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Henri RABAUD - Mârouf, Savetier du Caire - une renaissance scénique (Opéra-Comique 2013)


Un mot, un seul mot pour signaler la belle initiative. Je l'ai dit, elle me laissait perplexe ; deux intégrales existent déjà, et ne produisent pas d'enthousiasme excessif chez moi. Toutes les oeuvres négligées ne disposant pas de cette chance, était-ce vraiment à ce titre-là qu'il fallait consacrer une des rares grandes productions de la saison ?

Je ne puis que m'incliner, avec plaisir.

Dans une distribution de luxe (Bou, Manfrino, Lamprecht, Courjal, Goncalvès, Leguérinel !), le tout remarquablement joué et dirigé (Philhar et Altinoglu, à des lieues du Dukas raide de Deroyer), dans une mise en scène très mobile et facétieuse (que de progrès de la part de Deschamps depuis ses premières productions, pataudes visuellement, dans ce lieu !), une oeuvre se révélait.

Malgré l'orientalisme sonore permanent, la variété des procédés force l'admiration, l'aspect de la musique se renouvelant non seulement d'acte en acte, mais au fil des scènes (sans négliger la présence de motifs récurrents) et l'on navigue du côté de Roussel et Ravel, quelquefois Debussy ou le Stravinski de l'Oiseau (dont un petit pastiche évident de la danse de Kastcheï). Le Prélude de l'acte IV se situe ainsi quelque part entre le Faune et la sortie des souterrains de Pelléas.

Chaque acte présente un moment de polyphonie particulièrement spectaculaire. Au I, la scène très virtuose des coups de bâtons, dans une fausse cacophonie extrêmement étudiée, riche et dense. Au II, le chant du muezzin hors scène, alors que se déroule sur un duo très important et tout à fait mélodique entre Mârouf et Ali, provoque une sorte de tuilage très autonome, comparable à la polyharmonie du marché persan d'Aladdin de Nielsen (musique de scène pour la pièce d'Oehlenschläger) ; moment d'une rare poésie. A l'acte III, c'est le ballet qui rejoint cette veine multi-strates bizarre ; enfin à l'acte IV, sans les même finesses, le grand choeur final tient ce rôle.

Très loin de l'image qui reste largement de Rabaud, avec ses poèmes symphoniques assez académiques, on peut considérer qu'en 1914, Mârouf demeure à la pointe de la modernité.

La désuétude de l'ouvrage s'explique sans doute par son livret, un conte pas très profond, aux contours volontairement assez naïfs et doté d'une couleur locale un peu outrée, qui n'a plus la même faveur aujourd'hui - à l'heure où la planète s'est uniformisée et "raccourcie", et où le moindre exotisme à l'échelle du monde est immédiatement accessible en photo ou en vidéo. Sans parler des clichés un peu épais sur le monde méditerranéen, qui seraient sans doute vus comme du racisme aujourd'hui (puisque la moindre tendance à l'essentialisme et à la schématisation est désormais suspecte de vilenie).
La principale qualité du livret réside dans sa grande liberté : chaque acte dément l'orientation attendue de la course. Le premier acte nous présente l'épouse tyrannique comme centrale, et l'on s'attend à y voir une pesante comédie torture conjugale - aux ressorts depuis longtemps émoussés. Pourtant, Mârouf s'enfuit sans encombre. Le titre comportant une fonction et un lieu, on s'attend à voir une histoire cyclique, où le malheureux est rejeté vers sa ville et son épouse. Mais non. A partir de l'acte II, il s'installe dans une supercherie à l'insolence incroyable, et on compte bien qu'il soit démasqué, pour achever son parcours de victime de faits qui lui échappent. Et pourtant, résolument amoral, le conte ne le fait jamais payer pour son mensonge, et ne soulève même pas la question de sa bigamie. Le quatrième acte enfin laisse entrevoir la désillusion d'une princesse enlevée vers le désert par un savetier, et l'impossibilité de poursuivre dans la fuite et dans le mensonge - hésitant même à dépouiller leur hôte et bienfaiteur. Bien au contraire, cet hôte est un deus ex machina qui permet une fin joyeuse qui ne ménage même pas la moindre leçon attendue sur le mensonge, l'ingratitude ou le fatalisme. Liberté remarquable de la storyline, qui semble se jouer à chaque fois des résolutions attendues.
En cela, le livret de Lucien Népoty, en dépit de son absence de profondeur, apparaît comme un objet particulièrement sympathique.

Visuellement, la grande animation, les talents connus des acteurs (en tout cas Manfrino, Lamprecht, Bou et Leguérinel, précédés à juste titre d'une solide réputation scénique), les astucieuses caractérisations des personnages du conte par leurs couvre-chefs informatifs et exubérants, la facétie des ballets d'ânes et autres processions de lutins sautillant dans la nuit... tout concourait à une grande réjouissance.

