Carnets sur sol

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lundi 29 septembre 2014

Les concerts que vous all(i)ez rater en octobre


… mais, heureusement, CSS veille sur vous.

En gras, les choses particulièrement dignes d'intérêt à mon sens.

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30 septembre — Centre Culturel Tchèque — Dvořák 13, Janáček 2 par le Quatuor Zaïde, très en cour en ce moment, et non sans raisons. Dans une toute petite salle très propice à la musique de chambre. 10€.

30 septembre (et autres dates) — Théâtre Sainte-Thérèse — Cendrillon de Viardot, accompagnée par la spécialiste Françoise Tillard ; avec notamment Clémentine Bourgoin et Clémentine Decouture

1 — Cortot — Pièces pour piano de Tchaïkovski, Balakirev, Borodine, Moussorgski et Scriabine.

1er & 2 octobre — Pleyel — Concerto pour piano de Qigang Chen, un des compositeurs vivants les plus chatoyants.

2 — CiMu — Motets de Mondonville et de Rameau. Auvity, Mauillon, Christie…
2 — Amphi Bastille — Chanson d'Ève de Fauré, par Carolina Ullrich, et mélodies espagnoles.

3 — Chapelle du lycée Henri IV — Cantates de Clérambault et Grandval, musique instrumentale de Couperin, Hotteterre et Marais.
3 — Café de la danse — Œuvres pour piano de Haydn, Prokofiev et Nancarrow.
3 — Maison de la Culture du Japon — Spectacle de marionnettes bunraku avec musique contemporaine.

4 — Centre Culturel Tchèque — Piano de Janáček et extraits du Journal d'un disparu, avec lectures de lettres du compositeur.
4 — Saint-Christophe à Cergy-Village, 20h45 — Pièces de clavecin en concert de Rameau, avec Françoise Lengellé, Chiara Banchini et Marianne Müller.
4 — Royaumont, 20h45 — Les Musiciens du Paradis jouent des extraits d'opéras de Rameau, dirigés par Bertrand Cuiller.
4 — Chapelle du lycée Henri IV, 18h — Les Nations de Couperin.

5 — Versailles, 16h — Les Boréades de Rameau par Minkowski.
5 — Le Figuier Blanc à Argenteuil, 16h30 — « Oratorio des bas-fonds » de Markeas par l'Ensemble TM+ (avec Gaëlle Méchaly).
5 — Fondation Dosne-Thiers, 17h30 – C.P.E Bach et Haydn au piano.
5 — Café de la danse, 19h — Mompou et Albéniz (notamment), au piano.
5 — Café de la danse, 20h — L'excellent Vestard Shimkus (dont il sera bientôt question dans ces pages) joue ses propres œuvres, parmi Rachmaninov et Glass (au piano).

7 — Bastille — Traviata avec Venera Gimadieva et Ismael Jordi, voilà qui devrait à la fois claquer et décoiffer.
7 — Versailles — Motets de Mondonville et de Rameau. Auvity, Mauillon, Christie…

8 — Temple du Luxembourg — Lieder & mélodies de compositrices par L'Oiseleur des Longchamps : Amy Beach, Henriëtte Bosmans, Lili Boulanger, Cécile Chaminade, Constance Faunt-LeRoy, Sophie Gaïl, Clémence de Grandval, Fanny Hensel, Augusta Holmès, Elizabeth Jacquet de La Guerre, Johanna Kinkel, Maria Malibran, Armande de Polignac, Clara Schumann, Rita Strohl, Pauline Viardot, Amy Woorforde-Finden ! Libre participation.
8 — Louvre — Quatuors avec piano : Chausson, Fauré, Mahler. Que du bon.
8 — Vézinet — Violoncelle et chant, de Monteverdi à Cohen.

8-9 — Pleyel — Suite de ballet Carmen de Chtchédrine. On fait difficilement plus jubilatoire, et l'Orchestre de Paris a déjà prouvé sa valeur dans ce répertoire exotisant. Le couplage fait aussi dans l'espagnolade, mais peu peuvent se comparer à celle-là.

8-12 — Athénée — Menotti, Le Consul, production qui était la rareté d'Herblay la saison passée.

9 — Louvre, 12h30 — Quintettes d'Onslow, Danzi et Taffanel.
9 — Studio Bastille, 13h — Concert des solistes de l'Atelier Lyrique.
9 — Saint-Eustache, 18h45 — Nono et Stockhausen par MusikFabrik.
9 — Fondation Eugène Napoléon — Sonates de C.P.E. Bach ; Le Temple de Petitgirard, pour piano.
9 — Invalides (cathédrale) — Karine Deshayes dans de la mélodie française avec trio.

10 — Billettes — Premier baroque italien pour soprano, guitare baroque et théorbe.
10 — Saint-Quentin-en-Yvelines — Armida de Haydn par le Cercle de l'Harmonie, dirigé par Julien Chauvin. Du seria de style classique, dans une veine héroïsante. Assez réussi, et une lecture qui promet beaucoup de tension et d'animation.
10 — Chapelle du lycée Henri IV, 20h30 — Blow, Lawes et Purcell par trois contre-ténors et l'Ensemble Desmarest.

11 — Centre Culturel Tchèque — Dagmar Šasková revient au CCT pour la quatrième fois en deux saisons ! Mélodies de Smetana, Bendl, Novák et Dvořák. Amateurs de lied et de mélodie, c'est le concert de la saison.
11 — Eglise Jésus ouvrier à Paray-Vieille-Poste (91), 20h30 — La concurrence est rude ce jour-là, avec un programme Purcell par la délicate Raphaèle Kennedy, accompagnée par l'émérite Jean-Luc Ho au clavecin. Je m'y serais précipité toutes affaires cessantes, si mon cœur n'appartenait déjà que trop à Šasková.
11 — Notre-Dame de Pontoise — Corrette, Rameau, Leclair et Mondonville avec Andréanne Paquin. 11 — CiMu — König Stephan de Beethoven (bonne musique de scène), un extrait d'une (très belle) cantate de Weber
11 — Soubise, 18h — Percussions dans Haydn, Mozart, Mendelssohn, Chopin, Ravel et De Mey.
11 — Foyer de l'Âme, 18h — Sonates de Jacquet de la Guerre.
11 — Royaumont, 20h45 — Pichon dirige des musiques pour la Saint-Michel des Bach.

Suite de la notule.

samedi 27 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — III — Siddhârta (Segalen) et les autres Mourey


Après nous être attardés sur Tristan, qui a bénéficié d'un livret à un stade relativement avancé, et d'aborder les deux œuvres dont on vient de restituer la musique, un petit tour d'horizon des projets brièvement envisagés, mais jamais concrétisés.


La fin de Saint François d'Assise de Messiaen, version Nagano.
Vous verrez pourquoi.


1. La filière Mourey

Vous avez tout loisir de vous reporter à l'épisode précédent pour une présentation de ce littérateur de belle envergure. Toujours est-il que suite à l'abandon de Tristan, Mourey, avec qui l'entente artistique semblait très bonne, revient proposer plusieurs projets à Debussy.

Huon de Bordeaux. Debussy refuse rapidement, ne voulant pas retrouver de chevaliers en armures et de légendes stéréotypées (dit-il en substance).

Le Marchand de rêves lui plaît bien davantage, autorisant toutes les libertés et toutes les techniques d'évocation.

