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Atys de Niccolò PICCINNI - II - La musique de Piccinni (et de Chauvin)



Suite de la première partie, consacrée à la situation temporelle et à la refonte du livret.

A nouveau avec des extraits sonores - et un mot sur l'interprétation en fin de notule.
3 - La position de Piccinni. 4 - Mise en forme piccinniste du livret. 5 - Audaces. 6 - Le rapport à Lully. 7 - Version réduite et abrégée. 8 - Interprétation.


Pour plus de commodité, l'ensemble du texte de ces deux notules assez longues a été réuni en PDF.


3. La position de Piccinni

     Comme signalé dans le précédent épisode, Piccinni appartient à cette génération qui fait entrer la tragédie en musique dans le style classique : disparition du continuo (la basse est simplement tenue par les contrebasses, violoncelles et bassons, même si l'on peut avoir un clavecin dans l'orchestre), fin de l'alternance de l'instrumentarium (les récitatifs sont tous assurés par l'orchestre au même titre que les airs, et contiennent même quelquefois des effets d'orchestration), et d'une manière générale plus d'épure, un goût pour les formules symétriques ou « carrées », prédilection pour les tonalités majeures particulièrement lumineuses.
     Il y aurait de quoi se répandre sur ces questions de transition, qui ne sont pas réellement notre sujet.

     Piccinni se singularise vis-à-vis de Gluck par un soin mélodique supérieur dans le récitatif (et au contraire des airs plus conventionnels), mais comme on le soulignait, il est difficile d'entendre une véritable opposition, tant leur travail tire la tragédie chantée dans la même direction.


Extrait de la fin de l'oeuvre : on y entend le délire d'Atys (avec les spectaculaires récitatifs de Piccinni, admirablement incarnés par Mathias Vidal) et le choeur de déploration dont il est question plus loin dans la notule.


4. Mise en forme piccinniste du livret

     Par essence, cette nouvelle manière, et particulièrement chez Piccinni, Bach, Sacchini et Grétry (la chose est moins flagrante chez Gluck et Salieri), favorise les tonalités majeures et les expressions galantes. On entend donc très peu de mode mineur (qui en devient très saisissant, avantage du procédé), et en revanche quantité d'airs très galants, ornés et dansants comme s'il s'agissait de divertissements pastorales.
     Cela nous fait retomber dans un paradoxe propre à ce temps : en voulant créer un drame épuré, les classiques aboutissent en réalité à un résultat sonore qui tient davantage, à nos oreilles contemporaines, des inclusions de divertissements italiens (comme dans Médée de Charpentier, Le Carnaval de Venise de Campra ou Le Carnaval et la Folie de Destouches) que du grand galbe dramatique du récitatif accompagné.
     Quand cela se joint à des développements poétiques pas toujours heureux (on a longuement observé le cas de la plate exultation de Celænus), on peut évidemment considérer qu'Atys a été abîmé.

     Pourtant, s'il est assez évident que cette refonte n'atteint pas le degré d'audace et la puissance dramatique de son modèle, l'œuvre ne manque pas de charmes, dans l'esthétique qui lui est propre.
     A commencer par le récitatif : beaucoup de belles répliques sont peut-être un peu platement traitées, ou systématiquement servies sur fond de trémolos (le fait de condenser les moments les plus dramatiques en 1h10 rendait parfois presque cocasse l'omniprésence du procédé), et pourtant le galbe des phrases y est particulièrement beau. On est très loin des choses flasques et / ou sans substance musicale qu'on peut trouver chez Sacchini ou Cherubini (qui sont plus proches, surtout le second, des italiens du type Mayr), et on peut même considérer que le soin et l'intérêt du récitatif dépasse assez considérablement les rectitudes de Gluck dans Iphigénie en Aulide, par exemple.

