On ment effrontément au public
Par DavidLeMarrec, dimanche 7 avril 2013 à :: Citations passantes :: #2232 :: rss
— Oui, vraiment, une histoire curieuse, dit l'Irlandais, au bout d'une heure qu'il avait passée sans lever le nez de dessus son texte, et d'autant plus intéressante pour nous qu'elle se déroule dans la région. Avez-vous vu sur l'Oronte, en venant d'Homs et non loin du village de Restan, les ruines d'un château et d'un monastère? Certaines cartes les indiquent sous le nom de Qalaat-el-Abidin, la forteresse des Adorateurs. C'est là que vivait au treizième siècle (j'avoue que je viens de l'apprendre) un de ces roitelets voluptueux et lettrés, innombrables dans les annales du monde musulman, qui passaient leur vie au milieu de leurs femmes à écouter des vers et de la musique et à discuter sur des nuances grammaticales ou sentimentales, en attendant que pour finir, soudain, ils disparussent dans un coup de vent comme meurent les roses.
— Bravo ! lui dis-je, voici du renfort. Hamah, cette après-midi, sous le soleil, était vide et sans âme. La nuit descend, faites-moi donc l'immense plaisir de la peupler et d'y appeler ce fou et ces folles pour qu'ils nous distraient.
— A vos ordres, me répondit-il en riant, et vous allez voir une rare collection de jeunes beautés arabes et persanes, toute une série de tulipes éclatantes au cœur noir. Mais faites attention que les Orientaux écrivent des annales plutôt que de l'histoire. Ils juxtaposent les faits sans les lier ni les organiser, et je ne vous avancerais guère en vous traduisant tel quel ce sommaire. Laissez-moi vous dire à mon aise, sans m'astreindre au mot à mot, comment je crois le comprendre, et
rappelez-vous les vers de Saadi (peut-être les écrivait-il sur cette berge de l'Oronte) : « Le gémissement de la roue qui élève les eaux suffit pour donner l'ivresse à ceux qui savent goûter le breuvage mystique. Au bourdonnement d'une mouche qui vole, le souffi éperdu prend sa tête entre ses mains. L'ineffable concert ne se tait jamais dans le monde ; seulement l'oreille n'est pas toujours prête à l'entendre. »
— Allez, allez, mes oreilles et mon cœur sont prêts. On s'ennuie trop dans cette Hamah sans âme. Est-ce la peine d'y venir de si loin pour y manquer à ce point de musique ! Lisez-moi votre histoire d'or, d'argent et d'azur. Jamais vous n'aurez d'auditeur mieux disposé que je ne suis, ce soir, à goûter le concert de l'Asie.
Et voici ce que me conta, tard dans la nuit, ce jeune Irlandais, commentant très librement son texte... Croyez-vous qu'il m'ait mystifié et sous couleur d'adaptation conté une histoire de son cru ? Quelqu'un m'a dit qu'il y retrouvait des vers de poètes orientaux, qui n'étaient pas nés à l'époque où se passe ce drame, et, chose plus étrange, quelques lambeaux d'Euripide. Je ne sais que répondre. Ces Irlandais sont de prodigieux fabulistes, et je me rappelle comment Oscar Wilde, s'il avait un cercle à son goût, racontait avec des airs de magicien des histoires qu'il jurait exactes et qui étaient de purs mensonges. Eh bien ! le beau grief ! Qu'importe que mon compagnon ait relevé de sa fantaisie la sécheresse d'un vieux manuscrit ! Toute une nuit, j'ai vu grâce à lui voltiger sur l'Oronte un beau martin-pêcheur... Un oiseau bleu sous les étoiles, c'est impossible? Pourtant mes yeux l'ont vu. Puissé-je l'amener tout vivant sous les vôtres !
Maurice BARRÈS, Un Jardin sur l'Oronte, Plon-Nourrit et Cie, Paris 1922, pp.7-11.
[...]
Le conteur se tut. On n'entendait plus que le ruissellement des grandes roues hydrauliques, qui n'avaient pas cessé en puisant l'eau du fleuve de faire à son récit, dans cette nuit claire d'Asie, une orchestration de plainte, de pleurs et d'extravagance. Nous restâmes quelques minutes encore à écouter cette musique qui flotte depuis des siècles sans arrêt sur Homah. Son plain-chant, aussi bien que la magie de ce soir syrien, demeure mêlé étroitement au récit que je viens d'essayer de retracer. Comment exprimer les prestiges de ce poème d'opéra sur un fond de gémissement éternel ?
— Allons, me dit l'Irlandais, en regardant sa montre, voici deux heures du matin, il est temps d'aller dormir.
Il logeait à la gare du chemin de fer dans une chambre que la Compagnie tient à la disposition des voyageurs recommandés, et moi j'allais retrouver, sur une voie de garage, le wagon qui m'avait amené. Nous fîmes route ensemble, assaillis de fois à autre par les aboiements de grands chiens que nous dérangions, et continuant à remuer ces images d'amour et de souffrance.
— Ah ! j'oubliais, me dit mon compagnon au moment de nous séparer, j'oubliais de vous signaler ce qu'à sa dernière page le rédacteur du manuscrit raconte, qu'enfant il a connu la belle Oriante, devenue l'abbesse suzeraine du monastère de Qalaat-El-Abidin, et qu'il tient son récit de son aïeule, Isabelle la Savante, étant issu lui-même, à la troisième génération, d'un mariage qu'elle fit, peu après la mort tragique de Guillaume, avec un des chevaliers du prince d'Antioche.
Maurice BARRÈS, Un Jardin sur l'Oronte, Plon-Nourrit et Cie, Paris 1922, pp. 237-241.
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Tout le roman tient entre ces deux extrêmes (mieux écrits, d'ailleurs, le récit médiéval étant en lui-même d'une invention et d'une qualité stylistique assez plates). On peut admirer le petit rouage amusant d'auto-dévaluation de tout ce qui a pu être raconté : il n'y a pas réellement de chute, le fin mot est en réalité contenu dans les premières pages. Quelqu'un m'a dit qu'il y retrouvait des vers de poètes orientaux, qui n'étaient pas nés à l'époque où se passe ce drame, et, chose plus étrange, quelques lambeaux d'Euripide.
Même dans ce récit-cadre, la description de l'Orient est finalement bien plus schématique (et carte-postalisante) que la Metz teutonne ou même la revendication nationaliste dans Colette Baudoche.
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