Le Chat botté, pensé sous forme de pantomime (dans le sens de l'harlequinade à l'anglaise, genre assez prisé des familles, joué à Noël à partir de la matière des grands conteurs européens), plus grand public.

2. La rencontre de Segalen et l'aporie de Siddhârta

Victor Segalen, demeuré célèbre comme ethnologue (mais également médecin en mer, romancier et quelques autres choses), a tant aimé Pelléas, venant le voir plusieurs fois depuis Brest, que Debussy avait accepté de le recevoir. On a peu conscience, je crois, que malgré la controverse autour de Pelléas, Debussy était devenu un emblème très courtisé, croulant sous les propositions de livret au point de toutes les refuser. [À cette époque après la création de son principal opéra, il travaillait de toute façon sur des projets fondés sur propres livrets d'après Poe : La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans Beffroi.]

Néanmoins, il accepte de rencontrer Segalen en avril 1906. Celui-ci lui propose comme base son drame en cinq actes Siddhârta, qu'il est en train d'écrire.
Debussy y fait deux objections : le caractère wagnérien de l'entreprise, et la difficulté de mettre la métaphysique en musique (car, de fait, il ne peut pas se passer grand'chose dans un drame exemplaire bouddhique — bien que cela existe abondamment, et que ce soit beaucoup plus amusant qu'on pourrait le croire).


Lorsqu'ils se revoient, en septembre, Segalen s'est surtout consacré à sa rédaction des Immémoriaux, mais son propos sur les musiques polynésiennes passionnent Debussy qui lui réclame un article — qu'il fait paraître le 15 octobre 1907 dans Le Mercure musical. [De fait, cet article passionnant mérite la lecture, abordant le phénomène musical maori sous tous ses aspects : aussi bien la technique musicale que ses implications sociologiques. Segalen y relève même la présence d'une glottophilie maorie : ]

[...] certaines tenues des voix – où l'on devine une satisfaction – n'ont pas d'autre but que le son en lui-même et pour lui. Ces longues tenues abondent et se répètent et s'éternisent. Ni le rythme ni les paroles ne suffisent à les expliquer : on entend, on sent que le Maori les aime en dépit de toute signification liturgique et du symbolisme guerrier ou festoyeur qui les suscita peut-être.

Toute ressemblance avec d'autres ethnies moins lointaines ne devrait pas être fortuite.

Dans cet artiste, Segalen fournit des traductions de chants, et jusqu'à la présentation de cadences caractéristiques.

Debussy relance Segalen à propos de Siddhârta, mais lorsqu'il en reçoit enfin la matière, se rétracte :

C'est un prodigieux rêve ! Seulement, dans sa forme actuelle, je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme ! Elle ne pourrait guère servir qu'à souligner certains gestes ou préciser certains décors. En somme, une illustration beaucoup plus qu'une parfaite union avec le texte et l'effarante immobilité du personnage principal.

Cette lettre est très intéressante : polie ou sincère, elle révèle assez bien les ambitions de Debussy, désireux de servir des textes exigeants et difficiles à mettre en musique, mais souhaitant tout de même s'exprimer dramatiquement, sans se limiter à planter un décor.
Difficile aussi de ne pas être frappé par l'expression préciser certains décors (et vu avec condescendance !), qui dénote une croyance affirmée dans les qualités descriptives de la musique, avec une exactitude supérieure à la vue !

Suite de la notule.

vendredi 26 septembre 2014

[Pleyel] Svetlanov, Youssoupov, Chostakovitch — Repin, OPRF, Kuokman


De retour de ce concert intrigant.
(Au passage, jamais vu Pleyel aussi vide : personne au second balcon, et pas grand monde à l'orchestre.)

¶ La musique de Svetlanov est généralement d'un postromantisme teinté de modernisme, très agréable et bien faite… mais dans cette Rhapsodie n°2, il se contente de ressasser un thème hébraïque à n'en plus finir, le faisant soigneusement passer d'un pupitre à l'autre, quasiment dans l'ordre, avant de finir par un prévisible tutti — comme un pastiche laborieux de Shéhérazade en mode Boléro. Pas passionnant.

¶ Le concerto pour violon de Youssoupov, commande de Repin pour le festival transsibérien de novossibirsk, part d'un concept… et reste un concept. Chaque mouvement introduit un type de musique du monde (chanson cyclique russe, musique irlandaise, raga, concert tzigane, jazz, postromantisme), accompagné par un orchestre qui reste fait de larges aplats beaucoup plus contemporains. Ce n'est pas moche, mais la variété des styles abordés conduit plutôt à produire des stéréotypes pour chacun : certes, on récole de jolies imitations de sitar, mais on trouve infiniment mieux chez les spécialistes comme musique irlandaise ou comme jazz symphonique. Ce serait très plaisant si ça ne durait pas 40 minutes, ce qui est déjà long dans l'absolu – et, faute de profondeur, peut devenir légèrement pénible.
Repin se fond remarquablement dans chaque style avec un son très projeté, malgré ce timbre « tiré » caractéristique ; le moins qu'on puisse dire est que l'écriture de ce concerto ne met pas sa virtuosité en danger.

¶ La Cinquième Symphonie de Chostakovitch permettait de vérifier ce que je percevais déjà dans la première partie de Lio Kuokman, lauréat du concours Svetlanov en juin. Quelle ironie d'attribuer ce prix à un chef à la fois raide et un peu mou… certes, la gestique est claire (sans être expressive pour autant), mais il ne se passe à peu près rien. J'espérais beaucoup de Philharmonique de Radio-France, dont les cordes devaient faire merveille, en particulier dans le largo (très beau en effet) ; pourtant rien ne s'est vraiment produit : j'entendais un orchestre virtuose qui s'engageait, sans pour autant qu'une atmosphère spécifique se dégage de cette enveloppe un peu molle. À mon avis, vraiment un problème de chef.

A propos de cette Cinquième, je reste fasciné par le décalage entre le principe de la musique soviétique et sa réalité concrète : quel homme du peuple peut adhérer à ces abstractions ? En plus, quel que soit le compositeur, même les plus officiels comme Khrennikov, les harmonies sont toujours « déceptives », empruntant soudainement des notes étrangères (donc très déstabilisant pour l'auditeur ingénu), et surtout la tonalité générale complètement déprimée. D'une certaine façon, le dodécaphonisme intellectuel petit-bourgeois décadent est bien plus hédoniste et détaché de la culture des élites — alors que chez les grands compositeurs soviétiques, on est sans cesse dans la subversion mélodique, rythmique, harmonique, de formes savantes du passé.

mercredi 24 septembre 2014

Publicité clandestine

Or, voici ce que moi maître Favier, natif d'Ancenis, près de la ville de Nantes, frère de l'ordre de Saint-Dominique en l'abbaye de Pontarlier, et actuellement camérier du révérendissime seigneur Cauchon, évêque de Beauvais, j'ai été appelé à voir et entendre. Je l'inscris sur ce parchemin comme une chose véritable et digne de foi, afin que les enfans de nos enfans en soient instruits et puissent rendre à chacun la justice qu'il mérite. Ce jour cinq avril, Aqua sapientiae, le seigneur évêque me fit appeler dans son oratoire et me dit :
— Maître Favier, tu m'es attaché par tous les liens qui sont sacrés sur la terre ; tu es mon inférieur dans l'ordre des serviteurs de Dieu, par conséquent tu me dois respect et obéissance ; tu m'es attaché par le sang, puisque ta mère était la sœur de mon frère de ce côté tu me dois amitié et dévouement ; jusqu'à ce jour tu m'as rendu ces sentimens avec empressement et bonne foi, et je t'ai choisi, pour t'en récompenser. Je vais t'admettre à un secret qui nous rendra plus puissants que les rois de la terre, car, avec ce secret, nous ferons roi celui qui nous conviendra et qui donnera aux églises et aux évêques l'éclat. et l'autorité qu'ils doivent avoir. Prends ces tenailles, cette discipline, ce réchaud et ce charbon, et suis-moi. Je lui obéis en silence et le suivis.

