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Carnet d'écoutes - Le Winterreise de Jules Bastin


Où l'on étudiera la question de quelques défauts fréquents de Winterreise au disque et sur scène.

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Pavane vient de republier le Winterreise de Jules Bastin et Ursula Kneihs, que je cherchais depuis longtemps.

J'étais avide de le découvrir, tenant Jules Bastin pour la basse la plus intéressante du XXe siècle (rien de moins) : une clarté de diction exceptionnelle, des graves extraordinairement profond (un des très rares à bien sonner même dans les extrêmes d'Ochs), un médium et un aigu clairs, sonnant plus près de barytons très clairs (plus Charles Panzéra qu'Alexander Kipnis), avec cependant une vraie présence sonore - et surtout un esprit ravageur. Et aussi bien allemand qu'en français, sans démériter pour autant en italien.

Au sommet, il faut entendre son Méphisto de la Damnation de Faust de Berlioz, proprement extraordinaire de clarté, d'éclat et d'à-propos.

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Vous pouvez écouter intégralement (et légalement) le disque :


Contrairement aux apparences, je ne suis pas le moins du monde sponsorisé par MusicMe... mais l'outil est bien commode lorsqu'il m'évite de passer un temps respectable à préparer les extraits. Et tout le monde y gagne, puisque l'intégralité du disque est disponible.


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Eh bien, arrive ce que je redoutais : ce disque est le premier témoignage de Bastin, officiel ou non, à me décevoir.

Le plus rageant est que ce n'est même pas principalement de la faute de Bastin. Mais :

1) Comme très souvent, ces enregistrements de lied, en dehors des quelques « spécialistes internationaux », arrivent trop tard dans la carrière du chanteur.

C'est injuste, dans la mesure où souvent celui-ci a pratiqué ce cycle tout au long de sa vie - ou alors, c'est absurde, s'il l'aborde en concert seulement lorsque ses moyens ne lui permettent plus de tenir des rôles sur scène.

D'assez nombreux cas de chanteurs qui sont de véritables interprètes se trouvent parmi les victimes d'enregistrements tardifs de lieder, et le Winterreise est le plus sinistré en la matière, puisqu'on considère manifestement que son propos de « fin de vie » autorise des voix mûres - ce qui est d'ailleurs en contresens flagrant avec le texte. (Non pas que je sois gêné par les questions de « vraisemblance » en la matière, c'est simplement l'agumentation sous-jacente qui me paraît infondée.)
On pourrait citer :

  • le cas emblématique de Margaret Price, très tard, un soir de méforme et publié semble-t-il contre sa volonté. Le résultat n'est d'ailleurs pas infamant tant qu'on ne la compare pas avec elle-même ;
  • Siegmund Nimsgern, pas si tard dans sa carrière, mais dont la voix déjà marquée par les emplois dramatiques tend à détimbrer, voire à détonner. C'est au demeurant une version que j'aime énormément, peut-être le seul Winterreise « méchant », et d'une telle misère...
  • Max van Egmond, baryton-basse de format très léger, capable de tenir aussi bien les ténors baroques (Eumete) que les parties de basse dans les oratorio, avec une voix toujours claire et ronde, finement phrasée - la plus belle Bonne Chanson que j'aie entendue, si j'excepte Jérôme Correas. Mais ses cycles de lieder ont été captés alors que la voix s'est asséchée, ce qui limite beaucoup ses moyens.


On pourrait multiplier les exemples.

... pourtant cette explication ne tient pas dans le cas de Jules Bastin, puisque l'enregistrement a été réalisé en pleine gloire, en 1978. Pourtant on entend clairement des détimbrages dans le médium (l'aigu restant toujours assez beau et le grave complètement glorieux), une multiplicité de « coutures » qui semblent faire geindre la voix. Et font perdre de vue le propos.

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2) Cela s'explique en grande partie par la prise de son, assez aberrante pour du répertoire lyrique, le micro semblant dans la bouche du chanteur. Cela déforme complètement les équilibres, fait perdre de vue l'impact de la voix... et souligne les moindres défauts, qui seraient pour bonne part inaudibles en salle, à distance respectable.

Cette captation, intrusive vis-à-vis de la voix, est aussi agressive vis-à-vis du spectateur, un peu comme le fait la compression dynamique, comme si la musique se matérialisait quasiment sur nous, et que nous n'entendions pas tout - j'ai l'impression d'avoir Jules Bastin sur mes genoux, ce qui malgré ma vive admiration n'entrait pas dans mes plans immédiats.

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3) Puis viennent d'autres causes, davantage imputables à la responsabilité du chanteur. Pourquoi, comme la quasi-totalité des interprètes de lied, baisse-t-il autant ses transpositions ? Cela fait considérablement perdre en tension, et empêche beaucoup de chanteurs de timbrer et de projeter. Bien sûr, il ne faut pas hésiter à baisser un peu si cela évite de vilaines tensions, on ne peut pas faire « éclater » les sons comme à l'opéra ; mais si l'on descend sous le seuil de tonicité de la voix, forcément, elle ne sonne plus aussi bien.

J'ai l'impression que c'est en partie ce qui s'est passé, voulant s'appuyer sur ses graves profonds... Malheureusement la connection avec le bas-médium est assez moche, on entend les changements de registre, et le grain du timbre à cet endroit n'est pas très beau non plus... sans parler de la difficulté d'interpréter en chantant aussi grave.

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4) Quant à l'interprétation elle-même, elle n'est pas tout à fait bouleversante, le texte semble rester un peu lointain, et le petit accent wallon qui demeure est un peu troublant.

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Tout simplement, le cantabile et l'intimisme du lied semblent moins convenir à son tempérament.

Entendons-nous bien : c'est dans l'absolu un beau Winterreise, servi par une très belle voix, et qui pourrait être la version unique d'une discothèque sans poser de problème. Mais eu égard à la discographie de l'oeuvre, et surtout, à l'héritage hallucinant de Jules Bastin, on a le droit d'être un peu déçu, après avoir rêvé de l'entendre étaler longuement les moirures de son timbre et les subtilités de son verbe. On ne peut tout de même pas lui reprocher de ne pas être à la mesure des rêves qu'il a suscités, et de ne pas atteindre l'historique à chaque fois qu'il ouvre la bouche !


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David Le Marrec

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