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Manquer Pan Tadeusz


Pour tout un tas de raisons (qui ne vous regardent pas), j'ai manqué Pan Tadeusz ce soir, donné à la MC93 de Bobigny, dans une adaptation théâtrale en biélorusse. Mais cela n'empêche pas d'en parler, bien au contraire.

D'une certaine manière, je suis presque satisfait de l'avoir manqué, plutôt que de voir d'autres le manquer.

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1. L'original épique

Pan Tadeusz est considéré comme le monument de la langue polonaise, sa grande épopée fondatrice – qui, écho pas si fortuit au fil des siècles, reste d'actualité, avec ses oppositions de familles pro-locales et pro-russes.

Son adaptation en biélorusse n'est pas fantaisiste : de langue polonaise, né à Zaosie, dans la partie lithuanienne de ce qui avait été la Pologne (alors unie au Grand-Duché de Lithuanie) avant les Trois Partages, Mickiewicz aurait aujourd'hui appartenu au Bélarus. Même s'il illustre la langue polonaise, chacun de ces pays continue de lui vouer un culte et de le programmer, quitte à l'adapter.


La fin du manuscrit de Pan Tadeusz.


Il se trouve que Pan Tadeusz est aussi l'un de mes livres les plus chers – pas tant pour son propos narratif que pour son verbe agile et son ton espiègle. Difficile de rencontrer une épopée aussi dépourvue d'esprit de sérieux : plutôt qu'à Goethe, Oehlenschläger ou Hugo, il faut viser La Fontaine (Psyché), Eugène Onéguine ou une hypothétique épopée de Mérimée pour se représenter de quoi il retourne. Ses actions peuvent peut-être paraître au petit pied, même si elles signifient beaucoup pour les polonais, mais la description, sans flatterie, des mœurs locales, et la micro-insurrection qui s'y déroulent sont d'une saveur extraordinaire.

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2. Une adaptation théâtrale et problématique

Impossible de rater une telle programmation, en conséquence. Néanmoins, le projet se heurte à plusieurs difficultés, pour ne pas dire impossibilités.

¶ La traduction en biélorusse, une langue distincte, sensiblement plus distante du polonais que l'ukrainein, fait perdre la saveur verbale et la versification.

¶ L'adaptation théâtrale va nécessairement tirer l'œuvre vers sa matière narrative (pas fondamentalement émouvante, contrairement à Onéguine qui résiste très bien à l'exercice, même sans musique, grâce à ses psychologies attachantes), donc vers une suite de saynètes pas très épaisses, pas très profondes non plus. Le pittoresque peut vite se changer en grotesque, et la noblesse regardée avec un brin de distance paraître soudain froidement solennelle.
D'ailleurs, le célèbre film (1999) d'Andrzej Wajda qui a déjà été tiré de l'œuvre est assez épouvantable de froide kitscherie, à telle enseigne qu'il en est difficilement regardable, surtout si l'on y cherche quelque chose de l'original.

¶ Surtout, l'adaptation de Siarhej Kavalou et la mise en scène de Mikałaj Pinihin (pour les forces du Théâtre National Biélorusse Yanka Kupala), qui utilise au passage des extraits du film de Wajda, sentent leur province russe – Minsk n'étant pas exactement le centre du monde culturel slave. Le visuel – parfaitement parallèle à la scène, manquant ostensiblement de moyens, mais cherchant à tout prix à mimer la littéralité – évoque assez les représentations d'opéra telles qu'elles se donnaient jadis... et se donnent encore à l'Est de l'Oural. Dans une œuvre où la matière à raconter serait palpitante, il y aurait de quoi se contenter ; mais sans les mots, dans Pan Tadeusz, je ne suis vraiment pas sûr qu'il y ait de quoi se pâmer.

Je vous laisse découvrir le visuel (ne parlons pas de la musique, s'il vous plaît) qui m'a passablement terrifié :


Difficile de suggérer un spectacle plus littéral, fragmenté, et moins distancié – n'est-ce pas ?

Je me dis que je ne suis peut-être pas le seul à avoir manqué Pan Tadeusz, ce soir.