Déjà la nuit était close et tout dormait dans la ville de Rouen, à l'exception des sentinelles qui veillaient sur le rempart. Nous arrivâmes au fleuve qui arrose la ville, et, nous étant placés dans un bateau préparé à un endroit convenu, nous traversâmes la Seine et abordâmes au pied de la tour de cette ville. Nous y fûmes introduits par l'officier qui y commandait et qui demanda au seigneur Cauchon sa bénédiction et ses prières. Après que le révérendissime évêque les lui eut accordées, on nous ouvrit plusieurs portes, toutes verrouillées et armées de gros clous, et nous arrivâmes à un escalier dont il nous fallut monter soixante-huit marches. Arrivés au haut dudit escalier, nous entrâmes par une porte basse dans une salle voûtée et le geôlier nous ayant laissés sur l'ordre du révérendissime, nous approchâmes d'un lit couvert de paille et y vîmes une jeune fille endormie. Je la reconnus à l'instant pour Jeanne la Lorraine, que le menu peuple avait coutume d'appeler la pucelle d'Orléans. Le jour même dont il. est question, elle avait été interrogée en présence des révérendissimes évêques de Beauvais et de Worcester ; de cinq autres illustres prélats et de cinquante docteurs, et elle avait répondu avec insolence et superbe aux demandes qui lui avaient été adressées. Le seigneur Cauchon l'ayant éveillée lui dit :
— Jeanne, voici que ton heure est venue et que tu vas périr sur le bûcher pour tes exécrables sorcelleries, cependant si tu veux obtenir le salut de ton corps afin de penser au salut de ton âme, tu le peux ; à moins que tu ne persistes dans ta damnable obstination à ne point révéler les secrets qui t'ont faite plus forte et plus vaillante que les meilleurs chevaliers.

Suite de la notule.

dimanche 21 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — II — L'histoire de Tristan


… quelquefois aussi présentée (fautivement) dans les notices sous le titre La Légende de Tristan. Légende à tout point de vue.


Pour accompagner votre lecture, la meilleure version de Tristan qui soit : le meilleur arrangement orchestral de Pelléas, par Marius constant.
Tiré de l'intégrale Jun Märkl / Orchestre National de Lyon.


1. La source : Joseph Bédier

En 1900, alors qu'il est en voie d'achèvement de Pelléas, Debussy lit le Roman de Tristan de Joseph Bédier, à peine publié. Il s'agit d'une refonte cohérente du mythe (dont les versions les plus anciennes de Béroul et Thomas, qui font référence, ne sont que des fragments, qui ne couvrent pas toute leur histoire), dans une langue simple et pure, émaillée occasionnellement de mots un peu archaïques — c'est même encore l'une de celle qu'on lit le plus souvent, avec celles d'André Mary et de René Louis.

La refonte plus tardive de René Louis (1972) est la plus souvent convoquée dans les manuels scolaires, très adaptée à notre temps et à un public moins averti : elle restitue avec minutie l'intrigue, dans une belle langue simple pas si éloignée de Bédier, mais sans difficultés de vocabulaire.

André Mary publie la sienne, plus expansive, en 1937, un an avant le décès de Bédier – qu'il admirait beaucoup. Il avait poussé la déférence jusqu'à lui offrir, dans un exemplaire de ses Légendes épiques, un rondeau laudateur :

De ce Tristan ne vous émayez mie, Maître Bédier ou sire Béduyer :
Es cors, jadis, Champenois, Hennuyer,
Rebaudissaient la gent sans ennuyer,
Chantant sans fin de Tristan et s'amie.

La noble joute et la belle escrémie !
A l'autre l'un n'enviait son loyer :
Chacun gangait à dire et rimoyer
De ce Tristan.

Clerc de grand los, qui la Dame endormie
En la gaudine allâtes réveiller,
Et mon printemps sûtes émerveiller,
Si je vous puis à mon tour égayer,
Soulas petit n'aurai n'aise demie.

Bédier se montra plus losengier, parlait sans dissimulation d'une œuvre qui contenait « de l'attristant et Iseut ».

Néanmoins cette admiration collective a un sens : c'était la première refonte sérieuse, me semble-t-il — c'est-à-dire liant les sources et en faisant nécessaire des choix dans leurs contradictions, mais sans y adjoindre sa propre fantaisie — qui ait paru en langue française. En tout cas, c'est pour le grand public la première fois que le détail de la légende lui parvient, et un très beau succès salué par tous.

Immédiatement, Debussy souhaite préparer un opéra sur ce sujet. Louis Laloy fait les présentations. Bédier était un ancien professeur de Debussy à l'École Normale Supérieure, et le caractère réservé en société des deux hommes s'accordait paraît-il très bien.

En 1907, il se décide à concrétiser le projet, sérieux dès l'origine, avec un livret de Gabriel Mourey (contrairement aux deux Poe qu'il réalise lui-même).

2. Le librettiste : Gabriel Mourey

Les deux hommes sont quasiment du même âge (Debussy naît en 1862, Mourey en 1865) ; ils se rencontrent en 1889 et ont une assez grande confiance réciproque Debussy s'embarque pour son projet de Tristan.

Mourey n'est pas un petit littérateur : il a traduit tous les poèmes de Poe (parus l'année de sa rencontre avec Debussy), puis l'intégralité des Poems et Ballads de Swinburne, passait pour l'un des grands spécialistes d'Odilon Redon, écrivait lui-même des vers et des drames, et était un wagnérien éminent.


Malwine et Ludwig Schnorr von Carolsfeld dans leur petit canapé de l'acte II, pour la création du ''Tristan'' de Wagner en 1865 au Théâtre Royal de Munich.
Photographie de Joseph Albert.


Il écrit d'ailleurs dans la Revue Wagnérienne (du 15 janvier 1887) une version de Tristan et Isolde qui ressemble à ceci (plutôt élégant eu égard au modèle) :

Avoir le ciel entier pour soi, n'être plus qu'un
Et deux pourtant ; fondre mon être dans ton être ;
Devenir azur, nuage, étoile, parfum,
Loin des hommes, loin des demain, loin des peut-être !

Debussy raconte à Victor Segalen (lettre du 27 juillet 1907) qu'il avait oublié le projet jusqu'à ce que Mourey le lui propose.

J'ai lu le Roman de Tristan dès sa sortie et j'ai tout de suite voulu en tirer un opéra, tant sa beauté m'impressionnait, et tant me semblait nécessaire la restauration du caractère légendaire de Tristan, tellement déformé par Wagner… Puis j'oubliai ce projet jusqu'à ce que, récemment, Mourey (que je n'avais pas vu depuis des années) vînt me voir et me parlât de ses projets pour Tristan. Mon enthousiasme, tristement assoupi, je le confesse, s'est réveillé immédiatement et j'ai accepté !

