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Paradoxes italiens : l'italianisme dans la France baroque



Une illustration, éloquente pour notre propos, de Jean Bérain pour l'acte V de ''Philomèle'' de Roy et La Coste : on y voit des marins danser autour d'un mât stylisé, situation galante au coeur d'un des actes les plus terribles de l'histoire de l'opéra (toutes époques confondues), où, pour caricaturer ce que je vais développer ci-après, les nouvelles manières décoratives italianisantes voisinent avec la violence de la nouvelle dramaturgie française.
Mais c'est en réalité plus complexe que cela :


1. Etat des lieux

Dans ces relations complexes, deux épisodes sont assez célèbres :

  • L'introduction de l'opéra en France par Lully, qui avait été compositeur de ballets pour L'Ercole Amante de Cavalli (création, à Paris, en 1662), opéra à machines qui inspira grandement le merveilleux scéniques de la tragédie en musique... et qui créa son propre genre lyrique à partir de 1673 avec Cadmus et Hermione.
  • La querelle menée au milieu du XVIIIe siècle par les Encyclopédistes du Coin du de la Reine, partisans de la musique italienne (Rousseau en tête comme théoricien et compositeurs, mais de nombreux philosophes plus "profanes" comme Diderot étaient aussi de la partie) contre les "cris" du chant français (défendu par le Coin du Roi).


Un autre, qui n'est pourtant pas le moins intéressant, a moins de notoriété. Il s'agit des relations de la musique vocale et instrumentale, de la dernière décennie du XVIIe siècle à la deuximème décennie du XVIIIe siècle, avec les apports de la musique italienne.
C'est là un sujet pétri de contradictions, aussi bien idéologiques que proprement musicales. Et en cela, il est particulièrement intéressant, parce qu'on ne s'y limite pas à une lutte de principe sur des styles ou des nationalités, un véritable métissage se produit.

Rien qu'en s'en tenant, pour l'heure, au domaine de la tragédie en musique, il y a beaucoup à observer, y compris sur le plan purement musical.

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2. L'italianisme vu d'aujourd'hui

Il faut d'abord préciser les termes. Le sens que l'on donnerait aujourd'hui à l'italianisme ne recouvre que partiellement, voire contredit ce que l'on entendait alors.

De nos jours, on imaginerait :

  • la primauté à la voix, aux coloratures (ce qui n'est pas faux) ;
  • la présence de structure à da capo (forme ABA', où A' est ornementé), ce qui est exact ;
  • des ornements nombreux.


A propos des ornements, il faut préciser qu'ils désignent plutôt aujourd'hui ce qu'on appelait alors agréments : les notes de goût (tremblement, pincé, coulement, flattement, passage, port de voix, tour de gosier...) et qu'on pourrait apparenter dans la musique romantique aux trilles et appoggiatures.
Les ornements, quant à eux, désignaient les variations et "diminutions" (comme, par exemple, dans les airs de cour, chaconnes et passacailles). Voir cette notule pour plus de détails.

On peut considérer qu'on attendrait, aujourd'hui, que le style italien désigne les deux procédés, aussi bien les fioritures mélodiques (agréments) que les variations des da capo (ornements).

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3. Sens original accolé à l'italianisme

Dans le sens que lui donnaient les mélomanes au XVIIIe siècle, on retrouve effectivement un certain nombre de caractéristiques proches de l'opéra seria :

  • usage de coloratures hors des mots typiques comme "volez" ou "triomphez" qui étaient dès Lully susceptibles d'être vocalisés ;
  • apparition plus fréquente d'airs à da capo, et plus largement ornés ;
  • tournures mettant davantage en valeur la substance de la voix, comme des tenues sur batteries de cordes (on entend typiquement cela au début du premier acte de Médée de Charpentier : "Un dragon assoupi") ;
  • les marches harmoniques, peu prisées par l'école française.