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3. Au delà des hypothèses

Néanmoins, il est remarquable qu'au sein d'une saison déjà aussi exigeante, et prodigue en théâtre slave (et quand je dis slave, c'est déclamé en slave qu'il faut entendre), la MC93 ait proposé, après Onéguine et les Trois Sœurs, cet autre monument, fût-il sommairement adapté.

Je serais fort intéressé de disposer d'échos de lecteurs qui s'y seraient rendus, pour confirmer ou infirmer ces intuitions – je trouve la vidéo éloquente sur le parti pris assez plat, mais la grâce ne se capte pas en extraits. Par ailleurs, que valait la traduction ? Que valait la déclamation ?

Je me console en me disant qu'ainsi, je n'aurai pas contribué à l'opération de relations publiques de l'Ambassade de Biélorussie, ni participé à la célébration indirecte d'un tyranneau médiocre mais nuisible. On fait comme on peut.

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4. Et chez soi

Pour ceux qui souhaiteraient découvrir l'œuvre en français, il existe, comme pour Onéguine, une traduction en souples alexandrins de Roger Legras (L'Âge d'Homme, 1992), à la fois exacte en polonais, extraordinairement fluide en français, et d'un esprit ravageur. Je le tiens, tel quel, pour l'un des plus beaux livres de langue française.

M'étant rendu compte que peu de monde – personne, en fait – ne semblait l'avoir lu autour de moi, parmi de parfaits honnêtes hommes pourtant, je me dis que ce non-événement personnel (et peut-être artistique) est potentiellement l'occasion de donner, à l'intention de mes honorables lecteurs, un coup de pouce à ce jalon considérable de l'art européen.



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Commentaires

1. Le jeudi 26 mai 2016 à , par Mathieu

Je suis tombé un peu par hasard sur votre billet et vous m'avez énormément donné envie de lire Pan Tadeusz. Malheureusement la traduction de Roger Legras est introuvable. Est-ce que vous savez ce que vaut la traduction de Robert Bourgeois (éditions noir sur blanc) ?

2. Le jeudi 26 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Bienvenue Mathieu !

J'en suis très heureux.

La traduction de Robert Bourgeois est très valable (même si, me suis-je laissé dire par de meilleurs lecteurs du polonais, plus éloignée du texte), mais elle perd beaucoup de ce qui fait la saveur de l'œuvre. C'est un peu comme lire Onéguine par Backès au lieu de Legras ou Markowicz : la musicalité naturelle du vers, l'espièglerie du ton sont occultées, et on passe facilement à côté de l'œuvre.

C'est pourquoi e recommanderais, tout de même, de fouiner en bibliothèque ou de chercher l'occasion, l'effort en vaut réellement la peine – pour ma part, Onéguine m'est toujours tombé des mains, jusqu'à ce que je tombe moi-même de ma chaise en en lisant des traductions versifiées et spirituelles.

Bonne chasse à vous !

3. Le jeudi 26 mai 2016 à , par Mathieu

D'accord je vois. Je vais essayer de trouver ça alors, même si j'ai l'impression que ce ne sera pas très facile ...

Sinon est-ce qu'il y a d'autres belles oeuvres comme celle-là, peut-être pas très connues (même si je me suis rendu compte que Pan Tadeusz n'était pas vraiment méconnu), que tu conseilles ?
J'ai un peu de temps en ce moment et j'aimerai bien lire des sommets un peu précieux.

4. Le samedi 28 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Je crois que ça en vaut la peine, et L'Âge d'Homme a assez bien été représenté dans beaucoup de bibliothèques municipales ou universitaires, ça vaut la peine d'essayer.

D'autres belles œuvres, il y en a un peu partout… d'autres belles œuvres de pays (semi-)exotiques ? Ou de la même période ? Ou dans le même ton badin ?

5. Le dimanche 29 mai 2016 à , par Mathieu

De belles oeuvres de pays (semi-)exotiques, je dirais. Le souci c'est qu'à part peut-être Markowicz, je ne sais jamais quelle traduction choisir. Et du coup je ne me suis pas vraiment intéressé à toutes ces différentes littératures (même si je dois dire que je ne connais pas non plus très bien la littérature française ...).
Donc voilà, si ça ne te dérange pas trop, j'aimerais bien quelques conseils de lectures :)

6. Le dimanche 29 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

D'accord, je vois ! J'ai commencé la liste, mais c'est un peu long, il faudra que je le fasse en plusieurs fois, j'essaie de la produire pour les jours prochains. N'hésite pas à me relancer si ça n'arrive pas d'ici une semaine.