(Retraduit de l'anglais, pardon.)

Debussy, s'il avait été très critique envers les Maîtres Chanteurs et la Tétralogie, avait néanmoins toujours admiré Tristan et Parsifal. Cela ne l'empêchait pas de les critiquer en public, mais la conversation avec Mourey semble avoir porté, dès les débuts, notamment sur la musique de Wagner. Plusieurs témoignages insistent sur sa fascination et son imprégnation, telles qu'il ne pouvait composer rapidement pour l'opéra, sous peine d'écrire dans un style wagnérisant.

Il paraît que les premières esquisses de Pelléas (que j'aimerais bien pouvoir voir un jour…) ont été abandonnées car trop marquées par l'influence wagnérienne, précisément.
Et cela peut se mesurer facilement en observant les interludes allongés en catastrophe pour les changements de décor de Pelléas : on y entend de gros morceaux de Wagner à peine altérés — notamment les interludes I,1-2 et II,1-2, où resurgit sans ambiguïté (comment ne s'en est-il pas aperçu !) la marche de la Présentation du Graal de Parsifal. C'est d'ailleurs parmi ce que Debussy a écrit de plus beau, et ce n'est pas un Wagner simplement transposé dans une esthétique française comme avec Fervaal de d'Indy ou Le Roi Arthus de Chausson, mais bien un Wagner décanté, qui affleure par moment mais nourrit une esthétique assez profondément distincte.
On l'a déjà un peu regardé ici (et là pour les leitmotive… et Moussorgski )

En 1908, Debussy est tellement enthousiaste et confiant (et en manque d'argent) pour l'avancée de son Tristan qu'il signe un contrat avec Giulio Gatti-Casazza, directeur du Metropolitan Opera de New York, et touche une avance, pour trois opéras — il a posé la condition qu'ils soient indissociables, et jamais couplés avec des pièces d'autres compositeurs. On parle souvent des deux Poe (La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans le Beffroi) à cette occasion, rarement de L'histoire de Tristan qui figure pourtant dans le contrat.

Je reviens après sur le contenu de leurs travaux.

L'inachèvement de Tristan n'a pas mis un frein à la collaboration entre les deux hommes puisque Debussy écrit, en 1913, Syrinx pour la scène de la mort de Pan (puisqu'une phrase ambiguë chez Plutarque peut laisser entendre qu'il peut mourir – dans ce cas, il est fils d'Hermès et… Pénélope), prévue pour un écho hors scène dans une scène pastorale de Psyché de Mourey. C'est Debussy qui insiste sur les qualités d'évocation de la flûte solo.
Par ailleurs, quelques auteurs malicieux ont relevé les potentielles convergences entre Lawn-tennis, une pièce de Mourey au lesbianisme évident, et Jeux, qui présente quelques parentés dans l'argument — bien sûr, le second (1912) n'est pas une adaptation du premier (1891, refusé par le théâtre).

3. La raison de l'inachèvement : Louis Artus

Dans le cas de L'histoire de Tristan, qui avançait lestement, l'absence d'aboutissement n'est pas due à des crises de doutes, d'inspiration, ou tout simplement un manque de temps, causes dont Usher et le Beffroi ont souffert. Non, il semblait, à cette époque où la musique n'était pas encore composée, que rien n'était parti pour arrêter Debussy, et que l'ombre de Wagner lui traçait finalement une voie nécessairement alternative, plutôt facile à suivre.

Paradoxalement, c'est le succès de Bédier qui va ruiner le projet.

Peu après la publication du Roman de Tristan (1900), le cousin de Joseph Bédier, Louis Artus (ça ne s'invente pas !), lui demande l'autorisation d'en réaliser une adaptation théâtrale. Il met 28 ans à mener à bien le projet (qui arrive sur la scène en 1929). Considéré comme médiocre par les commentateurs, Artus était manifestement admiré pour son aisance en société par le timide Bédier. Lors de la première des quatre candidatures, toutes infructueuses, à l'Académie Française, il fut même le seul à voter pour Artus aux quatre tours de scrutin.

La chronologie est alors difficile à déterminer : on assiste à un chassé-croisé raconté par fragment chez les auteurs concernés, chacun défendant de plus son poulain et le déclarant de la meilleure volonté du monde. Louis Artus ayant le moins biographes, c'est structurellement lui qui prend cher. Aussi, je vous livre les différents éléments, un peu contradictoires, en ma possession, sans chercher à les réorganiser logiquement (je risquerais d'introduire des causalités imaginaires) :

¶ Le 20 février 1909, Debussy écrit à Mourey qu'il n'est pas satisfait du détail de la réalisation, et lui demande d'abandonner l'alternance entre parlé et chanté :

Vous traitez la question de la mise en musique avec trop de légèreté. D'abord, nous de pouvons pas avoir de chanteurs qui jouent aussi bien que cela. Les chanteurs n'ont pas plus d'idée sur ce qu'est jouer que n'en a le pied d'une table en bois ; et concernant la combinaison de vers parlés et chantés, voilà qui est redoutable. Le résultat sera que les deux sonneront faux. Je préfèrerais un opéra sans cette ambiguïté poétique.

(Pardon, encore une retraduction à partir d'un – autre – exégète anglais.)

¶ En avril 1909, au terme d'un opposition avec Debussy, Louis Artus défend au compositeur de traiter directement avec Bédier. Artus avait conditionné l'autorisation de la mise en musique au travail sur son scénario, ce que Debussy avait refusé, tenant à son travail avec Mourey (dès 1907, Mourey lui avait fourni un synopsis complet, et Louis Laloy avait déjà commencé à travailler sur des détails avec le compositeur).
Marcel Dietschy commente plaisamment (dans son ouvrage de 1962) : comment Debussy aurait-il pu être enthousiaste à collaborer avec le vaudevilliste qui a écrit La culotte ?
C'est à ce moment que le projet est abandonné.

¶ En 1910, Debussy dit à Laloy qu'il espère encore travailler avec Bédier (mais le projet n'a semble-t-il pas progressé pour autant).

¶ Néanmoins, étrangement, en juin 1912, Déodat de Séverac (peut-être informé avec retard, puisqu'il paraît que le sujet n'est devenu public qu'à partir de 1914, autre information démentie par la lettre suivante) écrit à Artus qu'il renonce à composer un opéra sur son livret, par peur de se confronter à Debussy. Manifestement, Artus (dont je n'ai pas les lettres) ne l'a pas contredit, pourquoi ?

Un de mes camarades m'a dit hier soir que M. Debussy mettait en musique un Tristan fait d'après le livre de Bédier. Cette nouvelle avait été annoncée par Comœdia il y a quelques jours paraît-il et si le fait est vrai, je me vois dans l'obligation de renoncer à votre beau poème ! Je ne voudrais pas avoir l'air de « concourir » avec un Debussy, c'est déjà beaucoup trop pour moi du Tristan de Wagner.


¶ Le 4 juillet 1912, une lettre de Bédier à Debussy montre qu'il tente encore, sans trop d'espoir, de convaincre le compositeur d'écrire cette fois de la musique de scène pour ce qui devient une pièce de théâtre. Sans succès.