     En termes d'inspiration, à défaut d'être profondément singulière (par rapport à la période, du moins : vu la faible diffusion des partitions et le petit nombre de productions, il est encore difficile de déterminer qui invente quoi !), la partition appartient plutôt à ce qui se fait de mieux dans la tragédie en musique de style classique. Même les airs, d'ordinaire un peu fades (même chez les grands Grétry...), se révèlent de belle facture, avec quelques sommets dès que Piccinni s'aventure dans le mode mineur, comme « Quel trouble agite mon cœur » qui exprime les remords d'Atys trahissant le Roi interpolé ce soir-là avec l'air de Celænus (qui se déroule dans la partition à l'acte suivant), ce qui était plus logique dramatiquement vu ce qu'il restait du texte (exultation du Roi, puis remords d'Atys).





5. Audaces

     A cela s'ajoutaient des étrangetés. Outre Salieri et Catel dont il s'approche pour la qualité du récitatif, Piccinni, écrit, la même année qu'Andromaque, les mêmes types de ponctuations méditatives dans les récitatifs, confiées aux seuls bois. Grétry les utilise généreusement, et toujours en relation avec la mélancolique d'Andromaque. Dans ces extraits d'Atys, on ne les entend que brièvement, mais considérant que quatre mois séparent les deux créations (février 1780 pour Atys, juin pour Andromaque), il est douteux que l'orchestration (qui dépend dans ce cas de la matière musicale) ait été changée si soudainement.
     On est sur le chemin de la recherche de couleur orchestrale, au delà de quelques spécialisations (flûtes bucoliques, trompettes guerrières, trombones « sacrés », etc.), qui fait sa première apparition comme sujet principal de préoccupation à ma connaissance dans les Variations orchestrales sur la Follia di Spagna de Salieri (1815).
     Qui a commencé ? Peut-être Piccinni dans son Roland des mêmes Quinault & Marmontel en 1778 ? Quelqu'un d'autre ? En tout cas, on n'entend rien de tel chez Grétry : rien dans les récitatifs de Céphale et Procris (1773, encore un livret de Marmontel), tout comme dans Les Mariages Samnites (1776, livret de Rosoi d'après Marmontel, décidément, pas étonnant qu'il ait eu autant d'ennemis) où il n'y a que des dialogues. Il n'est pas impossible du tout que le procédé ait été emprunté à quelqu'un d'autre encore, a priori pas un italien vu la prédominance, encore pour longtemps (jusqu'à Donizetti à peu près), du recitativo secco (basse continue ou clavier seuls). Mais quelqu'un désireux de produire un effet, comme Mozart dans le cimetière de Don Giovanni (accompagnement de trombones pour les paroles du Commandeur au milieu du récitatif), a toujours pu l'essayer, quelle que soit sa nationalité et son esthétique.
     Bref, cette nouveauté qui avait frappé beaucoup de monde dans Grétry ne lui est vraisemblablement pas due ; en tout cas Piccinni n'a pas attendu la création d'Andromaque pour en faire usage !

     Autre procédé, plus étrange encore, la symphonie presque montéverdienne utilisée comme prélude de l'acte II dans l'arrangement présenté par Bru Zane. En réalité, ce passage est tiré de la fin de l'acte I (cérémonie en l'honneur de Cybèle), mais après vérification de la partition, ce n'est pas une fantaisie, la musique est réellement celle-là. Très étonnant, son harmonie et même ses appuis rythmiques semblent de cent cinquante ans en décalage et je n'ose croire qu'il puisse s'agir d'une goujate allusion à l'âge de la « mère des dieux ». En tout cas, ce moment a beaucoup de charme, et il étonne par sa disparité avec le reste du drame (très homogène esthétiquement).



     L'audace la plus spectaculaire se trouve dans le choeur très étrange « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime », qui semble changer de mode au milieu de la phrase. La réduction Bru Zane fait le choix (étrange, et qui sonne étrange) de copier Lully en faisant chanter ce cœur a cappella. S'agit-il d'une façon de complaire au public qui attend cet instant ? En tout cas, sur la partition dont je dispose (et l'œuvre étant assez rapidement tombée, il n'y a jamais eu de révision...), l'orchestre est bel et bien présent, avec des mentions d'orchestration assez précises (seulement les bois, de la flûte au basson, clarinettes comprises), et en se taisant, il supprime de beaux mélismes qui produisent des effets d'écho.
     J'éprouve donc quelque difficulté à juger de cet alliage timbral que personne de vivant n'a jamais entendu, mais tel qu'il était présenté, je trouvais que cette phrase musicale torturée qui arrive soudain au milieu d'un langage très dépouillé sonnait à la fois très artificiellement... et particulièrement laborieux, comme si un modeste tâcheron avait voulu se mettre, le temps d'une dizaine de mesures, sur son trente-et-un musical.
     Disons que la tentative de mettre en relief ce moment très singulier de l'opéra de Lully, mais d'une façon alternative, était louable, à défaut d'avoir complètement abouti.


