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Iolanta de Tchaïkovski - Netrebko, OP Slovénie, Villaume


Ce soir était le moment où le tout-Paris glottophile devait s'assembler. Plus quelques paumés russophiles, contents qu'on leur serve autre chose que les sempiternels chefs-d'oeuvre absolus Onéguine, Pikovaya, Boris.

Inconvénients : applaudissements systématiques après chaque air comme pour un opéra seria, difficulté à la réservation, queues au guichet et manifestement marché noir, le soir même.
Avantages : salle pleine (qui ne discrédite donc pas ce type d'initiative), très chaleureuse.


Le début de Iolanta (concert de Yuri Temirkanov en 1985), avec son Prélude étonnant pour vents et sa marche harmonique façon Tannhäuser. Et un début d'opéra en musique de chambre, avec quintette (quatuor plus harpe), bien avant Capriccio. Pardon, le son est mauvais, le niveau de gravure bas (et la lecture orchestrale assez agressive, aux antipodes de ce que l'on a entendu aujourd'hui), c'est tout ce que j'avais sous la main ce soir.
Les plus glotto-impénitents d'entre nous auront tout loisir de se reporter à cette vidéo où l'on peut entendre Anna Netrebko et Rolando Villazón dans la tirade du mutisme puis dans le duo de la lumière - on peut en profiter pour admirer les couleurs et l'élégance de maintien qu'obtient Emmanuel Villaume de l'orchestre.


1. Le texte

Le livret, en forme de conte, obéit à une idée très simple : Iolanta, fille du roi René de Provence, est aveugle. Pour lui éviter la disgrâce des regrets, son père la tient donc dans une Cour isolée, où il est interdit sous peine de mort de lui révéler son malheur. Mais pour guérir, elle doit en prendre conscience, et en fin de compte seul l'amour lui permet tout à la fois de l'apprendre et de vaincre la nature.

Sur cette histoire assez mince, plutôt contemplative (comment évoquer l'absence de vue en musique ?), Modeste Tchaïkovski ne reproduit pas le miracle de Pikovaya Dama, écrite un an plus tôt (1890). Dans la Dame de Pique, il avait réussi à refondre la matière de la nouvelle de Pouchkine et ses personnages modérément attachants, et à produire une sorte de romantisme paroxystique, parfaitement opérant comme pièce de théâtre, et idéalement adapté aux épanchements de la musique de son frère.

Je n'ai pas encore lu Kong Renés Datter (« La Fille du Roi René »), pièce du dramaturge danois Henrik Hertz - s'il se trouve quelque parallèle à en tirer, je manquerai pas d'en faire état ici même. L'ouvrage-source du livret avait déjà été lu par Piotr Tchaïkovski, mais ce n'est que cinq ans plus tard, en 1888, qu'une représentation marquante, au théâtre Maly de Moscou le décide à adapter l'oeuvre.

Difficile donc de déterminer si la faute en incombe à l'oeuvre-source, ou si Modeste était simplement en moindre verve que l'année précédente, mais malgré une structure relativement adroite, le propos peine à passionner. La faute à la simplicité prévisible de l'intrigue, mais surtout à des personnages remarquablement peu épais : prince rêveur amoureux au premier regard (dont on ne saura rien d'autre), ami jouisseur qui s'efface généreusement, père-roi sage et miséricordieux, médecin oriental à la science profonde, nourrice et portier complètement dévoués... et Iolanta qui ne laisse percevoir aucun trait de caractère palpable, à ceci près qu'elle semble bien jolie au gré du "prince" (le comte Vaudémont).

En revanche, dans ce cadre un peu pauvre, la construction dramatique est réussie : une exposition assez longue (le public n'est pas tout de suite informé du problème), qui se construit par bribes (mélancolie de Iolanta, récit du portier, désespoir du roi), vaste moment ébloui de la découverte de l'amour (et du concept de "lumière"), puis un final où se bousculent les événements (transgression de l'interdit, possibilités de soin, menaces de mort, libération, demande en mariage, intercession de l'ami, guérison, action de grâce), si bien que le rythme se resserre sans laisser jamais place à la baisse de tension à l'ennui. Tout cela dans un acte unique - il est fréquent qu'on le joue en trois, en reprenant le dernier thème orchestral de la partie précédente pour ouvrir la suite (même principe que pour le Vaisseau Fantôme).

