Dialogues des Carmélites de Francis POULENC – Pelléas repeint en gris
Par DavidLeMarrec, mercredi 18 décembre 2013 à :: Opéras français d'après le romantisme - Oeuvres - Autour de Pelléas et Mélisande - Les plus beaux décadents - Saison 2013-2014 :: #2371 :: rss
C'était un moment de la saison attendu de tous, une œuvre qui ne déçoit jamais pour son potentiel dramatique, mettant en valeur une distribution de feu, et mise en scène par un spécialiste en vogue des allusions chrétiennes.
Tout le monde voulait le voir (et le théâtre était plein comme un œuf, vraiment, comme si on avait joué un grand titre de Mozart, du belcanto ou de Verdi), tout le monde y était, et à peu près tout le monde en est sorti ravi. Les moins convaincus semblent ceux qui ont vu le plus de Dialogues et sont donc susceptible de comparer de près d'autres très belles productions.
1. Une œuvre
D'abord, les Dialogues, c'est immanquable. Quel que soit le style qu'on aime, on y trouve généralement son compte : les amateurs de théâtre sont suffoqués, les amateurs de musiques simples y trouvent une forme d'accompagnement très nu de la déclamation, les amateurs de musiques complexes peuvent y explorer une rare science harmonique, les amateurs de voix y trouvent des moments de bravoure mettant remarquablement en valeur les instruments féminins.
Et tout cela est très loin de l'essentiel de la production de Poulenc, un hapax.
Plusieurs choses me frappent toujours :

Détail d'un cliché de Julian Weyer
¶ La langue très soignée du livret, aucun personnage, fût-ce dans les affres les plus violentes, ne semble se départir de son quant-à-soir ; c'est aussi ce qui fait la couleur très particulière de cette pièce, qui évoque avec tant de force la réserve propre aux communautés religieuses, où l'introspection et l'effusion sont fortement codifiées. En cela, ce texte peut aussi bien être vu comme l'exaltation de l'héroïsme paisible de femmes de foi, qu'en tant que peinture d'un monde de pénitence très noir, rempli de chausse-trappes où la perdition guette tandis que Dieu se dérobe. Une grande part des échanges consiste en réprimandes contre de fausses évidences (résolues par des paradoxes douteux) sur la façon de chercher Dieu, avec un sentiment affolant que l'inverse pourrait tout aussi bien être soutenu sans contredire davantage les Écritures ; ces questions sont volontairement laissées sans résolution – ainsi la controverse de Mère Marie de l'Incarnation avec Madame Lidoine à propos du caractère délibéré ou fortuit du véritable martyre.
¶ Du côté de la musique, la cohérence force l'admiration : la pulsation lente et régulière (il suffit de regarder les violoncelles et contrebasse jouer sans cesse des rythmes de type noire-noire-noire-noire) épouse le train de la vie religieuse, l'accablement de pénitences dont l'objet n'est pas toujours sûr. Les motifs (dont celui qui ouvre l'opéra, l'une des introductions les plus marquantes de l'histoire du lyrique, saillante et irrésistible) mutent avec clarté et élégance au fil des scènes, de pair avec une musique de plus en plus lyrique après le second parloir (celui avec le Chevalier).
¶ En salle, la ressemblance avec Pelléas est frappante, en particulier à cause cet accompagnement qui laisse souvent la voix complètement à nu, et complète à coups de grands accords complexes, sans grandes mélodies évidentes. Et puis les récitatifs omniprésents, la prosodie étrange, la langue anti-naturelle, les riches interludes...
Évidemment, on trouvera beaucoup moins de couleurs dans la musique de Poulenc, très homogène, très grise, parfaitement adaptée à son sujet. Je trouve d'ailleurs la prosodie assez mauvaise (ce qui n'est pas le cas dans Pelléas, malgré sa bizarrerie), très terne, ménageant peu de variations de hauteur, accentuant à côté ou de façon monotone, comme le feraient de mauvais acteurs.
Et puis, au fil de l'œuvre, c'est la cohérence d'ensemble qui subjugue, créant un univers pénétrant et sans discontinuité, qui ne s'achève qu'avec le dernier baisser de rideau. Chaque fois, on commence un peu dubitatif, et on rend les armes sans même s'en rendre compte, jusqu'au bouleversement.
2. Une soirée
La soirée proposée par le TCE était formidable, tout le monde l'a dit et à ce stade des représentations (la dernière, samedi, sera filmée et disponible en ligne), je ne suis pas sûr qu'il y ait grand sens à détailler.
Tout de même : après avoir été aussi désappointé par Olivier Py ces dernières semaines (pour ne pas dire ces dernières années), quel plaisir de contempler une mise en réunissant tout ce qui lui avait manqué pour Idomeneo, Alceste ou Aida. Il est vrai que l'œuvre est forcément payante scéniquement, mais tout de même : les fins rais lumineux façon Tourette du premier parloir, le point de vue de l'âme lors de la mort de la première prieure (attachée sur un lit vertical, comme si le public voyait tout d'en haut), les simples tableaux intermédiaires figurant l'avancée de la Passion avec les accessoires des crèches d'antan...
Contrairement à ce qui posait problème dans ses autres productions, le plateau est sans cesse animé, et particulièrement lorsque le texte est en repos, ne surchargeant jamais, mais ne laissant jamais d'interstice pour la baisse de tension. Les tableaux vivants des interludes sont particulièrement bienvenus. Même la fin étrange, pas du tout figurative, où chaque religieuse, les bras en croix, quitte son arc de cercle pour rejoindre le fond de scène qui figure le firmament, réussit une jolie allégorie qui revient à l'essentiel du propos mystique, au lieu de demeurer centrée sur la poissure des circonstances de l'exécution.
