Haneke-Cambreling : Così fan tutte sérieux
Par DavidLeMarrec, samedi 29 juin 2013 à :: Saison 2012-2013 - Disques et représentations - Tirso, Molière, Beaumarchais, Da Ponte et Mozart :: #2275 :: rss
La soirée madrilène est disponible (pour assez longtemps) sur Arte Liveweb :
Musicalement, j'y reviens rapidement plus loin, admirable.
Visuellement, ce n'est pas du tout la révolution, et tout n'est pas parfait, mais on y trouve de bonnes choses.
1. Ce qui fonctionne
Evidemment, la production est un peu intense et sombre, et écarte largement les rires du chemin. C'est un choix (pas exactement contenu dans le livret ni la culture du temps), et comme tel critiquable, mais il n'est pas réellement invalidant. L'impact le plus immédiat réside dans la lenteur — pour ne pas dire la poisseur — des récitatifs, dont la substance musicale (mince) indique clairement qu'ils sont conçus pour un débit bien plus rapide ; néanmoins, la gestion des silences est intéressante, et Haneke tente de tirer le meilleur parti de la liberté théâtrale des récitatifs - même si, à mon humble avis, elle est mieux atteinte en n'allant pas contre la logique du style, de la musique et de la veine comique, qui réclament avec plus de naturel un tempo sensiblement plus précipité.
On se retrouve ainsi sans doute assez loin de ce que visait Da Ponte - il suffit de comparer aux autres comédies de moeurs de la scène lyrique de la fin du XVIIIe siècle, avec ses femmes capricieuses et ses constructions symétriques, pour se rendre compte que le livret de Così fan tutte s'inscrit dans une tradition où la légèreté prime. Le principe même du travestissement, dans un domaine aussi intime que la sororité et les fiançailles, tire l'ensemble vers la fable plaisante, même pas vraisemblable.
Néanmoins, est-ce l'écho de notre époque, est-ce déjà pressenti avec cette force par le librettiste, le spectateur d'aujourd'hui ne peut qu'entendre les résonances graves et irrémédiables du jeu mené pendant trois heures, avec une boucle de responsabilités impossible à défaire, et une fêlure profonde au sein des sentiments les plus naïfs et les plus denses, qui ne se limite peut-être pas aux personnages. Cette dimension un peu plus troublante et solennelle (présente aussi dans les Noces, et surtout Don Giovanni) explique sans doute largement la bonne fortune de cet opéra, davantage que toutes les références incluses (certaines explicites, d'autres subtiles) dans le livret.
Haneke s'appuie surtout sur la présence des personnages lorsqu'ils sont censés être absents : au début de la controverse, les fiancées sont présentes ; Alfonso s'adresse vertement à Despina pendant Nel mate solca ; Guglielmo assiste à la prostration (équivoque) de Fiordiligi après Per pietà, puis à la fin du duo Fra gli amplessi. Cela procure de la tension, indubitablement, d'autant que la direction d'acteurs est à la fois précise (sans doute un peu trop pour le fond de la salle, mais parfaite pour la télédiffusion) et très ouverte, se gardant de trancher toute interprétation définitive.
Le trouble final est par exemple assez bien rendu lorsque Ferrando et Fiordiligi refusent de se séparer, matérialisant le vertige de la situation : qui a été aimé ? quelle est la répartition authentique des couples qu'il faut conserver lors du mariage final ? — le livret indique explicitement un retour à l'exposition, mais sa progression pourrait aussi mener à la consécration des nouveaux couples "désabusés".
2. Ce qui pose problème
Agréable à regarder, donc : la scène vit bien, il y a de l'intensité, les comédiens sont engagés...
En revanche, un nombre assez considérable d'éléments restent ou inachevés ou maladroitement transmis.