2. La musique

De cette matière limite, Piotr Tchaïkovski tire un parti étonnant. Beaucoup de récitatifs, qui ne sont pas les meilleurs de son auteur, peu de moments très mélodiques (et pas toujours aussi suprêmes qu'à son habitude), mais une magnifique écriture orchestrale, confiant beaucoup de moments aux vents solo (en particulier aux bois) sous diverses configurations (et même, un instant, à deux bassons seuls !). Si bien qu'alors que le ton est généralement celui de la conversation, ou de l'arioso de caractère (conseil solennel avec mélismes orientaux du médecin maure, récit de séduction de Robert de Bourgogne, duo d'amour en forme de ritournelle...), quelque chose de beaucoup plus prégnant se détache de l'oeuvre, à cause de sa mobilité dans l'harmonie, l'orchestration, les textures.

Une étonnante réalisation à partir d'un tel matériau, qui conclut d'ailleurs sa carrière lyrique.

3. La soirée

On peut faire simple : tous étaient remarquables.

J'avais beau avoir conscience d'aller voir un des très beaux orchestres européens, l'impact en salle surpasse de très loin tous les disques et toutes les radiodiffusions du Philharmonique de Slovénie. J'aurais envie de dire qu'il s'agit tout simplement du plus bel orchestre d'Europe, si une telle opinion pouvait se fonder sur une seule expérience en salle, à une place précise et dans un répertoire précis.
En tout cas idéalement à mon gré : effectif pas du tout pléthorique (je n'ai pas pris le temps de compter, pardon), pas supérieur en cordes à ce que l'on a l'habitude d'entendre pour Beethoven lorsque les orchestres prennent la peine de réduire leurs pupitres ; cordes denses et incisives, pas du tout floues ; bois d'une remarquable personnalité et chaleur ; cuivres très tranchants, assez acides (quasiment slaves-de-l'Est) ; cohésion d'ensemble très colorée et tenue, jamais bruyante.

Emmanuel Villaume, comme d'habitude très tendu et élégant, leur fait explorer toute une gamme de nuances modérées, idéale pour les chanteurs, mais aussi pour flatter les timbres de l'orchestre.

Côté chanteurs, on se serait au congrès annuel des glottes en folie, et dans le meilleur sens du terme. Tous les chanteurs étaient remarquablement sonores, et en tout cas aisés. Et nous ont gratifié à tour de rôle de magnifiques crescendos, très impressionnants à défaut d'être complètement raffinés.

Lucas Meachem (Robert de Bourgogne, baryton) était le plus impressionnant de tous : dans une belle langue, la voix paraît même russe, et russe à l'ancienne. Le timbre se met à flotter et s'illuminer dans l'aigu, tandis que le médium demeure mince et ferme, toujours projeté. Une splendeur.
Etrangement, il m'avait semblé très beau (bien moins !) et un peu dur en Billy Budd, peut-être parce qu'il forçait pour Bastille. Ou alors, les progrès accomplis dans l'intervalle ont été formidables - ou le répertoire plus commode pour lui. Enormes ovations qui contrastent avec la réception plus mesurée à l'époque.

Sergey Skorokhodov (le Comte Vaudémont, ténor) semblait étrangement devenir un peu plus métallique et étroit juste au-dessus du "passage" (au début des aigus, donc), mais la tierce aiguë (la partie la plus aiguë de la voix) se montrait d'une liberté, d'une transparence et d'un rayonnement à peine croyables. Avec un beau timbre, un très bel impact et une grande conviction. Ici encore, remarquable.
Au passage, JunHo You qui jouait le petit rôle de ténor du messager Alméric disposait d'un potentiel, d'une projection et d'une qualité de timbre qui auraient tout à fait pu lui faire tenir le rôle principal, au besoin (seule la qualité idiomatique laissait franchement à désirer). Promis à un bel avenir.

Moins séduit par les personnalités de Netrebko, Kowaljow et Savenko, mais tous disposent d'un timbre personnel, d'un véritable impact physique et d'une belle caractérisation.