Il est donc difficile de dénouer exactement le moment de l'abandon définitif du projet, mais Debussy et Mourey ont cessé le travail depuis 1909, et la bonne volonté semblait assez absente de part et d'autre pour pouvoir collaborer, pour des raisons d'intérêt personnel ou artistique assez compréhensibles (la concurrence écrasante de Debussy ou l'association à un auteur mineur).

4. L'œuvre achevée d'Artus

Vous êtes peut-être curieux, d'ailleurs, de voir à quoi ressemble cette pièce d'Artus, finalement co-écrite avec Bédier, et créée sous forme théâtrale à Nice, en 1929. C'est dans un genre un peu didactique et autoexégétique, mais ça se laisse lire (du moins comme livret d'opéra putatif, car le passage à la scène doit être un peu rude) :

TRISTAN
Oui, tu es à moi, et je te garde : j'ai droit sur toi. Ils nous ont chassés dans ce désert du Morois : j'ai droit sur toi.
ISEUT
Je bénis leur cruauté. Par elle, tu es mon droit seigneur. Quand ils nous ont emmurés dans cette forêt, ils ont affranchi nos cœurs.
TRISTAN
Puisqu'ils nous traquent comme des bêtes des bois, aimons-nous comme les bêtes des bois, innocentes et farouches.
ISEUT
Nos amours traquées sentent bon l'odeur des herbes sauvages…
TRISTAN
Et l'odeur du sang. Aimons nos amours.

Il semble tout de même que Louis Artus ait été doté d'un caractère peu facile, si l'on croit sa correspondance ultérieure avec Bédier, lorsque celui-ci rechigne à ajouter certaines scènes de caractère.

Vous maintenez que votre scène de la harpe est excellente, je maintiens qu'elle est très mauvaise. Cependant, pour vous être agréable, je me résigne à la contresigner. Livrez-la donc à Brulé [metteur en scène de la création et acteur de Tristan, ndDLM], soit telle qu'elle est, soit modifiée pour ce qui est du style, des « mots » dans la mesure que vous voudrez.
Si je cède en la circonstance, la menace que vous me faites entrevoir d'un dédit que j'aurais, dites-vous, à payer, n'y est pour rien : vous me connaissez, vous savez qu'on ne me fera jamais faire pour l'argent une chose que, pour des raisons littéraires, j'aurais résolu de ne pas faire.

(Brouillon de lettre du 25 juillet 1928 de Joseph Bédier à Louis Artus.)

S'il va jusqu'à menacer de poursuites son généreux cousin s'il ne lui permet pas de défigurer son œuvre, on peut imaginer le peu d'appétence d'autres artistes à collaborer avec un aussi bouillant personnage. Je me demande d'ailleurs s'il n'y a pas une possibilité (je ne connais pas assez le caractère de Séverac pour le dire) que l'impossibilité évoquée ne soit pas un refus poli…

5. Le contenu final du Tristan inachevé

Suite de la notule.

samedi 20 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — I — Point de départ


Un événement est passé assez inaperçu, du moins de ce côté-ci de l'Atlantique : il y a déjà deux ans, une exécution complète du Diable dans le Beffroi de Debussy a été effectuée, à l'occasion d'un colloque à Montréal.
Comme un bonheur n'arrive jamais seul, j'ai pu récupérer la bande du concert. Dont je vous communiquerai bientôt de larges extraits, soyez patients.

En moins de dix ans, ce qui n'était qu'une liste de noms allusifs dans une correspondance s'est largement incarné : La Chute de la Maison Usher, le Diable dans le Beffroi… et quelques autres plus obscurs encore. Car contrairement à ce que peut laisser croire un œil rapide jeté sur le catalogue ou la discographie de Debussy… au moins huit opéras ont été sérieusement en projet (on peut aller jusqu'à douze en incluant d'autres entreprises plus velléitaires), sans compter les oratorios, ballets, cantates. Et sur ces huit, on dispose au moins de fragments pour cinq !

Les moyens de communication étant devenus ce qu'ils sont, il devient aujourd'hui possible de trouver les brouillons de ces partitions, ou d'entendre les bandes de minuscules concerts furtifs sans parcourir le vaste monde. CSS sera votre médiateur dans cette petite entreprise.

1. Les opéras déjà connus de Debussy

On parle toujours de Debussy comme le compositeur d'un seul opéra – et effectivement, Le Gladiateur, L'Enfant Prodigue , La Damoiselle Élue et quelques autres (les divers Printemps), sont des cantates, des formats réduits (et assez éloignés, en tout cas pour les deux premiers, de son style de maturité). Quant au Martyre de saint Sébastien, il a tout de l'oratorio : bien que rapportant une action, c'est de façon contemplative, en évoquant des tableaux et non en faisant progresser une scène théâtrale.

Rodrigue et Chimène, depuis l'enregistrement (de l'orchestration conçue par Edison Denisov) par Kent Nagano et l'Opéra de Lyon, est bien connu : on ne dispose que de la première partie de l'opéra, dans un genre quelque part entre Le Roi Arthus et Tristan, encore un peu imitatif peut-être, mais déjà puissamment évocateur – en particulier le duo initial. On voit bien ce qu'il y a de terrien dans le livret de Catulle Mendès par la suite, et qui a dû décourager le compositeur.

Pourtant, avant même d'avoir découvert Pelléas et Mélisande de Maeterlinck (en 1892-3), dès 1889 (au plus tard 1890), Debussy envisage une adaptation de Poe (d'abord une Symphonie évocatrice sur La Chute de la Maison Usher, projet qui évolue vers un opéra). L'œuvre, jamais terminée, témoigne néanmoins de l'esthétique d'un Debussy tardif, beaucoup plus sombre que celui de Pelléas, et d'une forme générale encore plus libre s'il est possible — il en a déjà succinctement été question sur CSS à travers les expériences de restitutions pour le concert, en s'arrêtant aux larges parties achevées ou au contraire via la spectaculaire reconstruction de Robert Orledge, je n'y reviens pas.

Par ailleurs, pour un autre aspect du domaine scénique, Debussy avait aussi commencé le travail sur un ballet en un acte (dont il reste manifestement des esquisses, datées de 1914), Le Palais du silence, d'après Georges de Feure — dans sa version la plus récente, l'œuvre est renommée No-ja-li.

2. Sur Carnets sur sol

Avant de démarrer, voici de quoi réunir ce qui a déjà été évoqué :

Le Gladiateur, cantate pour le Prix de Rome (dans un style encore proche de Saint-Saëns et Massenet).
Existe au disque (chez Glossa, avec Hervé Niquet).

Le Martyre de saint Sébastien, oratorio d'après Gabriele D'Annunzio — inclut une interprétation inédite avec le Philharmonique de Berlin et la déclamation de Sophie Marceau.
Du grand Debussy, mais l'orchestration (excellente) est due à son condisciple et co-lauréat romain André Caplet.
Existe au disque en de multiples interprétations, plus ou moins complètes, plus ou moins bien déclamées. Michel Tilson-Thomas est une valeur sûre (complète et très bien exécutée), même si j'y trouve, à la longue, une forme de confort qui confine à la tiédeur.

