Les complices sont deux, double la trahison
Par DavidLeMarrec, jeudi 2 août 2012 à :: En passant - brèves et jeux :: #2030 :: rss
Où la glottophilie proclame son empire
Chaque compositeur doit endurer le pire.
Divad EL CERRAM, Rubaïyat (899-928 ap. J.-C.).
Traduction personnelle à partir de la version en arabe classique (1420 environ) d'Angala Otrebor, érudit de Tombouctou, rédigée dans les années 1420 probablement.
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Voilà quel grand auteur vient en mémoire, lorsqu'on est confronté à ce qu'on joue aux arènes-théâtre d'Orange (souvent fait en concert) : vidéo A.
Et voici ce que dit la partition : vidéo B.
Cela appelle plusieurs précisions.
La voix
La partition prévoit une tenue extrêmement brève pour l'avant-dernière note (double-croche accentuée, qui doit claquer sur un si naturel), et bien sûr une tenue moindre sur la dernière (une ronde sur un la naturel), qui s'arrête en principe à la fin du premier morceau de phrase (ré mi fa# mi re mi do#).
Pour le si, on peut se rendre compte des désirs de Puccini en écoutant le choeur final, où le rythme est respecté, cela crée une sorte de petite respiration un peu bizarre. Le tenir longuement change la couleur (plus triomphale, moins décidée), mais a un certain charme, car n'étant pas sur l'accord de résolution, il maintient efficacement la tension. Admettons donc, même si c'est à rebours des intentions de Puccini.
Pour le la, c'est beaucoup plus discutable : étant sur l'accord de résolution, sa tenue démesurée est inutile, et surtout, Puccini a prévu de l'arrêter lorsque l'harmonie change, alors qu'ici on trouve cette note étrangère vaillamment tenue pendant qu'on traverse par exemple du mim7. Moche, tout simplement. (Et cela sonne un peu inculte pour les gens qui ont un peu plus de notions d'harmonie qu'un ténor d'opéra italien - à peu près n'importe quel musicien, donc.)
Compte tenu du point d'orgue non écrit qui a précédé, ce n'est pas le cas dans les deux extraits proposés. Mais cela n'empêche pas d'autres de le faire, en plus du premier point d'orgue imaginaire.
L'orchestre
Que les ténors fassent les histrions, c'est leur rôle. Mais l'orchestre ?
Puccini a écrit une partition intégrée, post-wagnérienne en quelque sorte, où les airs, même s'ils peuvent être sensibles comme tels (pour celui-ci, c'est clairement le cas), ne sont pas totalement détachables. Le volume de la ritournelle conclusive est suffisamment fort pour qu'on puisse applaudir et crier sans couvrir l'orchestre, et au moment où l'on devrait se reposer sur la tonique, Puccini enchaîne en plaçant l'accord final comme un bref début de phrase musicale d'une tout autre couleur. La tension ne doit se relâcher qu'à la mort de Liù, quasiment.
Pour le jouer en récital, les chefs remplacent l'enchaînement attacca par une simple résolution sur la tonique, grandiloquente mais extrêmement plate. Je regrette beaucoup que personne ne se soit fatigué à créer un petit quelque chose de plus propre, quitte à trahir Puccini, au moins le faire élégamment. On pourrait même reprendre le changement de caractère prévu par le compositeur et le conclure rapidement.
Mais si en récital, on est obligé de faire contre mauvaise fortune bon coeur, oser, comme Plasson et Alagna l'ont décidé (et comme d'autres l'ont fait avant eux), mutiler (et aussi paresseusement et maladroitement !) la partition en plein milieu d'une action dramatique, alors que l'oeuvre est donnée en son entier, c'est un outrage assez révoltant envers cette musique.
Même au Met, on applaudit sur la musique (assez sonore pour être entendue), et puis on se calme quand sa continue. Conclusion, le public a applaudi quand même pendant la musique... et les musiciens eux-mêmes l'ont mutilée. Que quelqu'un de la probité de Plasson, amateur de partitions rares et de versions archi-intégrales, en vienne là pour servir sa tête d'affiche... comment ont dû réagir les musiciens de l'orchestre ? Sans parler des mesures sismiques au cimetière de Lucques.
Les doléances
S'il y a bien un endroit où les huées pourraient éventuellement se défendre, c'est lorsque des musiciens trahissent le sens d'une partition pour servir leur propre satisfaction...
J'ai déjà dit mon admiration et ma gratitude pour la place d'Alagna dans le monde de l'opéra : s'il n'y fait pas la promotion du bon goût stylistique, au moins il permet d'ouvrir la porte à des ouvrages délaissés et parfois très intéressants. En tout cas du patrimoine précieux à entendre, vers lequel il entraîne un public d'ordinaire beaucoup moins aventureux.
Même le personnage n'est pas antipathique, avec sa forfanterie empreinte de sincérité, ne déguisant pas sa jubilation d'être applaudi ni sa certitude d'être le phénix des hôtes de ces (planches de) bois. Et j'admets qu'Orange, lieu de plain air avec joli décor, le public et l'atmosphère estivaux, les voix célèbres, les grands titres... est sans doute l'endroit où l'on peut le faire. Quand on se déplace à Orange, on va presque plus voir un son & lumière lyrique qu'un opéra interprété avec une rigueur musicologique parfaite, et des mises en scènes profondes. On peut admettre que cela fait partie des libertés du spectacles, qu'il ne faut pas faire des partitions des objets morts, qu'il y a après tout moins de déformations qu'autrefois, qu'on peut bien faire plaisir au public, surtout dans des espaces qui lui sont dédiés de façon encore plus évidente que dans les salles de spectacle (où la programmation tient à sa cohérence).
Certes. Il n'empêche, entendre des musiciens de cette respectabilité abîmer (pour leur petite gloire éphémère) une partition aussi maîtrisée dans l'écriture, ça fait un peu mal.
S'il n'y avait pas de vrais problèmes comme les famines d'Érythrée, les massacres méditerranéens, les oppressions d'Extrême-Orient, les dettes domestiques des riches, on pourrait même être un peu fâché. (Heureusement, il y a Théodore Dubois et Alexis de Castillon pour ramener nos âmes vers la mesure et la paix.)
Autres tours pendables
- de ténors italien ;
- de public métropolitain ;
- la question des huées ;
- et, bien sûr, notre grand thriller au bonbon.
Au passage, cet air est en train de devenir, semble-t-il, un véritable standard dans les concours-fictions pour la télévision (air dévolu au petit lyrique-larmichette de service), sous sa forme ultra-amputée d'une minute trente Nessun dorma... Ma il mio mistero... Vincerò - transposé à la quarte généralement.)
Commentaires
1. Le vendredi 3 août 2012 à , par Xavier
2. Le vendredi 3 août 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le vendredi 3 août 2012 à , par Xavier
4. Le vendredi 3 août 2012 à , par DavidLeMarrec
5. Le samedi 4 août 2012 à , par Ugolino le Profond
6. Le dimanche 5 août 2012 à , par DavidLeMarrec
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