D'abord la situation esthétique : il semblerait qu'on se trouve dans un bal costumé, où tout le monde n'est pas encore habillé (les amoureux), mais la répartition des atours XVIIIe semble se dérouler de façon un peu aléatoire (les amants les portent pour partir à la guerre, bizarrrement, et ni avant ni après). Certes, cela permet de portraiturer de jeunes couples d'aujourd'hui, un peu expansifs, en miroir avec don Alfonso qu'on prend toujours plaisir à voir emperruqué et élégant, surtout lorsque incarné par Schimell... néanmoins cela ne fait pas bien sens. Ou peut-être que si, mais pas très clairement pour le spectateur — en tout cas je suis assurément passé à côté.
Plus grave, alors que visuellement tout évoque un intérieur de la modernité un peu triste — propre, blanc et gris, en métal et en plastique, un grand espace vide de décoration... la vraisemblance n'est pas du tout assurée. A part les moustaches en carton lors de l'apparition des Valaques (immédiatement enlevées), les amants agissent à visage découvert, ce qui rend très étrange tout le processus de duperie.
Je me suis demandé (et j'ai vu que quelques critiques avaient affirmé qu'il en allait ainsi) si Haneke ne voulait pas raconter une fable échangiste dont les enjeux seraient connus de tous les personnages, ce qui serait certes un détournement du livret, mais sans doute réalisable — il aurait le mérite de renouveler les enjeux de l'oeuvre en rendant tous les personnages conscients du pari. Mais précisément, les femmes sont mises à l'écart des termes du contrat, les hommes se cachent pour voir s'ils sont trahis, les contradictions évidentes du livret avec cette option (demandes de dissimulation de don Alfonso) ne sont pas du tout gommées ; il est évident que Haneke n'a pas voulu refaire les tentatoires insularités de la télé-réalité — c'est sans doute heureux. Il y a donc clairement quelque chose de discordant, qui ne fonctionne pas bien, et qui aurait sans doute pu être résolu.
Mais c'est une faiblesse de la soirée, certains moments semblent laissés en roue libre, sans réinterprétation, si bien que l'opéra semble tantôt entraîné dans le sillage de Haneke, tantôt remis sur les rails de la logique mozartienne originelle.
Le traitement de Despina concentre très bien ces difficultés — elle semble l'épouse d'Alfonso (manifestement infidèle autrefois, d'où l'amertume du philosophe), et la mise en scène tient ce parti d'abord (gestes esquissés et repoussés, mines graves, bijou offert en guise de soudoiement)... mais les travestissements ridicules et la musique légère font sombrer ce pari dans l'impasse, d'autant que Haneke respecte vraiment les scènes du médecin, du notaire, les estocades misandrines ; tout à fait incompatibles avec les conseils réticents d'une femme mûre et amère, tels qu'on peut les supposer au début de la pièce.
Restent certains moments puissamment évocateurs, comme l'échange de giffles à l'issue de la mascarade : Despina sur le mode de la servante dépitée... et Alfonso la lui rend avec beaucoup plus de raideur, en affirmant tout autre chose, sans doute le pouvoir dans le couple, la virtualité des violences loisibles à un mari. Moment d'abord amusant (tradition de comédie), puis glaçant.
Donc des manques importants, malgré des qualités évidentes, pour que l'interprétation de Haneke prenne réellement vie de façon crédible — rien qui justifie en contrepartie la coupure du second air de Dorabella (sauf s'il a été déplacé, car j'ai regardé la soirée dans le désordre et il a pu m'échapper), surtout qu'il pouvait parfaitement être joué de façon lente, décalée ou forcée.
Je peux difficilement m'empêcher de douter de tous les éloges qui ont été faits sur le génie de cette production ; malgré ses qualités très réelle peut-être n'est-elle pas aboutie à ce point-là, et la réputation du réalisateur a peut-être un peu stimulé (en toute sincérité !) le sentiment de participer à un événement exceptionnel.