7. Le dimanche 29 mai 2016 à , par Mathieu

Merci, c'est très gentil!

8. Le mercredi 8 juin 2016 à , par Mathieu

Bonjour David, désolé de te déranger mais tu m'avais dit de te relancer pour la liste. Mais ne t'inquiète pas, prend ton temps, ce n'est pas urgent !

9. Le mercredi 8 juin 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Mathieu !

J'y ai travaillé sur mon peu de temps de libre cette semaine (d'où les micro-notules), j'espère pouvoir livrer la liste de conseils quelque part entre ce soir et dimanche après-midi. À très vite donc !

10. Le dimanche 12 juin 2016 à , par DavidLeMarrec

Voilà mon travail de la semaine, quelques suggestions semi-exotiques au semi-débotté (en définissant non-français comme exotique) :

Italiens :
¶ Camillo Boito, les nouvelles sont très chouettes. Peu sont traduites en français, mais l'écart entre les langues étant ce qu'il est, toutes les traductions fonctionnent bien. Le petit recueil de quatre nouvelles avec Le Collier de Budda est ce qu'on trouve de plus complet (et il faut bien sûr lire Senso, très différent du film, j'aime bien la traduction de Jacques Parsi qui se trouve isolément). Moins séduit par les autres membres de la scapigliatura, comme Tarchetti.
¶ À côté des trois grands auteurs épiques, j'aime beaucoup l'Orlando anonyme, d'abord plus plaisant que l'Arioste.

Hispanohablantes :
Borges bien sûr. On en recommande beaucoup de différents, mais je trouve que tous les volumes sont assez fades en comparaison du suffocant Aleph, où le goût de la surprise et du paradoxe ne sont pas outrepassés par l'édition ou limités par la langue (ce qui est davantage le cas des autres recueils célèbres). La traduction de Caillois, qui se trouve couramment, ne fait pas perdre une miette de la beauté de l'original (et la distance entre les deux langues étant plus que minime, on goûte vraiment directement la saveur d'origine…).

Anglophones :
Il y a bien sûr des tas de classiques, mais parmi les choses qui sont des standards là-bas et dont on parle peu ici (ou bien des choses passées de mode) :
Pope, The Rape of the Lock, un conte en vers assez étonnant. (Ça a dû être traduit, mais je ne suis pas sûr de ce que ça donne )
Radcliffe, The Mysteries of Udolpho (surtout célèbre par sa citation Northanger Abbey, l'Austen le plus sympa à lire d'ailleurs), une langue très riche, qu'on n'attendrait pas pour l'un des modèles du roman sentimental. Atmosphère plutôt gothique que galante, de toute façon.
Stoker, L'Enterrement des rats. Stoker a fait quantité des nouvelles, dont la plupart sont assez banales, mais celle-ci (très courte), contient la plus extraordinaire course-poursuite que j'aie jamais lue (ou vue, d'ailleurs). Ça se trouve même en ligne dans une traduction libre de droits très valable.
¶ Époux Goetz, adaptation de Washington Square de James, bien plus subtil et équivoque que l'original. C'est la base des dialogues du film de Wyler, et c'est encore donné par de petites compagnies dans les pays anglophones. Louis Ducreux l'avait traduite et adaptée en français, mais je ne suis pas certain que ça se trouve.
Hilton, Random Harvest. Un grand best-seller du temps, où en 1941, Hilton évoque (dans un dispositif narratif assez sophistiqué de récits d'entretiens tronqués) la reconstruction d'un homme d'affaires shell-shocked, avec quelques coups de théâtre. Ce n'est pas le livre du siècle, mais je trouve fascinant de se rendre compte de ce qu'on pouvait lire couramment alors : vocabulaire riche, phrases relativement longues, construction non linéaire, et puis ça parlait des conséquences de la guerre de 14 pendant la guerre de 40, qui voudrait lire ça (ou démodé, ou un surcroît de terreur) !  Ça a dû être traduit, mais sûrement pas réédité, je ne peux pas dire si ça se trouve.
[¶ Au passage, pour Shakespeare, j'aime beaucoup ce que fait Markowicz, recréant une ivresse du vers, même si elle est nécessairement différente ; on y retrouve cette moitié du plaisir qui disparaît quand il ne reste plus que les intrigues dans une langue plate (Hugo junior est épouvantable, Bonnefoy supportable, mais qu'on est loin du plaisir pentamétrique !). Ça change vraiment les choses.]