Mais il y a plus essentiel musicalement... et plus étonnant pour nous :

  • l'usage développé du contrepoint : les choeurs en particulier ne sont plus écrits par accords comme chez Lully, ni même dans un contrepoint note à note, mais avec une polyphonie assez libre. Cela se vérifie très bien dans l'écriture orchestrale de Destouches, par exemple (qui n'était pourtant pas le plus italien de sa génération, et même plutôt présenté globalement comme un gardien du goût français). ;
  • l'utilisation d'un instrument solo (flûte ou violon, généralement) en un contrechant autonome pendant les airs, au lieu d'un simple accompagnement harmonique et éventuellement contrapuntique de l'orchestre ;
  • des audaces harmoniques, avec des modulations nombreuses, fréquentes et audacieuses, des frottements divers. En cela, la référence au style italien est plus celle de Giovanni Legrenzi et Michelangelo Falvetti que de Vivaldi : des italiens du milieu du XVIIe, très peu documentés par le disque, mais qui se situent quelque part entre Monteverdi et le seria, à la fois plus vocaux que les opéras des débuts, et toujours très inventifs, loin des formules ressassées du seria qu'on verra apparaître dès le début du XVIIIe siècle. L'influence de l'opéra seria sera sensible à une date bien plus tardive sur l'opéra français, plutôt vers la troisième école.


Bien que ce goût se soit largement développé au cours du XVIIIe siècle, jusqu'à produire les plus grands succès de Rameau et Mondonville, il était au tournant du XVIIIe siècle considéré de façon assez négative par les commentateurs, comme une façon de dénaturer le goût parfait du style lullyste. Il était en tout cas assez mal vu dans le cadre de la tragédie en musique.

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4. Un manifeste

Et cette défiance existe malgré les efforts de musiciens comme Campra ou Batistin pour concilier les deux "nations musicales" : le Prologue de Méléagre (1709) de Batistin, sur un livret de François Antoine Jolly, met ainsi en scène l'Italie et la France, ainsi qu'un Italien et une Française, pour vanter les qualités de leur alliance dans sa propre musique :

Scène 2

[...]

LA FRANCE (à l'Italie)
Les sons harmonieux que vous faites entendre
Suprennent, il est vrai, l'oreille et les esprits ;
Mais y voit-on régner ce charme doux et tendre,
Dont le coeur ne peut se défendre ?

L'ITALIE
Ecoutez-les, jugez mieux de leur prix.
Divin père de l'harmonie,
Fais sentir le pouvoir de nos savants accords ;
Du feu de tes ardents transports,
Echauffe notre heureux génie.

[...]

LA FRANCE
Grâces, qui prêtez à nos chants
Cette beauté naïve et pure
Que vous puisez au sein de la nature,
Inspirez-nous vos sons les plus touchants.

LE CHOEUR DE LA SUITE DE LA FRANCE
Que le charme flateur de nos tendres accents
Enchante les coeurs et les sens.

Scène 3

APOLLON
[...]
Signalez en ce jour votre ardeur réunie,
Chantez, redoublez vos efforts,
Faites triompher l'harmonie,
Par le mélande heureux de vos plus doux accords.

On y oppose le raffinement savant italien au naturel sensible français... tout simplement parce que, contrairement à l'époque de Rousseau, la norme pour apprécier une tragédie en musique reste encore le drame et la déclamation. Dans ce sens-là (contrairement à l'aspect purement musical), l'affirmation de Jolly est vraie.
Lorsqu'au milieu du siècle, la musique et donc la mélodie deviendront les critères premiers, on lira au contraire que l'Italie est plus proche de la Nature.

Volonté explicite d'alliance qui n'a pas eu d'effet sur le public, en tout cas pas dans un premier temps, puisque Méléagre n'eut pas de succès.

[Il faut dire que si la musique ressemble à ce que produit Stuck d'habitude, notamment dans ses cantates, il n'y avait pas forcément de quoi se pâmer de bonheur, mais plutôt de quoi roupiller de terreur...]

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5. L'influence de la cantate

En réalité, cette apparition était précédée par la parution de livres de cantates, où l'air orné et bénéficiant d'un contrechant instrumental était la norme :

  • 1706 : Jean Baptiste Morin
  • 1706 : Premier Livre de Jean Baptiste Stuck (dit Batistin)
  • 1708 : Premier Livre d'André Campra
  • 1710 : Premier Livre de Louis Nicolas Clérambault


Les audaces harmoniques y sont variées selon les auteurs, mais l'aspect italianisant de sa forme concertante, mettant en valeur la voix, sa substance, une relative agilité, et dialoguant avec des instruments solos... préfigure les tragédies qui, dès Médée de Charpentier en 1693, mais en particulier à partir de Philomèle de La Coste en 1705 et Hippodamie de Campra (1708), vont emprunter cette voie.