D'abord très surpris par la clarté diaphane du timbre d'Anna Netrebko (Iolanta, soprano), pas du tout renforcé par l'effet "patate chaude" qu'on entend nettement en retransmission... la voix a vite repris ses chemins habituels. En réalité, pas de grande surprise en la découvrant en chair et en os : voix très ample, suraigu incroyablement facile et somptueux (surtout pour une voix de cette largeur), mais aussi chant assez invertébré (aucun "angle" dans la voix) et bouillie verbale assez avancée - même si le russe se prononce aujourd'hui assez en arrière, il existe des limites physiologiques à l'intelligibilité.
Il en résulte donc des qualités lyriques exceptionnelles, et une frustration verbale (très relative vu le rôle). La voix me paraît aussi un peu trop ronde et monochrome pour mes standards. En réalité, j'ai eu le sentiment d'entendre une réincarnation de Joan Sutherland : hallucinante vocalement, mais aux antipodes de ce qui me séduit à l'opéra.
Et je ne vois pas complètement ce qui rend Netrebko si différente de ses contemporaines (je veux dire, au point de justifier qu'elle truste les affiches de Vienne et Salzbourg depuis son plus jeune âge) - mais la déification, avec ce qu'elle a d'excessif et d'arbitraire, a toujours été de mise à l'opéra.
En réalité, son atout majeur (une fois dit qu'elle a tout de même une voix exceptionnelle !) tient, de mon point de vue, dans sa qualité de jeu ; j'étais loin pour en profiter, mais sa grande mobilité faciale et la grâce de ses gestes (issue d'une très belle maîtrise de la danse classique) la rendent magnétique en tant qu'actrice, ce qui pallie, lorsqu'on la voit, tout ce qui peut manquer en mots dans son chant.

Luka Debevec Mayer (le portier Bertrand, basse) paraît sortir ses graves très sonores vu la substance de la voix d'une technique de type octaviste ; sans être complètement élégante (mais c'est parfait pour le rôle), la présence sonore est impressionnante.

Vitalij Kowaljow (le roi René, baryton-basse), lui, court les grandes scènes en pénurie de barytons-basses pour Wotan. La voix peut paraître, depuis le fond de la salle, un peu étroite, pas forcément jolie ou aisée dans l'aigu, mais la qualité de projection et la netteté de son articulation musicale le rendent effectivement propre à chanter à peu près n'importe quoi de façon très convaincante.

Moins séduit par Vassily Savenko (le médecin Ibn-Hakia, basse), dont le timbre semble un peu abîmé et gris, mais ici encore, la facilité avec laquelle la voix parcourt la salle lui permet de se jouer des difficultés de son rôle.

Les petits rôles des suivantes ravissent, en particulier le mezzo très profond, typiquement slave, de Monika Bohinec (Marta), mais Theresa Plut (Brigitta, mezzo-soprano) et Nuška Rojko (Laura, soprano) ne méritent que des éloges, à commencer par leur grande qualité de rare, qu'il est rare d'entendre dans des rôles aussi brefs (soit que les chanteurs n'aient pas ce niveau, soit qu'ils n'aient pas le temps de le faire valoir !).

Et, très important, la cohésion d'ensemble était très convaincante. Tous les chanteurs évoluant sans pupitre et sans partition, ils pouvaient beaucoup plus facilement s'impliquer physiquement, avec un résultat très évocateur, qui valait beaucoup de mises en scène, même talentueuses...

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En somme, tout à la fois impressionnant et délectable, une très belle oeuvre assez rare (même si Iolanta est bien plus souvent donnée et enregistrée que les autres Tchaïkovski non-omniprésents) interprétée de façon décoiffante.

Considérant le partenariat Deutsche Grammophon et l'annonce d'une tournée, la publication d'un objet sonore n'est pas à exclure et serait très bienvenu. Dans l'attente, quantité de bandes radio de concerts de haute volée circulent (par exemple Temirkanov 1985 avec T. Novikova, Marusin, Leiferkus), et les disques commercialisés peuvent déjà donner ample satisfaction. On peut même courir au plus simple avec le coffret Gergiev de 1994 (Gorchakova, Diadkova, Grigorian, Hvorostovsky, Putilin... !).

En réalité, outre les oeuvres de jeunesses assez introuvables, ce serait plutôt une version de référence de Tcharodeïka (L'Enchanteresse) qui manquerait, et où dort de la très, très belle musique.


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David Le Marrec

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