Vocalement, les promesses étaient grandes, et furent complètement tenues.
Au sommet, Anne-Catherine Gillet, remplaçant Sandrine Piau en Sœur Constance, dans une forme digne de ses plus grandes réussites, comme Zdenka, Micaëla ou Colombe : projection glorieuse d'une voix radieuse, très claire et antérieure, pourvue d'un délicieux grelot rapide et d'une diction gourmande, intelligible sur tout le spectre, depuis les graves délicats jusqu'aux aigus puissants. Et l'ingénuité de la voix, la simplicité des manières concentrent une forme d'idéal pour peindre ce beau rôle au plus juste.
Patricia Petibon, étrangement décidée et mobile, offrant une Blanche assez originale, réunit des qualités semblables : le timbre est un peu moins focalisé sur son point de démultiplication, mais sa « nouvelle voix » élargie sonne remarquablement dans le théâtre, tout en conservant cette texture très particulière qui fait le prix de sa diction très séduisante.
Véronique Gens a tout pour Madame Lidoine : l'autorité de la manière, la beauté du timbre, la souplesse des phrasés. Un peu moins intelligible que ses consœurs dans une tessiture plus haute qu'à l'accoutumée, où elle est tout en rondeurs, mais magnifique de bout en bout. Incroyable, l'instrument n'a pas pris une ride en vingt-cinq ans.
Philippe Rouillon (le Marquis de La Force) est un cas intéressant : voix très large, qui claque bien, d'un grain légèrement rugueux, mais pas du tout rocailleux ; parfaitement intelligible lorsque l'orchestre ne le concurrence pas, fin diseur ; et au contraire beaucoup plus épais et « couvert » lorsqu'il faut passer la fosse. On n'entend pas du tout, dans une salle de taille moyenne, les glissements de justesse dûs notamment à l'intensité variable des harmoniques, tels que captés par les micros. Encore une voix magnifique.
Sophie Koch (Mère Marie de l'Incarnation) se situe vraiment aux antipodes de mes canons esthétiques : voix parfaitement homogène, très couverte, timbre un peu terne... Mais la diction est irréprochable, et la propre sévérité de la voix sied à merveille à la silhouette rigoureuse de la seconde mère de Blanche.
J'avais lu du mal sur Topi Lehtipuu en Chevalier de La Force (grêle, diction moyenne), mais, même s'il y aurait eu beaucoup de candidats dotés de plus beaux timbres, de plus grandes voix et parfaitement francophones, son portrait en frère souffreteux, double caché de Blanche, est très convaincant ; ses fragilités sont réussies. Et vont dans le sens de la mise en scène de Py, qui lui fait quitter le parloir avant la fin de l'entretien, Blanche se réconciliant avec lui en son absence, dans une scène d'abandon terrible.
Rosalind Plowright était sans doute, comme on pouvait s'y attendre la moins probante. Hallalisée par la critique depuis des décennies (alors que c'était vraiment une excellente soprane pour le grand répertoire, très sonore mais expressive, et maîtrisée techniquement contrairement à ce que l'on répète à l'envi), elle est moins persécutée depuis qu'elle est « devenue » mezzo ; mais si l'aigu a sans doute décliné pour qu'elle change son répertoire, la voix n'a pas changé, et nous n'entendons pas un alto. D'où les trois voix : sa voix principale de soprane, d'une puissance assez incroyable, comme une pression portée aux murs du théâtre, son grave de soprane, tout à fait audible mais beaucoup moins résonant, et quelques poitrinés çà et là. Le problème est surtout –outre la diction assez inintelligible, mais elle est surtout mauvaise dans la scène de la mort, où elle n'est pas primordiale vu l'atmosphère horrifique qui y règne – que le passage entre ces différents modes d'émission est indépendant de la logique textuelle ou musicale, et peut intervenir au milieu d'un mot, selon la hauteur et la voyelle concernées.
Mais avec ses difformités, cela reste une belle Madame de Croissy... et très en voix, même sans considérer l'état quasi-mortuaire de nombre de ses collègues.
Parmi les seconds rôles, j'ai eu le bonheur d'entendre enfin Matthieu Lécroart en scène (le valet Thierry, le médecin, le geôlier) ; et la densité du timbre, la beauté de l'élocution, tout fait regretter de ne pas l'entendre davantage dans de premiers rôles sur de grandes scènes, même si son répertoire est par ailleurs déjà riche, original (Les Barbares de Saint-Saëns, Charles VI d'Halévy, du baroque français et plein d'autres bonnes choses) et très enviable.
Je suppose que le choix des programmateurs se porte sur des volumes plus larges (alors que le sien est très suffisant, même pour les Verdi un peu lyriques).
Il y avait aussi François Piolino (le Père confesseur), que je révère comme un modèle de voix claire, légère mais très bien projeté, mais il m'a paru plus aigrelet que dans Britten ou Ravel, j'ai été moins saisi que je l'espérais, et j'attends donc de le réentendre dans un rôle qui lui soit plus propice.
Enfin, côté orchestre, la partition n'était pas particulièrement propice à exalter les instrumentistes, donc je n'ai pu que noter la grande sobriété de coloris (dans une partition aux couleurs grises, et de gris homogènes...) entretenue par le Philharmonia et Jérémie Rhorer.
Bref, comme tout le monde, j'étais content.
De toute façon, au terme des Dialogues, il faut faire le difficile pour ne pas être un peu suffoqué.
Commentaires
1. Le jeudi 26 décembre 2013 à , par Gilles
2. Le jeudi 26 décembre 2013 à , par DavidLeMarrec
3. Le mardi 1 avril 2014 à , par Papageno
4. Le mercredi 2 avril 2014 à , par DavidLeMarrec
Ajouter un commentaire