6. Le rapport à Lully

font-style: normal
     Il est évident que, globalement, le rapprochement des deux mises en musique, par delà les tempéraments musicaux et les contingences stylistiques de chacun, met en valeur (malgré un langage harmonique plus simple, pourtant) la variété musicale, la violence émotionnelle et les qualités méditatives de Lully, dont le travail produit un véritable théâtre. Il est vrai qu'il est en cela aidé par le poème de Quinault, qui se soutient admirablement à la lecture dénuée de musique (même aujourd'hui et pour un public peu rompu à la tragédie classique), ce qui n'est pas le cas de la révision de Marmontel.

     Néanmoins cela excède le seul état du texte : par contraste avec une mise en musique pourtant plus tardive, on ne peut qu'être frappé par la liberté de l'écriture de Lully (seulement trois ans et trois opéras après son premier !), multipliant les caractères, adaptant (chose qu'on ne voit guère entre Monteverdi et Verdi !) étroitement ses formes musicales au ton des textes : dépouillement (aveu à Idas) ou rebond motorique (dénégations à Sangaride) des cantilènes, écritures en duos et trios, scènes d'ensemble jouant de la plasticité des groupes sur scène (invocation de Cybèle à deux ou à quatre au I, reprise des paroles de Cybèle par le choeur au II), long développements suspendu (l'aveu à Idas, le Songe), véhémence du récitatif (très accidenté, avec des intervalles larges inhabituels, en particulier au V), inclusion de procédés comiques (quasi-stichomythie des disputes au IV)...
     Piccinni, lui, apporte un soin davantage musical, avec des choeurs et une orchestration (qu'on ne pouvait pas entendre ce soir-là, mais qui se voit dans la partition) assez fouillés. Mais, structurellement, on reste très nettement dans l'alternance récitatif accompagné très déclamé / air très mélodique / divertissements purement musicaux, là où Lully rendait les frontières entre récitatif, récitatif accompagné, arioso, air, divertissement, action extrêmement perméables : dans toutes ses œuvres, il les concevait comme un dégradé, mais leur succession est si fréquente et soudaine dans Atys que ce type de découpage n'a même plus grand sens.

     Dans ce cadre plus « musical » (pour ne pas dire plus décoratif), il n'était donc pas absurde de faire développer le poème de Quinault, trop factuel, trop subtil aussi, pas assez « délibératif », par des tirades ou des monologues « monochromes », pour en faire des supports d'airs véritables. Pas de chance, Marmontel, littérateur fort estimable, s'est complètement vautré ce jour-là.

     Il n'en demeure pas moins que grâce à la beauté du récitatif et au soin de la mise en musique, sur des paroles qui restent majoritairement de Quinault, je trouve l'opéra de Piccinni très réussi et tout à fait délectable, quoi qu'ait pu laisser penser la revue de détail sur la construction de cet objet – cet attelage bizarre était une habitude du temps.


7. Version réduite et abrégée

     Comme on a pu l'observer au fil de notre promenade, la version présentée à Venise et à Paris était une réduction (une dizaine de musiciens, peu ou prou un instrument par partie), et même réorganisée pour rendre le drame plus cohérent malgré les coupures. Impossible de trouver l'auteur de cet arrangement revendiqué « dans l'esprit de l'époque », et qui a donc bien été conçu par quelqu'un de plus ou moins vivant.
     Globalement, et d'autant plus dans une musique aussi dépouillée, le principe du petit ensemble fonctionne excellemment, surtout avec des musiciens de cette volée. La réduction aussi : elle fait regretter certains moments (les choeurs de la fin du I, par exemple, qui m'ont l'air fort beaux et assez spectaculaires), mais évite la dispersion dans les joliesses secondaires (pour la clarté d'ensemble, les récitatifs ne pouvaient pas être trop largement amputés) et évite la lassitude d'un langage très codifié. Néanmoins, vu les coupures pratiquées sur le livret original, je reste persuadé que l'œuvre fonctionnerait très bien dans son intégr(al)ité.

