Traduire le lied - pourquoi ?
Par DavidLeMarrec, dimanche 13 novembre 2011 à :: Projet lied français - Discourir - Poésie, lied & lieder - Découverte du lied :: #1865 :: rss
Suite à quelques publications récentes de versions sonores imparfaites, je souhaitais revenir ce soir sur les principaux enjeux de la traduction de lieder. Je vois plusieurs ressorts puissants à cet engagement.
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1) Diffusion
Le lied et la mélodie sont peu prisés en France, et difficiles d'accès. Pour la mélodie, cela s'explique en grande partie par la médiocrité des poèmes. De surcroît, lorsqu'ils sont bons, on est souvent confronté à des compositeurs ou salonnards et pas forcément bouleversants (Meyerbeer, Gounod, Bizet, Reyer n'ont pas forcément écrit beaucoup de chefs-d'oeuvre dans ce registre) ou plus "fin de siècle", avec un langage harmonique plus complexe et plus fuyant (Fauré et suivants). Je ne suis pas sûr qu'un jour ce genre-là puisse recueillir la faveur massive des mélomanes, même en se limitant à la niche des classiqueux.
Le lied en revanche dispose d'un choix de poèmes plus éclairé chez les compositeurs en vue, ou en tout cas plus conformes au goût du lecteur d'aujourd'hui. On y trouve une grande variété de situations, et souvent un goût du contraste qui rend ces pièces très accessibles en fin de compte - il suffit de constater la fortune extraordinaire du Roi des Aulnes ou de La Jeune Fille et la Mort, en grande partie par la force de leur caractérisation musicale de plusieurs personnages successifs.
Le principal rempart est donc celui de la langue, parce que le plaisir, sans le texte, est clairement diminué de moitié - s'il s'agit d'excellents lieder, dont la substance musicale se soutient seule. Pour les bons lieder moins exceptionnels musicalement, il faut plus honnêtement parler d'ennui. A défaut de maîtrise de la langue, la lecture bilingue est donc indispensable, la traduction monolingue ne pouvant pas transmettre le détail de l'émotion du texte musicalisé.
Donner ces oeuvres en traduction, c'est donc permettre l'accès direct, sans préalable, à ces oeuvres, pour peu que le chanteur articule correctement. Le public concerné peut ainsi être considérablement élargi.
Bien sûr, le surtitrage est une autre excellente initiative, mais il n'est utilisé que dans un nombre réduit de grandes salles, et seulement pour les oeuvres déjà dans la base de données (les quelques grands cycles du répertoire). Et le rapport texte-musique n'y est pas totalement idéal non plus - mais on peut tout à fait défendre sa supériorité sur la traduction, il y aurait vraiment débat sur cette matière.
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2) Interprètes
L'autre impératif provient du chanteur lui-même. La plupart des chanteurs, et un nombre non négligeable aussi chez les professionnels, ne maîtrisent pas correctement l'allemand. Avec pour résultat des déformations hideuses des couleurs et accentuations, et souvent pire encore, un éloignement du sens des poèmes, une forme d'abstraction.
Faites l'expérience de vous promener virtuellement sur YouTube écouter un lied célèbre... et listez tous les jeunes préprofessionnels qui chantent Schubert avec un accent américain très "terroir" à la sortie des meilleures écoles de la Côte Est...
Cela s'entend même si l'on n'est pas germanophone - alors que c'est plus difficile à distinguer lorsqu'il s'agit d'artistes français, bien évidemment.
Au résultat : le public profane ne peut rien suivre à moins de lui fournir un fastidieux programme bilingue (et l'on ne découvre pas la structure de phrase allemande tout seul en cinq minutes...), l'interprète grimace dans la langue qu'il chante et s'implique moins précisément... tout le monde y perd.
Alors que s'il chantait dans sa langue (lorsqu'elle est aussi celle de son public), la communication serait plus directe.