Rodrigue et Chimène, son premier opéra, largement inachevé, et orchestré par Edison Denisov. On dispose tout de même du premier acte, dans un style de jeunesse encore très romantique (et très marqué par Tristan).
Existe au disque par Nagano (chez Erato, donc sans doute devenu plus difficile à trouver hors médiathèques).

Pelléas et Mélisande : il existe une série d'une vingtaine de notules abordant l'œuvres sous divers angles (narratif, thématique, comparatif, interprétatif, musical, prosodique…), regroupées sur cette page et accessibles (sauf les dernières sur la prosodie et les voix des créatrices) dans l'index.
Énormément de versions au disque et au DVD (plus de cinquante), dont la plupart sont excellentes, et quasiment aucune qui ne soit au minimum très intéressante (trois ou quatre).

La Chute de la Maison Usher, évoquée à la double faveur d'un concert utilisant tout le matériau laissé par Debussy (au piano) et de la reconstruction complète de Robert Orledge (avec orchestre), extrapolée à partir de ce qui a été laissé.
Outre les extraits gravés par Georges Prêtre, il existe un DVD reprenant la version d'Orledge (avec Scott Hendricks), désormais officiellement disponible.

Le Diable dans le Beffroi, à partir de l'exécution en concert des bribes écrites par Debussy.
Rien n'a été enregistré (il faut dire qu'il n'y a pas grand'chose à voir), mais il y a donc du nouveau sur ce front, on en reparlera.

¶ … et au moins quatre autres titres (dont, pour un en tout cas, inspiré de Banville, il reste des esquisses musicales !). Là aussi, on pourra vous en faire écouter, si vous le méritez.

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Bonne lecture… rendez-vous à l'épisode II.

vendredi 19 septembre 2014

[Pleyel] Dutilleux, Lalo, Tchaïkovski — OP, P. Järvi


Reproduction d'un commentaire rapide publié sur Diaire sur sol :

Suite de la notule.

dimanche 14 septembre 2014

Carnet d'écoutes — Le Requiem de Jean Gilles par Skip Sempé (et rapide discographie)


Vient de sortir une nouvelle version du Requiem de Jean Gilles. Elle mérite le coup d'oreille, car les doublures de vents sont particulièrement inhabituelles et réussies. L'inclusion des timbales improvisées à l'intérieur de la partie écrite est aussi une nouveauté, un peu étrange, mais très séduisante.

En revanche, ce n'est pas la version la plus animée de la discographie, les (bons !) solistes n'y sont pas spectaculairement investis et la prise de son très floue lime significativement les angles (un peu comme sur un mp3 très compressé) d'une lecture misant déjà beaucoup sur le fondu. J'aime beaucoup ce que j'entends, mais il y a comme un aplatissement, légèrement dommageable dans ce répertoire plutôt fin et dansant.

Il s'agit d'une reconstitution de la messe mortuaire de Rameau chez les Oratoriens de la rue Saint-Honoré, premier de trois offices. Le concours était immense (1600 personnes) ; pour ce 27 septembre 1764, on joua le Requiem de Jean Gilles entrecoupé d'extraits adéquats d'opéras de Rameau (dont Séjour de l'éternelle paix en guise de Graduale et une version instrumentale de Tristes apprêts, bien entendu). Je n'ai pas encore lu la documentation, mais je suppose que les doublures avec bassons et cors en folie proviennent de là, puisqu'il était d'usage de réviser les œuvres anciennes lorsqu'elles étaient redonnées — notamment sur le plan de l'orchestration.

C'est à entendre si on aime déjà l'œuvre, car ce disque en révèle un nouvel aspect ; sinon on peut d'abord aller voir du côté des grandes versions discographiques :

Suite de la notule.

Carnet d'écoutes — Tout Verdi au Teatro Regio de Parme


Au fil de ces dernières années, le Festival d'Automne de l'Opéra de Parme a constitué une intégrale des opéras de Verdi, publiée chez C Major à la fois au disque, en DVD et en Blue-Ray, en séparé ou en coffret. Vu la quantité de documentation sur ces opéras, ce ne serait pas particulièrement intéressant en dehors de l'aspect coffret, si le soin apporté à des distributions variées (alors qu'un théâtre a généralement ses noms récurrents) ne permettait d'entendre, au fil du cycle, ce que le chant verdien offre de mieux aujourd'hui.

En particulier du côté des ténors : on entend peu Roberto De Biasio ( Lombardi, Foscari, Attila), Roberto Aronica (Stiffelio), Fabio Armiliato (Vespri) en France, alors qu'ils voyagent (en une saison, Aronica fait, en plus de l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la Pologne, la Chine) ; et lorsqu'ils viennent (De Biasio a chanté Jacopo Foscari à Toulouse et sera Gabriele Adorno à Avignon en mai ; Armiliato a fait Poliuto et fera Gioconda à Marseille), ils ne sont pas forcément retransmis par la radio ni très amplement commentés dans les milieux glottophiles.

Pourtant, on dispose là de grands titulaires : De Biasio peut avoir un aspect un peu gauche dans l'émission, mais il est rare de disposer d'autant de rondeur et de beauté de timbre chez un verdien (en tout cas d'une beauté qui ne naisse pas de la tension héroïque) ; Aronica présente l'une des Stiffelio les mieux chantés qu'on puisse entendre, avec de belles lignes, véhémentes mais pas cabossées ; Armiliato, malgré une réputation peu flatteuse, assume comme toujours crânement ses rôles très tendus, avec un timbre qui n'a pas la plénitude des grands anciens, mais qui conserve une couleur agréable jusqu'en haut du spectre (et il est assez investi).

On retrouve aussi quelques grandes figures très célèbres, comme Leo Nucci (qui, contre toute logique, semble se bonifier d'année en année, alors qu'il pouvait sembler un peu lisse et contraint au début de sa carrière), Marcelo Álvarez (certes pas dans son meilleur rôle, Manrico qui éteint un peu son timbre radieux), Theodossiou, Berti, etc., parmi des noms beaucoup plus rares.

L'Orchestre du Teatro Regio est lui-même de très belle tenue, capable de détails et d'une cohésion qui ne sont pas la norme dans la péninsule. Pour finir, les Chœurs ne manifestent pas le son lourd de solistes mis ensemble, comme c'est la norme dans la plupart des Maisons d'Opéra du monde, mais se montrent capables de souplesse, sans écraser le spectre sonore de l'orchestre et des solistes.


Parmi les titres réussis, il faut aller voir du côté d'I due Foscari, Stiffelio, I Vespri Siciliani et Falstaff, très bien chantés et habités de bout en bout (et même des références pour les deux premiers). Je n'ai pas tout écouté, en particulier les titres avec Francesco Meli dont je n'aime pas le tournant large pour les raisons que l'on sait.

Visuellement, c'est du tradi, globalement pas mal fait (pas trop statique, à défaut d'être profond).

Mais en cette époque où, objectivement, Verdi est le répertoire qui souffre le plus de la mutation des techniques vocales (alors que le baroque et le lied se régalent, que Mozart se tient au même niveau, et que Wagner & Strauss demandent débat), l'entendre bien chanté dans des productions d'aujourd'hui est particulièrement rafraîchissant.