Le succès y sera par ailleurs assez divers (pas majoritairement éclatant)... mais ces oeuvres marquent de réelles nouveautés dans l'histoire du genre. De mon point de vue, ce sont peut-être même les plus intéressantes du répertoire baroque français.

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6. Contrastes

Cette chatoyance musicale nouvelle se note fortement chez Marin Marais (dès Alcide avec Louis Lully, en 1693), mais elle reste employée, avant 1705, pour des tragédies plutôt de type galant (dont l'archétype pourrait être la musicalement brillante mais dramatiquement creuse Alcyone en 1706, et dans une moindre mesure Omphale de Destouches en 1701), où l'intrigue, peu tendue, est surtout le support de divertissements nombreux.

A part l'exemple précoce de Médée de Charpentier et Thomas Corneille en 1683 - mal reçue du public à cause de son livret terrible, inhabituel sur la scène théâtrale chantée, de la suppression du divertissement du dernier acte pour une fin plus dramatique, et enfin des italianismes nombreux qui furent très souvent reprochés aux oeuvres de Charpentier -, il faut attendre 1705 et Philomèle de La Coste pour constater cette conjonction. Mais la fusion est encore plus spectaculaire dans l'Hippodamie de Campra, qui sans généraliser les airs à l'italienne, les introduit à plusieurs reprises et de façon très soignée et aboutie.

Ce qui étonne est surtout le télescopage de ce goût plus décoratif et plus vocal avec des livrets qui, sous l'influence déterminante de Pierre Charles Roy (y compris sur Antoine Danchet qui en exploitera admirablement la veine), vont devenir beaucoup plus sombres, complexes dramatiquement, riches psychologiquement, et d'une manière générale particulièrement tendus, même lorsqu'ils finissent bien comme Callirhoé de Destouches, l'une des pièces les plus optimistes de Roy - on y dispose même d'un deus ex machina dans la version originale de 1712, qui n'est pas celle gravée par Hervé Niquet.

Musicalement aussi, le mélange est étonnant, puisque ces pièces font la part belle au récitatif, qui devient plus abondant, parfois très torturé harmoniquement (par exemple le récitatif de la reconnaissance dans Idoménée de Campra en 1712)... et que malgré ce climat général on y trouve, chose autrefois rare ou absente, nombre d'ariettes (nom français donné à l'air à da capo), d'airs vocalisés en duo avec un dessus instrumental solo et autres galanteries.

Un paradoxe assez considérable, donc, qui nourrit grandement l'évolution musicale de la période.

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7. Envoi

J'ai bien conscience que ces propos restent assez abstraits, ce qui n'est pas la vocation de CSS, mais il s'agit d'une base à laquelle il sera commode de pouvoir faire référence par la suite... et éventuellement d'illustrer par des extraits sonores !

En attendant, il a beaucoup été question de Philomèle dans cette notule, vous pouvez déjà retrouver les deux entrées qui lui ont été jusqu'à présent consacrées.


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Commentaires

1. Le jeudi 21 mars 2013 à , par Cololi :: site

N'est ce pas ma récente évocation de cette querelle qui t'aurais donné l'idée de traiter d'un tel sujet :P ?

Sinon j'ai du mal à te suivre (mais en grande partie par manque de culture musicale en fait). Car les reproches de complexité fait à Rameau viennent soit disant d'un italianisme ... et Rousseau lui associe italianisme à simplicité. Donc si je te suis bien, c'est lié au fait qu'ils ne parlent pas des mêmes compositeurs c'est ça ?

2. Le jeudi 21 mars 2013 à , par Cololi

Mais Dieu que je suis bête ... c'est un article de 2011 (donc ma première phrase est ridicule :X).

3. Le jeudi 21 mars 2013 à , par David Le Marrec

Oui, c'est toute la subtilité : pour nous, quand on dit "italien", on voit tout de suite Bellini vs. Berlioz, Verdi vs. Wagner ; à l'époque de la Querelle des Bouffons, effectivement on admirait la simplicité de l'opéra italien (en particulier les petites oeuvres comiques) par rapport aux grandes constructions littéraires et à la déclamation emphatique, à la française.

Mais avant Rameau, précisément, l'italianisme était incarné par la science du contrepoint et sa recherche harmonique (ça s'entend même chez Vivaldi, si on regarde sa musique religieuse), et être italianisant au début du XVIIIe siècle, c'était comme être wagnérien au milieu du XIXe siècle : considéré comme intello, hermétique et prétentieux.