A condition bien sûr que la traduction soit adéquate, ce qui nous amène à la dernière considération.
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3) Nature de la traduction
Pour être opérante, la traduction de lied doit à mon sens remplir quatre critères :
a) être très proche du texte original, pour recouvrir assez exactement les couleurs et les inflexions de la musique et du chant ;
b) être naturelle vis-à-vis des accentuations musicales ;
c) être naturelle vis-à-vis de la prosodie de la langue d'arrivée ;
d) être agréablement charnue et sonnante, pas trop littérale, dans la langue d'arrivée.
Cela conduit donc à supprimer une précision ici ou à ajouter un petit développement là, de façon à tout faire coïncider sur un vers.
Je ne suis pas sûr que les traductions fonctionnent dans toutes les langues : la pauvreté vocalique de l'italien (cinq voyelles) me paraît problématique pour réussir l'impératif (d). L'anglais (et l'allemand, mais ce n'est pas notre sujet) en revanche, langue très dynamique rythmiquement, fonctionne souvent remarquablement dans les transpositions, avec une grande tradition d'adaptation lyrique - tels les Misérables de Schoenberg rendus infiniment supérieurs à la VO.
Aussi, je ne me prononcerai que sur le français.
La plupart des traductions françaises ont été réalisées à l'époque de l'essor de la mélodie française, et en portent les stigmates : le ton est souvent très salonnard, et même souvent mièvre, affadissant complètement les tableaux au moyen de stéréotypes déjà éculés en leur temps. Par ailleurs, elles réécrivent souvent largement le poème d'origine, en en conservant les traits principaux, mais en redéveloppant largement la matière dans le nouveau poème, de manière généralement correcte prosodiquement, mais de façon plus ou moins harmonieuse avec la musique...
Aussi, en plus de déformer les originaux, elles nous font retomber dans l'écueil propre aux mélodies françaises exprimé en (1).
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4) Choix personnels
Pour ces raisons, j'ai choisi, dans ma propre pratique, de réaliser des traductions proches du texte (impératif [a]), où le vers soit audible (impératif [d]), mais du fait des contraintes musicales certaines fois, prosodiques en d'autres endroits ([b] et [c]), j'ai choisi un vers irrégulier rythmiquement, audible simplement par la rime, à l'opposé de la tradition.
Cette position est à mon sens profondément justifiée : une fois mis en musique, le texte perd sa rythmique propre, les durées étant définies par la musique, avec quelquefois même des répétitions ou des ajouts de monosyllabes affirmatifs ou négatifs. Et l'auditeur n'entend plus guère de la structure du texte que les retours de sons postés aux rimes.
En revanche, ces rimes structurent audiblement le texte écrit, le repère est à mon sens extrêmement utile pour éviter la platitude et le prosaïsme (contrainte [d]). En tout cas, en ce qui me concerne, les essais non rimés, plutôt plaisants sur le papier, se sont parfois révélés de cuisants échecs lors de leur première exécution - ce Roi de Thulé était extraordinairement nu, fade, d'une gratuité consternante.
Quoi qu'il en soit de mes réalisations personnelles, je suis donc convaincu que des concerts dans une traduction opérante et correctement articulée par le chanteur permettraient à un public bien plus large d'accéder au genre, et peut-être même des révélations chez ceux qui écoutaient plus ou moins en musique pure les quelques cycles célèbres du répertoire.
Evidemment, cela n'a pas pour objet de se substituer à l'écoute en salle des grands interprètes, cette poignée d'élus, souvent germanophones de naissance, qui sont capables de déverser toute la substance de ces oeuvres sur les spectateurs. C'est évidemment l'émotion la plus absolue que le genre puisse procurer, et je recommande l'expérience à tout le monde. Au disque, l'adhésion est déjà plus difficile, et de la même façon, la familiarisation avec des traductions ne serait peut-être pas malvenue. Il suffirait d'une, même moyenne, à visée pédagogique, juste joliment chantée et bien articulée.
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