En allemand, je lis surtout la poésie et le théâtre, donc je ne peux pas trop dire – à part mon goût immodéré pour Hölderlin et Eichendorff, certains Heine, et bien sûr le choc de la Fiancée de Messine de Schiller, qu'il faut essayer (même les raides traductions libres de droits y font leur grand effet). J'aime assez Weib und Welt de Dehmel, également, mais rien de très exotique dans tout ça.

Scandinaves :
Le fondement est l'Histoire des rois de Norvège de Sturluson, mais il est probablement plus amusant de lire ses adaptations théâtrales : Hakon Jarl le Puissant d'Oehlenschläger (pas dans le commerce en français, mais la traduction de Marmier se trouve sur Gallica me semble-t-il, très sympa à lire sur liseuse ou tablette, avec le côté fac simile) ou son décalque (mâtiné de Macbeth) Les Prétendants à la couronne – la pièce d'Ibsen la plus adaptée à la lecture. Dans le second, les dévoilements vertigineux caractéristiques de toute la carrière de l'auteur se mêlent à une veine comique assez inattendue, et étroitement mêlée au contenu principal de l'action (ce n'est pas comme les personnages « de caractère » ou la parenthèse comique de Ruy Blas). Les autres Ibsen méritent plutôt la découverte en scène (Rosmersholm restant le sommet de sa production de maturité – mais peut-être Brand passe-t-il mieux à la lecture).
Et puis, pour toute sa postérité, Jeppe du Mont de Holberg, figure de l'illusion fréquemment réutilisée depuis (Si j'étais roi d'Adam…).

Ouraliens :
¶ Bien sûr le Kalevala de Lönnrot, reconstitution XIXe très lisible des mythes finlandais (des longueurs, mais aussi une qualité poétique supérieure aux épopées plus archaïques).
Heltai, auteur de contes très réussis (Le Gentilhomme et le diable), dont certains se trouvent en français.
Bornemisza et Szkhárosi Horvát, des prêcheurs énervés de la Hongrie du XVIe siècle : ces responsables religieux s'élevaient contre les abus des puissants, avec une véhémence qu'on imagine mal. Le premier fut mis en musique par Kurtág dans une de ses œuvres célèbres (il a aussi écrit des poèmes plus évocateurs, comme la Belle Buda) ; on doit au second un ébouriffant Réquisitoire aux Princes : « Vous vivez en mortel péché, Ducs et Princes puissants, / On vous nomme barons-voleurs, pillards avides, / Les plaintes du pays, criant "assassins !" vont retentissant. / Prompts à la malice, à l'abus, emplis de désirs putrides, / Vous prétendez posséder le pays ; / Personne qui ne soit serf à votre service / – Vous affamez couvents et abbayes ; / Personne qui ne soit au-dessus de vos vices. »  Se trouve assez facilement en anglais, pas sûr que ça existe en français.
¶ Parmi les épopées hongroises, genre en vogue au XIXe siècle, il faut bien sûr essayer La mort de Buda d'Arany, qui relate la prise du pouvoir (presque malgré lui) par Attila, sur le fondement d'un fratricide. Ne se trouve qu'en anglais (mais j'en avais bricolé une adaptation française pour un spectacle musical, je peux transmettre sur demande).
¶ Les enfants du grand traumatisme du XXe siècle. Pour Pilinszky, plus rien ne semble avoir de sens, comme en témoignent ses poèmes désabusés, qui évoquent avec une étrange distance les souvenirs des années quarante ou simplement la vie. Assez touchant, paradoxalement. (Le théâtre est plus étrange, sorte de Beckett actif.) Du côté du roman, il y a bien sûr le prix nobel Kertész ; le Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, l'un des fondements de sa célébrité, est l'équivalent post-Shoah des Carnets du sous-sol, un ressassement terrible qui tournoie avec une misanthropie moins offensive que défensive ; j'ai une tendresse plus particulière pour Le Refus, qui emprunte au style du grand roman du XIXe siècle son souci du détail, ses phrases longues, son besoin irrépressible de précision, de correction – une sorte de Balzac hors de contrôle, qui se mettrait à détailler le contenu des armoires et l'emplacement des boîtes à cigare. Dans la traduction des Zaremba, la beauté de la langue, le rythme ample et précis sont remarquables – l'une des plus belles choses qui m'aient été données de lire en français.
Karinthy fils, Épépé. Dans une veine parfaitement kafkaïenne (mais sans la froideur de l'inachèvement et des traductions françaises habituelles), les aventures impossibles d'un linguiste atterrissant dans un lieu où la langue est parfaitement inconnue : l'absence complète de communication et la descente aux enfers qui s'ensuit. Seule la fin (mais comment finir une telle histoire) m'a déçu.