(Pour les plus glottophiles d'entre nous.) Nathalie Manfrino était audiblement en méforme, bien terne, sans le médium formidablement éloquent qui la caractérise (ne subsistaient plus que les défauts, notamment l'opacité et le vibrato de la partie haute de la voix). L'instrument de Franck Leguérinel s'est spectaculairement asséché depuis son glorieux Frittelli de 2009, ou bien, comme les chanteurs déclinants, a-t-il ses soirs. Nicolas Courjal trouve comme toujours sa juste mesure dans les rôles nobles, il évoque très exactement Jérôme Varnier, mais son carnets d'adresse semble incomparablement meilleur vu l'état de leurs carrières respectives - et pas du tout au même âge ! Jean-Sébastien Bou très aisé dans ce rôle omniprésent, très aigu (chanté aussi par des ténors) ; la voix est toujours placée assez en arrière, ce qui l'empêche de "claquer" véritablement, mais toujours audible sans effort, très homogène et souple ; et la conviction comme toujours incendiaire emporte l'enthousiasme. Et je suis toujours aussi indécis sur Safir Behloul (le seul de l'Académie à assumer un rôle capital), qui paraît sujet à des difficultés d'amateur (aigus qui s'étrécissent soudainement, timbre qui change de façon arbitraire), au sein d'une voix remarquablement projetée, et disposant d'une maîtrise impressionnante de la voix mixte qui n'est certes pas celle d'un bon chanteur du dimanche ; ces deux états paraissent très contradictoires, et je ne peux même pas dire si je suis séduit ou irrité par ce que j'entends, car les deux aspects sont assez simultanés. Curieux de voir la suite.

Le caractère accessible aussi bien pour le néophyte (ceux que j'ai envoyés m'en ont paru enchantés) que pour les curieux de coins sombres de l'histoire de la musique, la qualité de la réalisation visuelle et sonore, la quantité du public (salle tout à fait pleine), sa chaleur, l'enthousiasme de la critique... voilà qui faisait plaisir à contempler !

Très belle (re)découverte, pour une oeuvre qui n'était pas si évidente à monter, eu égard aux contraintes visuelles un peu passées de mode du livret.

Direction musicale, Alain Altinoglu
Mise en scène, Jérôme Deschamps
Chorégraphie, Peeping Tom (Franck Chartier)
Décors, Olivia Fercioni
Costumes, Vanessa Sannino
Lumières, Marie-Christine Soma

Assistant musical, Adrien Perruchon
Collaboration à la mise en scène, Valérie Nègre, Sophie Bricaire
Assistantes décors, Clémence Bezat, Laure Montagné
Assistant chorégraphe, Louis Clément Da Costa
Chefs de chant, Sylvie Leroy, Mathieu Pordoy

Mârouf, Jean-Sébastien Bou
Princesse Saamcheddine, Nathalie Manfrino
Le Sultan, Nicolas Courjal
Le Vizir, Franck Leguérinel
Ali, Frédéric Goncalvès
Fattoumah, Doris Lamprecht
Le Fellah, premier marchand, Christophe Mortagne
Ahmad, Luc Berthin-Hugault
Second marchand, premier mamelouk, Geoffroy Buffière*
Le Kâdi, Olivier Déjean (de l'Académie)
Chef des marins, ânier, premier muezzin, premier homme de police, Patrick Kabongo Mubenga*
Second homme de police, Ronan Debois (de l'Académie)
Second muezzin, Safir Behloul (de l'Académie)

Danseurs, Louis Clément Da Costa, Samir M’Kirech, Fanny Gombert, Marjorie Hannoteaux, Lola Kervroedan, Axelle Lagier, Marlène Rabinel, Candide Sauvaux, Asusa Takeuchi, Claire Tran

Choeur Accentus
Orchestre Philharmonique de Radio France

Production Opéra-Comique
Partenaire associé, Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française



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Commentaires

1. Le dimanche 9 juin 2013 à , par malko

Délibérément ou non, l'éloge est un brin condescendant.

2. Le dimanche 9 juin 2013 à , par David Le Marrec

Condescendant n'est pas le mot, je me vois davantage en humble descendant de Rabaud. En revanche, que l'éloge sur le livret soit balancé ou ambigu, oui, tout à fait : j'ai toujours l'impression qu'il ne "sert à rien" (où nous mène cette histoire ? a-t-elle des "à côtés" symboliques, quelque chose de nourrissant ?), mais j'ai mieux perçu ce qu'il avait de surprenant et d'assez "insolent" avec les attentes de son public.

Dans un univers comparable, il est quand même largement plus piquant que l'Enfant et les Sortilèges.

Non, tu as sans doute eu cette impression parce que je revenais d'une perception un peu boudeuse de l'ouvrage, et que j'ai rendu compte de l'agréable révélation que je n'attendais pas. D'où la réticence dont on perçoit encore les échos.

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