3. La musique
Même si on est loin de la cohérence de la lecture de plage de Wieler & Morabito à Amsterdam, ou (versant tradi) de la justesse des traits chez Hytner (Glyndebourne), j'ai en réalité beaucoup aimé cette vision qui a ses bons moments — aux antipodes de la version libertins-d'aujourd'hui-la-chair-est-triste de Guth, que j'avais trouvée non seulement morne, mais surtout ennuyeuse et d'une profondeur de champ à peu près plate. J'aimerais beaucoup voir Richard Brunel là-dedans, au vu de son travail d'une acuité extraordinaire dans les Noces de Figaro à Aix l'été dernier — à partir d'une transposition en entreprise en principe sotte et intenable, qui avait d'ailleurs valu une production décevante à Wieler & Morabito...
La musique avait donc une part à remplir pour réussir la soirée... et on entend rarement des plateaux d'une telle homogénéité (dans l'excellence !). Et avec des chanteurs dont, Schimell excepté, le prestige reste assez confidentiel auprès du public.
=> William Schimell (don Alfonso) encore une fois magnétique — quelle santé, si longtemps après ses heures de gloire. La voix a l'air moins sonore, quelques voyelles sont maintenant ouvertes pour sonner, et on sent un peu de fatigue en fin de retransmission, mais le timbre demeure inchangé, mordant et feutré, d'un immense pouvoir de séduction. Sans parler de l'acteur absorbé dans son rôle, mais jamais jusqu'à la trivialité.
=> Anett Frisch (Fiordiligi), vrai lyrique "augmenté", avec des graves naturels et non poitrinés, une belle ductilité, un timbre franc mais sans dureté. Seule réserve, le passaggio lui rend parfois les aigus doux difficiles à attraper, ce qui cause des petites ruptures d'émission (surtout dans les ensembles, car les airs sont immaculés !), et peut éventuellement constituer la brèche par où, dans quelques (dizaines) d'années, l'instrument pourrait se dérégler. En l'état, c'est très très beau.
=> Paola Gardina (Dorabella), mezzo bien central, de format léger, idéal pour ces rôles, et pourvue d'une originale couleur argentée (du métal, et simultanément de la douceur). Actrice très mobile également.
=> Juan Francisco Gatell (Ferrando), un peu plus grêle et nasal, mais toujours élégant et habité — le timbre est parfois un brin étroit, mais toujours agréable.
=> Andreas Wolf (Guglielmo), que j'avais si peu aimé lors de son passage au Jardin des Voix, semble bien plus à son aise dans ce répertoire « standard » et cette langue, la voix paraît même assez belle, ne cherchant pas comme beaucoup de Guglielmo (rôle de baryton dans les solos, de basse dans les ensembles) à râcler ou cravater ses graves pour s'imaginer une stature différente de sa nature.
=> Kerstin Avemo (Despina) est la seule dont les talents vocaux impressionnent un peu moins — sans doute un ancien colorature, on sent que la voix, sans jamais se dérober, est un peu instable, et la tessiture pas forcément la plus valorisante. Joli timbre néanmoins.
Le choeur paraît grippé du côté des ténors (vraiment des harmoniques de chamade dans les aigus !), mais l'orchestre me plaît beaucoup, Sylvain Cambreling fait le choix de la discrétion et de l'élégance, ne « parle » jamais, et se contente de soutenir avec délicatesse un sextuor vocal qui peut effectivement se passer de l'aide expressive instrumentale. Son interprétation peu babillarde s'accord de façon heureuse avec les choix sombres de Haneke sur la scène — c'est pourquoi je ne parviens pas à m'expliquer la suppression d'È amor un ladroncello.
Très beau, vraiment à entendre, et il n'est pas défendu non plus de prendre du plaisir à le voir.
Commentaires
1. Le dimanche 30 juin 2013 à , par Zip
2. Le lundi 1 juillet 2013 à , par David Le Marrec
3. Le lundi 1 juillet 2013 à , par Cololi :: site
4. Le mercredi 3 juillet 2013 à , par David Le Marrec
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