Serbes :
C'est Ivo Andrić, l'ancêtre et le Nobel, qui dispose de la plus grande réputation, mais je n'ai jamais trouvé ça très marquant personnellement – du récit comme il y en a tant d'autres. En revanche, chez la plus jeune garde, on trouve des choses remarquables.
La mort de Monsieur Goluja de Š€čepanović, recueil de nouvelles astucieuses et très touchantes, me concernant. Les dispositifs ne sont pas trop complexes, plutôt évocateurs et aux confins de la poésie. Il existe aussi un court roman, Usta puna zemlje, une course-poursuite dépourvue de sens, avec une double entrée narrative, qui est intéressant mais qui a beaucoup moins de force que les mêmes procédés dans ses œuvres plus courtes. Tout ça chez L'Âge d'Homme, une fois encore ; je ne puis jurer de la disponibilité.
¶ C'est la même chose pour Albahari, assez conventionnel dans les romans. Mais dans certaines nouvelles (la Tentative de description du décès de Ruben Rubenović, négociant en étoffes), la dimension métanarrative est poussée à son paroxysme de façon très ludique (les personnages sortent de l'histoire pour s'adresser au lecteur indiscret), sorte d'équivalent à Tristram Shandy, mais en court et drôle.
¶ Il existe un excellent recueil chez Gaïa consacré aux récits courts de langue serbe, et dans lesquels on trouve de très belles choses drôles (Desnica), astucieuses (Pekić à propos de la révolution française, Isaković, Tišma, Savić), et même une des nouvelles de Monsieur Goluja.

Polonais :
Pan Tadeusz de Mickiewicz, la grande épopée facétieuse polonaise, à lire dans la merveilleuse version (exacte et) versifiée de Roger Legras.

En russe, je n'ai pas assez exploré, vu la richesse du fonds, pour proposer des découvertes interlopes. En revanche, pour Onéguine, une bonne traduction, musicale et badine, est indispensable, sans quoi on passe totalement à côté. Il faut donc éviter Tourguéniev-Viardot, Béesau et Backès, et se tourner vers Markowicz (qui le conçoit comme une lecture à voix haute) ou Legras (plus adapté à la lecture silencieuse), deux monuments de langue française en plus d'être fidèles à l'esprit et à l'essentiel de la lettre. J'ai un faible pour Legras, mais ce sont deux grandes versions. Weinstein est moins amusant, mais se lit bien aussi, très fluide. En anglais, où la transposition du vers est plus naturelle, l'historique Spalding et le piquant Beck fonctionnent très bien. J'en avais touché un mot plus en détail dans une notule spéciale.
Pareil pour les Tolstoï, il est très important de ne pas perdre l'humour de Guerre & Paix ou le galbe de Karénine ; dans les deux cas, Mongault s'impose. Et bien sûr, pour Dostroïevski, la réputation des traductions Markowicz, poisseuses et bancales comme les originaux, n'est plus à faire.

Chez les persans, les poètes comme tout le monde, Khayyām, Rūmī et Hâfez essentiellement, plus Chabestari, mais même avec le bilingue, difficile de ne pas sentir l'écart de la traduction, l'aspect un peu désarticulé du résultat (ça reste néanmoins joli et/ou bien vu).

