedi 23 octobre 2010 à , par DaivdLeMarrec
3. Le samedi 23 octobre 2010 à , par T-A-M de Glédel
4. Le samedi 23 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec
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