mardi 21 août 2012
Le lied en français - XIX - Im Dorfe (Winterreise n°17)
Compatibilité de la mesure ternaire et du français
Contrairement au Stürmische Morgen qu'on vient de publier, la prosodie à coups de septième et de longs liés dans Im Dorfe, déjà étrange en allemand, est singulièrement discordante en français. Cela a réclamé un nombre relativement important d'ajustements rythmiques. Dans le plus complet respect de l'écriture de Schubert, puisque ce sont des solutions qu'il utilise dans cette même pièce lorsque sa prosodie allemande change (essentiellement une affaire de liaison entre la noire pointée et la noire suivante, qui évite de faire tomber les appuis musicaux sur une syllabe faible).
D'emblée, la mesure ternaire (ici 12/8) est assez éloignée des capacités prosodiques du français, puisqu'elle s'adapte particulièrement bien aux vers à accents, tels qu'on peut en trouver en allemand (et aussi en grec, latin ou anglais). Or les tentatives récurrentes d'écrire des vers français à la grecque, en alternant syllabes fortes et faibles, a toujours échoué (on peut discuter des réussites poétiques, mais en termes de postérité, ce fut toujours une impasse). A mon avis pas à cause de l'absence d'accentuation du français, comme on le lui a souvent reproché (c'est faux, et même l'alexandrin contient des accents), ni même à cause de sa relative monotonie (dernière syllabe, sauf si la voyelle principale est "e", ce qui repousse à l'avant-dernière), mais plutôt à cause du caractère analytique de sa syntaxe. Faute de déclinaisons, l'abondance de mots-outils (par essence peu accentuables) rend complexe les vers à accent, en tout cas s'il faut accentuer une syllabe sur deux ou trois, comme les autres langues le font : le français serait plus à l'aise avec une mesure de trois ou quatre.
Je n'ai pas précisé pourquoi les mesures en 6/8, 9/8 et 12/8 me paraissaient propices aux vers "accentuels" : tout simplement parce que la formule rythmique qui y revient le plus souvent est de l'ordre du balancement { noire + croche }, ce qui correspond prosodiquement à l'alternance { forte + faible }.
--
Enjeux de l'adaptation
Tout le lied est construit sur la structure { noire pointée + noire + croche }, ce que j'ai scrupuleusement respecté. A une exception près, pour « à l'heure où tout est sage », qui remplace le groupe { noire + croche } par { trois croches }, modification assez mineure qui donne un petit soupçon d'agitation supplémentaire et un peu plus d'élégance du texte que « lorsque tout est sage ». Un choix d'équilibre texte / musique où j'ai peut-être cédé à l'envie de « faire oeuvre » en forçant un peu la main à Schubert.
Si on n'est pas d'accord avec cette option, « lorsque », un peu plus plat, fonctionne très bien.
De même, pour la logique rimique, le poème de Müller étant écrit avec des accentuations qu'on dirait « féminines » en français ([e] final et dernière syllabe faible non compatibilisée dans le vers), j'ai suivi le schéma général, mais ai très peu usé de l'alternance traditionnelle entre rimes masculines et féminines. J'ai également, dans la strophe centrale, renoncé aux rimes presque identiques ([etten], puis [aben] ; [ossen], puis [issen]), j'ai eu le sentiment que ce serait assez peu euphonique en français.
Enfin, les deux derniers vers sont repris par Schubert. Or, « C'en est fini », plus "ample", ne peut pas être repris après avoir utilisé la première personne dans le dernier vers ; aussi, tout en souhaitant le conserver, je l'ai simplement remplacé par « J'en ai fini » à la reprise. Comme précédemment, on pourrait contester cette entorse à la logique de la répétition ; il est alors parfaitement aisé de choisir l'une des deux "leçons" et de s'y tenir.
J'avais conservé ce lied pour assez tard dans mon entreprise de traduction, à juste raison, il regorgeait de chausse-trappes que seule une fréquentation durable de l'exercice, et en compagnie du même compositeur pouvait permettre de contourner (en partie et plus ou moins adroitement, bien sûr).
--
Poème
Im Dorfe / Au village
Es bellen die Hunde, es rascheln die Ketten ; / Ici les chiens grondent, leurs chaînes tintent,
Es schlafen di Menschen [1] in ihren Betten, / Les hommes dorment, sans force et sans crainte ;
Träumen sich manches, was sie nicht haben, / Rêves qui comblent ce qu'il leur manque,
Tun sich im Guten und Argen erlaben ; / Bienfait ou méfait, rien ne l'efflanque ;Und morgen früh ist alles zerflossen. / Et au matin tout est oublié.
Je nun, sie haben ihr Teil genossen / Déjà, ils ont leur gain entier,
Und hoffen, was sie noch übrig ließen, / Et songent, à retrouver leurs merveilles
Doch wieder zu finden auf ihren Kissen. / En retournant [2] dormir sur leurs deux oreilles.Bellt mich nur fort, ihr wachen Hunde, / Repoussez-moi, chiens pleins de rage,
Laßt mich nicht ruh'n in der Schlummerstunde ! / Hors du sommeil à l'heure où tout est sage.
Ich bin zu Ende mit allen Träumen. / C'en est fini des songes trompeurs,
Was will ich unter den Schläfern säumen ? / Ah, pourquoi m'attarder chez les dormeurs ?
Note :
[1] Le texte original de Müller dit : Die Menschen schnarchen in ihren Betten.
[2] J'ai profité de la répétition musicale pour essayer de faire progresser plus joliment la pensée : En retournant le soir, en retournant dormir sur leurs deux oreilles.
--
Partition
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Projet lied français a suscité :
silenzio :: sans ricochet :: 3680 indiscrets