Après ça, reste le très-exotique, dont la traduction peut difficilement rendre compte. On trouve tout de même des choses intéressantes dans le théâtre chinois : il y en a beaucoup en anglais, et il existe en français une trilogie édifiante bouddhique (Le Signe de Patience), où l'on retrouve des structures semblables au théâtre européen, et une représentation du monde assez instructive sur les corollaires de la doctrine bouddhique. J'ai dû en parler à un moment de ma série sur le Kunqu (les pièces étant forcément chantées).
De l'autre côté de l'eau, Les Dits du Ganji passent très bien en français. Ou les épures classiques de Saikaku comme les Cinq amies de l'amour, mais j'y trouve en l'occurrence plus d'intérêt comme documentation historique sur les mentalités à l'ère d'Edo et les conséquences d'un système totalitaire d'un genre particulièrement dystopique que sur la langue elle-même.

Il y en a sans doute d'autres, mais voilà toujours pour un premier jet. Ce devrait déjà t'occuper un moment.

11. Le dimanche 12 juin 2016 à , par Mathieu

Salut David ! Merci pour toutes ces suggestions ! Y a vraiment beaucoup de choses dans cette liste et tout ça a l'air très intéressant. Je vais déjà essayer de passer dans une librairie pour voir ce que je peux trouver.

En tout cas c'est vraiment gentil de prendre le temps de répondre comme ça et de façon très détaillée. Merci encore David !

12. Le lundi 13 juin 2016 à , par DavidLeMarrec

En librairie, pas sûr qu'il y ait beaucoup de tout ça en rayon : Borges, les russes par Markowicz, Karinthy, certains Kertész, mais pour le reste, il faudrait réserver au préalable sur les sites fédérateurs de libraires comme lalibrairie.com ou placedeslibraires.fr. Et puis il y a la chasse à ceux qui sont épuisés, moins facile forcément.

Tant mieux si ce peut être utile, le plaisir de partager prolonge le plaisir de la découverte. N'hésite pas à venir proposer quelques retours d'expérience ici même…

13. Le dimanche 10 juillet 2016 à , par Mathieu

Salut David ! Il se trouve que j'avais encore des oraux à passer et par conséquent je n'ai pas eu énormément de temps pour lire, mais surtout pour chercher les livres pas évidents à trouver dans les librairies. Et comme je rentre bientôt chez moi, ça va être compliqué de trouver la plupart des œuvres que tu as proposées.

J'ai dû me contenter d'un bref passage en librairie pour voir ce que je pouvais y trouver. Je fais un bref retour sur certaines des œuvres que j'ai pu lire :

Rosmersholm, Ibsen : Une pièce vraiment très intéressante. La difficulté de se construire dans une société encore très marquée par son héritage, chrétien, bien qu'elle ait perdu sa foi. Les idées "progressistes" prennent une place de plus en plus importante, mais le passé ne cesse de refaire surface et écrase, par son poids, les tentatives timides d'émancipation des individus. Une sorte de faute originelle ravale constamment les ambitions des personnages et malgré toute leur bonne volonté, ils se noient dans un sentiment de culpabilité duquel ils ne parviennent pas à échapper.
Une pièce dont le propos est encore très actuel, je trouve.

La Fiancée de Messine, Schiller : C'est très intense. On a l'impression que plusieurs histoires tragiques sont imbriquées les unes dans les autres pour former un tout chaotique. C'est la vie qui est tragique dans un monde où la paix est synonyme d'inertie, de négation de la vie. Il n'y a jamais vraiment eu de paix, mais la figure paternelle, l'autorité du Roi, permettait un certain équilibre qui garantissait la vie dans le chaos. A sa mort, la vérité éclate et les mensonges entraîneront la mort et la destruction.
J'ai aussi été agréablement surpris par la qualité de la langue, bien que j'ai lu la pièce dans une traduction libre de droits sur Gallica.