Il y avait bien sûr d'autres critères plus proches de nos représentations (batteries de cordes, virtuosité vocale...).

Et effectivement, ensuite, Rameau (qui porte un soin à l'harmonie et aux traits d'orchestre de façon tout à fait ultramontaine eu égard aux standards du début du XVIIIe), incarne la sophistication française comme un repoussoir pour les défenseurs du style italien du milieu du XVIIIe siècle.

Le mot "italinisme" recouvre en fait des caractéristiques opposées selon les périodes, et à peu de temps d'intervalle comme tu vois...

4. Le jeudi 21 mars 2013 à , par Cololi :: site

D'accord.
Les exemples que tu donnes côté "savant" me sont évidemment inconnus. Côté "simple", je suppose qu'à part Vivaldi (et encore celui-là tu ne le classes pas complètement là) les autres me seraient tout aussi inconnus. Effectivment dommage qu'il n'y ait pas d'extraits audio.
D'ailleurs : c'est quoi la règle pour pouvoir mettre des extraits audio ? Ce que j'ai toujours lu c'est que c'était strictement interdit.

5. Le jeudi 21 mars 2013 à , par David Le Marrec

J'ai essayé de poser le principe général, ça me paraît malcommode à faire avec des extraits (parce qu'à chaque fois, on entend plusieurs paramètres simultanément), et surtout beaucoup plus long. Mais oui, sur le principe, ce serait bien d'en ajouter.

La règle est effectivement que pour les enregistrements non libres de droits, aucun extrait n'est autorisé. Au mieux, les institutions scolaires peuvent négocier quelque chose comme une minute d'extraits (alors que la loi oblige depuis une dizaine d'années à enseigner l'histoire "des arts" dès le collège...). Etant donné le nombre de contenus illicites présents sur la Toile (à commencer par YouTube, que même les professionnels regardent !), que j'incite à la consommation (sans donner des oeuvres intégrales, sans possibilité de télécharger, en basse qualité) et que j'essaie la pédagogie (qui peut difficilement fonctionner dans l'abstraction complète), je me suis arrogé le droit de transposer un peu le fair use.

A ce jour, je n'ai pas eu une seule réclamation, même pas une demande polie de retrait de tel ou tel extrait. Au contraire, les artistes encouragent plutôt la diffusion de ce qu'ils font, particulièrement quand ce n'est pas commercialisé (ou très confidentiel).

Mais oui, dans l'absolu, ce n'est pas permis par la loi.

6. Le vendredi 22 mars 2013 à , par Cololi :: site

Donc libre de droits = totalement autorisé ? (il n'y a pas d'histoire de droits de remixage/remastering ?)

Oui je suppose que les extraits que tu proposes étant courts personne ne t'a cherché des ennuis.

7. Le vendredi 22 mars 2013 à , par David Le Marrec

L'ingénierie du son (hors peut-être la captation originale, il faudra que je vérifie) n'est pas couverte par les droits voisins, donc en effet il n'y a aucun obstacle de ce côté-là - c'est discutable d'ailleurs sur le plan du principe, mais il y en a suffisamment d'autres que je ne vais pas militer sur le sujet. :)

8. Le jeudi 1 mars 2018 à , par Eddy

Bonjour'
"Qu’entend-on par « styles nationaux » dans la musique en France au début du XVIIIe siècle ? Identifiez des œuvres et des compositeurs pour élaborer votre explication". Est-ce que quelqu'un pout m'aide ? Cette article m'aide beaucoup et aussi les commentaires... mais j'arrive pas structurer une bonne réponse.

9. Le vendredi 2 mars 2018 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Eddy,

Je suppose que si l'on vous pose la question, c'est pour que vous alliez chercher dans les excellentes références qui l'explicitent. Et éventuellement écouter un peu de ces musiques.

Le sujet est en tout cas un peu différent de ce que j'évoque ici : je parle essentiellement de musique vocale, alors que les questions des styles nationaux & gouſts réunis est plus vaste. Partez peut-être d'une notice sur les Goûts Réunis, justement, qui vous permettront de remonter vers les questions de chaque style, leurs oppositions, leurs influences réciproques, leurs intégrations.

Bonne quête !

10. Le mardi 8 octobre 2019 à , par mbp50

Très instructif tout ca!

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