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mercredi 18 juin 2014

Manquer Pan Tadeusz


Pour tout un tas de raisons (qui ne vous regardent pas), j'ai manqué Pan Tadeusz ce soir, donné à la MC93 de Bobigny, dans une adaptation théâtrale en biélorusse. Mais cela n'empêche pas d'en parler, bien au contraire.

D'une certaine manière, je suis presque satisfait de l'avoir manqué, plutôt que de voir d'autres le manquer.

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1. L'original épique

Pan Tadeusz est considéré comme le monument de la langue polonaise, sa grande épopée fondatrice – qui, écho pas si fortuit au fil des siècles, reste d'actualité, avec ses oppositions de familles pro-locales et pro-russes.

Son adaptation en biélorusse n'est pas fantaisiste : de langue polonaise, né à Zaosie, dans la partie lithuanienne de ce qui avait été la Pologne (alors unie au Grand-Duché de Lithuanie) avant les Trois Partages, Mickiewicz aurait aujourd'hui appartenu au Bélarus. Même s'il illustre la langue polonaise, chacun de ces pays continue de lui vouer un culte et de le programmer, quitte à l'adapter.


La fin du manuscrit de Pan Tadeusz.


Il se trouve que Pan Tadeusz est aussi l'un de mes livres les plus chers – pas tant pour son propos narratif que pour son verbe agile et son ton espiègle. Difficile de rencontrer une épopée aussi dépourvue d'esprit de sérieux : plutôt qu'à Goethe, Oehlenschläger ou Hugo, il faut viser La Fontaine (Psyché), Eugène Onéguine ou une hypothétique épopée de Mérimée pour se représenter de quoi il retourne. Ses actions peuvent peut-être paraître au petit pied, même si elles signifient beaucoup pour les polonais, mais la description, sans flatterie, des mœurs locales, et la micro-insurrection qui s'y déroulent sont d'une saveur extraordinaire.

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2. Une adaptation théâtrale et problématique

Impossible de rater une telle programmation, en conséquence. Néanmoins, le projet se heurte à plusieurs difficultés, pour ne pas dire impossibilités.

¶ La traduction en biélorusse, une langue distincte, sensiblement plus distante du polonais que l'ukrainein, fait perdre la saveur verbale et la versification.

¶ L'adaptation théâtrale va nécessairement tirer l'œuvre vers sa matière narrative (pas fondamentalement émouvante, contrairement à Onéguine qui résiste très bien à l'exercice, même sans musique, grâce à ses psychologies attachantes), donc vers une suite de saynètes pas très épaisses, pas très profondes non plus. Le pittoresque peut vite se changer en grotesque, et la noblesse regardée avec un brin de distance paraître soudain froidement solennelle.
D'ailleurs, le célèbre film (1999) d'Andrzej Wajda qui a déjà été tiré de l'œuvre est assez épouvantable de froide kitscherie, à telle enseigne qu'il en est difficilement regardable, surtout si l'on y cherche quelque chose de l'original.

¶ Surtout, l'adaptation de Siarhej Kavalou et la mise en scène de Mikałaj Pinihin (pour les forces du Théâtre National Biélorusse Yanka Kupala), qui utilise au passage des extraits du film de Wajda, sentent leur province russe – Minsk n'étant pas exactement le centre du monde culturel slave. Le visuel – parfaitement parallèle à la scène, manquant ostensiblement de moyens, mais cherchant à tout prix à mimer la littéralité – évoque assez les représentations d'opéra telles qu'elles se donnaient jadis... et se donnent encore à l'Est de l'Oural. Dans une œuvre où la matière à raconter serait palpitante, il y aurait de quoi se contenter ; mais sans les mots, dans Pan Tadeusz, je ne suis vraiment pas sûr qu'il y ait de quoi se pâmer.

Je vous laisse découvrir le visuel (ne parlons pas de la musique, s'il vous plaît) qui m'a passablement terrifié :


Difficile de suggérer un spectacle plus littéral, fragmenté, et moins distancié – n'est-ce pas ?

Je me dis que je ne suis peut-être pas le seul à avoir manqué Pan Tadeusz, ce soir.

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3. Au delà des hypothèses

Néanmoins, il est remarquable qu'au sein d'une saison déjà aussi exigeante, et prodigue en théâtre slave (et quand je dis slave, c'est déclamé en slave qu'il faut entendre), la MC93 ait proposé, après Onéguine et les Trois Sœurs, cet autre monument, fût-il sommairement adapté.

Je serais fort intéressé de disposer d'échos de lecteurs qui s'y seraient rendus, pour confirmer ou infirmer ces intuitions – je trouve la vidéo éloquente sur le parti pris assez plat, mais la grâce ne se capte pas en extraits. Par ailleurs, que valait la traduction ? Que valait la déclamation ?

Je me console en me disant qu'ainsi, je n'aurai pas contribué à l'opération de relations publiques de l'Ambassade de Biélorussie, ni participé à la célébration indirecte d'un tyranneau médiocre mais nuisible. On fait comme on peut.

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4. Et chez soi

Pour ceux qui souhaiteraient découvrir l'œuvre en français, il existe, comme pour Onéguine, une traduction en souples alexandrins de Roger Legras (L'Âge d'Homme, 1992), à la fois exacte en polonais, extraordinairement fluide en français, et d'un esprit ravageur. Je le tiens, tel quel, pour l'un des plus beaux livres de langue française.

M'étant rendu compte que peu de monde – personne, en fait – ne semblait l'avoir lu autour de moi, parmi de parfaits honnêtes hommes pourtant, je me dis que ce non-événement personnel (et peut-être artistique) est potentiellement l'occasion de donner, à l'intention de mes honorables lecteurs, un coup de pouce à ce jalon considérable de l'art européen.


David Le Marrec

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