Carnet d'écoutes — Le Requiem de Verdi par Igor Markevitch


L'INA publie désormais, au même titre que la BNF, ses enregistrements d'archives — mais avec une dimension patrimoniale plus spécifiquement française (la BNF le fait aussi, mais pas exclusivement), mettant en valeur en particulier l'Orchestre de la Radio-Télévision des années 50.
5€ l'album, publié uniquement en dématérialisé — ce qui peut faire râler les amateurs raffinés, mais présente l'avantage d'un plus vaste catalogue qui ne coûte rien, une fois publié, à entretenir (si personne ne l'achète, ça ne coûte que la restauration, pas de supports physiques à acheter, graver, stocker et distribuer).

C'est le cas pour cet enregistrement du Requiem de Verdi, dirigé par Igor Markevitch en 1959. Il ne faut pas en attendre du brillant de la part de l'orchestre (l'un des moins exacts de la discographie, pas très ferme ni vertébré), mais une tension extraordinaire irrigue l'ensemble.

Le contraste est frappant avec l'enregistrement du même orchestre, l'année suivante, dirigé par Maazel — beaucoup plus net, mais aussi méchamment amolli.


Malgré ce que peut suggérer la pochette sur la culture et le sérieux des archivistes (…), la réédition est très soignée, dans un très bon son — contrairement à la plupart des enregistrements de l'époque, on entend les chanteurs avec un certain recul (presque loin parfois, mais on ne perd rien), et on bénéficie même de la réverbération naturelle de la salle, ce qui rend toujours une captation plus urgente et exaltante.


Le quatuor vocal est proprement terrifiant, au meilleur sens du terme : Amy Shuard tranche tout d'un timbre sans appel (mais toujours en deçà de la stridence), Oralia Dominguez résonne comme si elle avait deux voix (plus Gorr qu'un film d'horreur) et Nicolaï Gedda est dans ses grandes années, et semble hurler d'épouvante avec la plus belle voix du monde (à la fois un éclat sans retenue et une douceur légèrement mixée) — alors que je n'aime pas du tout sa version dure et blanchâtre avec Giulini.
Georg Littasy est moins hors normes, sans doute, mais sa voix paternelle d'un très beau grain, discrète mais pleine de présence, est loin de déparer le quatuor.

Mais c'est surtout l'urgence générale, chacun se précipitant vers l'abîme (ou, dans l'Agnus Dei et le Lux Aeterna, priant comme si le monde était en train de s'engloutir), qui est irrésistible.

C'est un peu la symétrique de Fricsay I, où l'ambiance religieuse générale surpasse encore des individus déjà exceptionnels… mais dans une vision beaucoup plus épouvantée que fervente.

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Si Fricsay 53 (le studio de DG) reste le premier choix à mon sens, Markevitch 59 constitue une alternative considérable.

Cela n'empêche pas qu'on puisse trouver d'autres versions très engagées et sans faille : Barenboim I (avec Chicago chez Teldec), Harnoncourt, Hickox (les voix sont moins attirantes, mais la poussée d'ensemble lève toutes les réserves de détail), Bosch, Fricsay 60, Jochum 50 (Radio Bavaroise), Bernstein, Muti 87, Abbado 2001, Pappano, Otterloo… et un nombre conséquent d'autres. Mais on retrouve rarement une telle cohérence, une telle éloquence spécifique.

mercredi 3 septembre 2014

RÉVOLUTION — Existe-t-il un « style révolutionnaire » à la fin du XVIIIe siècle ?


Parfois, on vous pose des questions simples, qui peuvent paraître des inepties… et qui ouvrent de petits fossés pas si évidents à combler. C'est ce qui arrive lorsqu'on se fait interroger sur le « style révolutionnaire » en musique : bien que la réponse soit relativement ferme, cette corrélation ouvre des perspectives assez stimulantes.


Pour accompagner votre lecture : s'il existe une musique révolutionnaire, c'est bien Le Triomphe de la République ou Le Camp de Grand Pré, grand oratorio profane (appelé divertissement lyrique) de François-Joseph Gossec. Vous y entendrez successivement le culte de la nature, le dévouement patriotique des gens simples, les chansons et danses populaires, l'appel aux armes, la descente de la déesse de la Liberté, sur une musique encore tout à fait classique – quoique le premier ensemble au Soleil annonce un peu la manière romantique.
Tiré de l'enregistrement de Diego Fasolis chez Chandos, le seul jamais réalisé (vous y retrouverez notamment Salomé Haller, Philippe Huttenlocher et l'inimitable Guillemette Laurens).


Je suppose que cela a bien été documenté par la recherche musicologique, et j'avoue que vu le peu de matériel aisément disponible jusqu'à une date très récente (Bru Zane pour les disques, les numérisations progressives des grandes bibliothèques pour les partitions), je n'ai pas encore eu le loisir d'aller fouiner très longuement autour de cette question. Ce seront donc des remarques fragmentaires, à partir de quelques faits qu'on peut observer dans les oeuvres disponibles à l'écoute (disques et bandes radio) ou à la lecture des partitions accessibles sans passer sa vie au Plessis.

1. Problèmes

D'abord, pour être tout à fait clair, il n'existe pas de tel style, ni pour les spécialistes (à ce qu'il m'en a semblé), ni en regardant soi-même dans la production de cette époque. Néanmoins, la question soulève beaucoup d'enjeux très intéressants sur le rapport de la musique avec les circonstances politiques et les autres arts.


À gauche, un perfide ci-devant ; à droite, un sanguinaire sans-culotte
(qui vient manifestement d'achever un Te Deum, mais ça, c'était avant Damas).


Je vois deux raisons assez évidentes d'affirmer, d'emblée, la difficulté d'établir un « style révolutionnaire » :

a) Malgré son importance, le phénomène politique ne concerne directement que la France ; les autres nations européennes étaient certes affectées, mais perpétuaient le même système de commandes d'aristocrates sous forme de mécénat, et la même économie des théâtres. Il y aurait sans nul doute des observations très intéressantes à fournir sur la disparition ou la rémanence des loges à l'année avec l'exil des anciens titulaires, mais je n'ai pour l'heure pas d'éléments sur ce sujet et m'en tiendrai donc à la production musicale elle-même.
On imagine de toute façon difficilement (et cela se vérifie en ouvrant les partitions) que les compositeurs d'Europe se mettent à écrire, quel que soit le pays, les opinions de leurs commanditaires et les leurs propres, de la musique révolutionnaire pour faire plaisir aux Français.

b) La France a toujours été à part de l'Europe en matière musicale, même à l'époque de son plus intense rayonnement. Elle a influencé çà et là la culture sonore de villes, de compositeurs, d'œuvres isolés, mais son style est resté assez profondément autonome, tout en suivant l'évolution des styles de la Renaissance au Romantisme. Quelle qu'ait été la place des idées des Lumières ou de la Révolution en Europe, la France garde de toute façon son idiosyncrasie musicale pour très longtemps (ce n'est qu'à partir du milieu du XXe siècle qu'elle se dissout largement, et qu'il devient difficile de la distinguer des autres nations musicales).

c) La musique a toujours été en décalage avec son temps, et même avec les autres arts. C'est un fait mesurable et intéressant : le style de la musique révolutionnaire est encore celui de Marie-Antoinette, de même que la musique de Louis XIII est encore largement "renaissante", que la musique des tragédies classiques sous Louis XIV est aujourd'hui classée comme de "baroque" (même si cette étiquette a posteriori est discutable), etc. A l'époque où Goethe écrit Werther, la musique de l'Europe, ce sont des galanteries mannheimoises – il suffit d'écouter la simplicité joviale de la musique (pourtant dense) de Gaetano Pugnani pour accompagner une version scénique du roman.
Je suppose que, la musique étant l'art qui a le moins de lien avec le sens (elle ne représente pas forcément quelque chose, contrairement à la littérature et aux arts visuels – du moins avant le XXe siècle), elle n'évolue pas de façon aussi rapide. Elle se fonde profondément sur l'instinct et la tradition, bien plus que les autres arts (il est plus facile de s'habituer à l'écriture automatique ou à l'abstraction visuelle que l'atonalité, qui paraît immédiatement déprimante ou agressive...), et repose sur des schémas (comme un syntaxe) beaucoup moins souples et interchangeables, plus difficiles à changer que la parole ou la vision. Son plaisir vient de l'acquisition héréditaire de la signification de certains enchaînements, et c'est probablement pourquoi son évolution est nécessairement lente.