Le Refus, Kertész : Une très grande œuvre. La première partie est incroyable. Cette insistance sur les détails, toutes ces répétitions … On a toujours en tête le fait que Kertész a vécu les camps et on se dit que ce sont peut-être ces détails qui comptent, qui font sens aujourd'hui. Et puis le retour sur son premier livre qui tue en lui le garçon de 15 ans qui était à Auschwitz pour ne satisfaire finalement qu'un simple sentiment de vengeance.
La deuxième partie est un peu plus classique, mais n'en demeure pas moins géniale. C'est peut-être la dimension autobiographique qui lui donne une force à part.
La toute fin offre en prime une très belle lecture du mythe de Sisyphe et clos parfaitement ce chef d'œuvre.

14. Le dimanche 17 juillet 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Mathieu !

Merci pour ces retours, ça n'a pas traîné !

Pour ce qui est de trouver les œuvres, il existe désormais, outre le vilain Amazon, des sites de libraires qui peuvent donc te les mettre à disposition n'importe où si tu n'habites pas Wallis-et-Futuna ou la Terre Adélie…
http://www.lalibrairie.com/
https://www.placedeslibraires.fr/
Donc au moins tous ceux qui ne sont pas épuisés.

Sans parler des vendeurs d'occasion, Abebooks, Priceminister, Chapitre… D'autres se trouvent aussi librement en ligne (Gallica, Google Books, Archive.org, Gutenberg, sites spécialisés dans tel auteur – j'avais trouvé une traduction anglaise de János Arany en ligne par exemple…). Tu devrais pouvoir trouver quelques solutions pour un certain nombre de titres, donc.


Rosmersholm, Ibsen : Une pièce vraiment très intéressante. La difficulté de se construire dans une société encore très marquée par son héritage, chrétien, bien qu'elle ait perdu sa foi. Les idées "progressistes" prennent une place de plus en plus importante, mais le passé ne cesse de refaire surface et écrase, par son poids, les tentatives timides d'émancipation des individus. Une sorte de faute originelle ravale constamment les ambitions des personnages et malgré toute leur bonne volonté, ils se noient dans un sentiment de culpabilité duquel ils ne parviennent pas à échapper.
Une pièce dont le propos est encore très actuel, je trouve.

Ibsen est toujours beaucoup plus fort en s'incarnant sur scène – la langue est simple, sans façons, il n'y a pas de plus-value à la lecture, mais sur scène, tout paraît tellement juste… Mais oui, c'est cela, comme toujours chez lui, il est question du dévoilement, de trouver son identité véritable, et cette révélation, indispensable et inévitable, est aussi irrémédiablement destructrice.
Très actuel en tout cas pour ceux qui sont confrontés d'une manière ou d'une autre à des systèmes religieux fermés (la plupart des gens et la plupart des systèmes, donc). Je m'étais pris une grosse claque en découvrant ça – dans cette même perspective, Brand, moins abouti littérairement, va aussi plus loin.


La Fiancée de Messine, Schiller : C'est très intense. On a l'impression que plusieurs histoires tragiques sont imbriquées les unes dans les autres pour former un tout chaotique. C'est la vie qui est tragique dans un monde où la paix est synonyme d'inertie, de négation de la vie. Il n'y a jamais vraiment eu de paix, mais la figure paternelle, l'autorité du Roi, permettait un certain équilibre qui garantissait la vie dans le chaos. A sa mort, la vérité éclate et les mensonges entraîneront la mort et la destruction.
J'ai aussi été agréablement surpris par la qualité de la langue, bien que j'ai lu la pièce dans une traduction libre de droits sur Gallica.

Pour la langue, ça dépend bien sûr du traducteur, mais oui, c'est très écrit, assurément. Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, ce qui n'est qu'un réemballage du mythe d'Œdipe parvient à surprendre et sonner de façon très neuve. Très marquant pour moi aussi.


Le Refus, Kertész : Une très grande œuvre. La première partie est incroyable. Cette insistance sur les détails, toutes ces répétitions …

Oui, voilà, cette langue du roman traditionnel poussée jusqu'à l'absurde, amusante et pourtant maîtrisée au dernier degré, ça me fascine complètement, indépendamment même de ce qu'il raconte. Les traducteurs ont fait un travail phénoménal, c'est devenu un grand roman français.


Merci d'avoir pris le temps de venir partager tes lectures, j'espère que les conditions logistiques n'entraveront pas la satisfaction de tes appétits !

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