8. Interprétation

     Ce type d'œuvre et la chose est valable pour l'ensemble des périodes baroque et classique, où l'interprète complète l'auteur, contrairement aux romantiques et suivants, qui écrivent suffisamment précisément pour demeurer convaincants même mal interprétés – réclame des musiciens très engagés pour réussir, et c'était le cas. Quelle surprise d'entendre les musiciens du Cercle de l'Harmonie – dont j'avais trouvé jusqu'ici les prestations en salle manquant de relief, ou au contraire trop marquées par des procédés d'accentuation systématiques – jouer avec cette tension et cette finesse simultanées ! Pour la première fois où je les entendais sans Jérémie Rhorer, dirigés du violon par Julien Chauvin, j'ai au contraire été frappé par le grain extraordinaire des cordes, la qualité des accents, l'attention au drame. Assez phénoménal.
     Eu égard à la situation (partition inédite, seulement une poignée de musiciens, pour deux concerts seulement, sur deux jours et distants de plusieurs centaines de kilomètres) et même dans l'absolu, les quelques décalages ça et là demeuraient tout à fait ponctuels et ne nuisaient jamais, paradoxalement, à la qualité de la musique produite.

     Côté chanteurs, j'entendais en salle pour la première fois Chantal Santon, que j'appréciais en retransmission, et j'ai été frappé par le côté un peu hululant de la voix, qui sonnait assez proche des sopranos dramatiques, alors que je l'associais exclusivement au répertoire baroque. De ce fait, quoique tout à fait bon, cela manquait un peu de grâce en Sangaride.
     Inversement, j'attendais de souffrir un peu avec Marie Kalinine, particulièrement à cause de son Armide chez Sacchini, et je l'ai rencontrée presque transfigurée : elle allégeait dans les récitatifs en nasalisant un peu, on sentait qu'elle avait beaucoup écouté Laurens et d'Oustrac dans le rôle chez Lully. On retrouvait davantage son son épais dans les airs (où l'agilité et les notes de goût lui sont un peu inconfortables), et sa Cybèle n'était pas exactement élégante ; cependant le tout demeurait fort honnête, avec une diction correcte, infiniment plus nette que l'an passé – où elle chantait les récitatifs bien plus opaques encore que ses airs lors de cette soirée ! C'est à vrai dire la première fois que je suis convaincu par elle, et on ne peut bien sûr jamais lui retirer l'intensité de la conviction.

     Aimery Lefèvre (Celænus), en si peu de temps, m'impressionne beaucoup : la voix a gagné en autorité, et conserve sa grande qualité d'articulation verbale. Malgré un centre de gravité barytonnant, la voix s'épanouit très bien, avec un beau grain, dans ces tessitures graves de l'ère pré-1800.

     Enfin, Mathias Vidal en Atys montre ce que peut être l'absolu de la déclamation musicale. La voix est toujours aussi commune, jolie mais limitée en ambitus et en puissance : un peu métallique lorsqu'il s'agit de monter ou d'essayer de donner de l'ampleur. Et pourtant, personne n'est plus souverain que lui. La moindre parole, la plus infime platitude, détaillée, habitée, prend dans sa bouche une ampleur et une force de persuasion telles qu'on croirait entendre une allégorie du Théâtre. (1,2,3...)

     Très peu de monde dans le théâtre (rempli au quart, peut-être au tiers), mais des passionnés qui savent tous leur Atys de Quinault / Lully, évidemment.

     Excellente soirée sur tous les plans, extrêmement instructive et complètement réjouissante malgré les facéties Marmontel.


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David Le Marrec

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