Déjà, structurellement, on voit bien que vu la courte durée de la période révolutionnaire, on pourrait difficilement aligner la création musicale européenne sur la politique française d'une décennie.

Mais on peut s'interroger, au delà de la période elle-même, sur l'impact de la Révolution dans l'imaginaire des musiciens, et les potentielles hardiesses et réformes qu'elle aurait autorisées.

Voyons donc.

2. Les Philosophes

La Révolution française intervenant au terme d'un processus de remise en question du pouvoir monarchique (je ne suis pas compétent pour certifier les liens entre les deux faits, vu le nombre de théories historiographiques en circulation), on peut être tenté de chercher des altérations de la théorie musicale chez les grands théoriciens qui ont présidé aux Lumières.

En France, les plus célèbres étaient en fait assez nuls en musique, et leurs goûts assez homogènes : tournés vers la facilité séductrice des mélodies de la musique italienne – qui n'avait pas du tout la même complexité comparative qu'au XVIIe siècle. Je me contente donc de convoquer Rousseau, le principal informé en la matière.

Jean-Jacques Rousseau, lui-même musicien, théoricien et compositeur, était lui aussi partisan de la musique italienne, et vigoureux contempteur de la musique française. Ses arguments étaient les mêmes que ceux de ses contemporains moins informée : la musique italienne était considérée comme plus mélodique, plus simple, plus directe, une sorte de retour à la nature, ou du moins à une forme d'authenticité. Un peu comme ceux qui protestent contre l'atonalité artificielle aujourd'hui.
La musique française, au contraire, était conçue pour servir des poèmes dramatiques, fortement codifiés, chantés avec un mode de déclamation expansif et artificiel, jugé geignard ou criard par nombre de contemporains. Un art formel, dont la complexité s'est renversée par rapport au début du siècle où le style italien était rejeté comme trop modulant – depuis Rameau (et l'évolution toujours plus vocale du seria italien), c'est l'inverse.

On pourrait donc être tenté de croire que Rousseau souhaitait par là une démocratisation de la musique ; rien de plus anachronique. Il s'agissait d'une querelle réservée à l'élite, faisant s'affronter le Coin de la Reine (des partisans de la musique italienne) au Coin du Roi (du côté de la musique française officielle) ; ces débats avaient lieu dans des salons débordant d'aristocrates, à coup de rhétorique – on peut s'amuser à relier les différents genres musicaux à des visions du monde. Pour Rousseau le lien avec son exaltation de la nature (comme modèle social ou éducatif, mais aussi comme objet d'émerveillement) et son goût des systèmes simples (en politique, cela se manifeste par la magie de la volonté générale) est assez évident, puisque la moindre sophistication de la musique italienne, moins contrainte et moins « fardée », est censée manifester plus de « vérité » et toucher plus directement au cœur. D'une certaine façon, la dispute opposait les musiciens (puisque, à l'exception d'intermèdes, la musique des scènes officielles était de style français, plus ou moins influencé par l'Italie) aux philosophes (les plus célèbres d'entre eux étant du côté de la seule musique qu'ils pouvaient comprendre, les pauvres).

Par ailleurs, l'Académie Royale de Musique donnait des représentations des nouveaux opéras à Paris, ouvertes au peuple. L'enjeu n'était donc absolument pas la diffusion. On pourrait davantage s'interroger sur la fin de la polyphonie dans les oeuvres sacrées au cours du XVIIe siècle (outil de la Contre-Réforme), ou sur les cantates sacrées (parfois subversives...) du XIXe siècle, qui avaient effectivement un impact sur la perception d'un vaste public. Mais pas la musique défendue par Rousseau.

Quant au système de notation proposé par Rousseau (à base de lettres et chiffres, un peu comme pour LilyPond), il s'agit d'une rationalisation, complètement dans l'esprit des Lumières, visant à remplacer la répétition de la Tradition par la simplicité de la Raison, mais qui n'est pas du tout assimilable à un projet de battre en brèche l'influence musicale de l'aristocratie. De toute façon, sa simplicité (utilisant les degrés de la gamme plutôt que les notes) la rendait surtout exploitable pour noter des mélodies simples, donc plutôt adaptée à la musique italienne qu'aux fréquents changements de mesure et aux raffinements harmoniques de Rameau, Leclair ou Mondonville – les modulations (changements de tonalité) rendent ambiguës la notation rousseauiste, pour ce que j'ai pu en voir.

3. Le tellurique Beethoven

Beethoven incarne un bouleversement quasiment sans exemple dans l'histoire de la musique – même Wagner, qui conduit le système tonal vers une sophistication qui aboutit en peu d'années à une perte de repères assez totale, ne change pas à ce point la logique profonde de l'acte de composition : Beethoven inaugure, d'une certaine façon, le désir de singularité du langage de chaque compositeur ; et plus une singularité de l'ordre de la variation, mais vraiment du contraste.

En ce sens, Beethoven, bien plus que la musique de la période du Sturm und Drang qui s'intéresse aux tonalités mineures et aux émotions un peu plus sombres, mais qui demeure résolument classique dans sa forme, ouvre le romantisme musical. Après nombre d'œuvres isolées d'autres compositeurs fondamentalement classiques (quelques exemples plus loin).

Néanmoins, on peut difficilement relier ses opinions politiques sur le jeune Bonaparte avec la démarche interne de sa musique : Beethoven était hors de la sphère d'influence française, et ne cherchait pas à écrire de la musique d' « idées », sauf peut-être à la fin de sa vie (Neuvième Symphonie, mouvement lent du Quinzième Quatuor), à une époque assez éloignée des événements, et dans un style déjà tout à fait romantique.

D'une manière générale, de toute façon, les innovations de Beethoven sont liées à une pensée nouvelle de la construction musicale (notamment l'importance de motifs courts comme base du discours, quelle que soit la structure générale), et à ses explorations... Une nécessité profondément musicale, qui n'a pas vraiment de lien avec un quelconque référent de la vie réelle ou même des autres arts.

Suite de la notule.

Grand Satan


Entendu hier :

Suite de la notule.

mardi 2 septembre 2014

La minute glottophile — Operalia 2014


Ce n'est sans doute pas très nourrissant, mais en attendant l'achèvement de la prochaine notule un minimum informative (chaconne II, microtonalité, Révolution ou Roy-Destouches, on verra qui arrivera le premier – je vous renvoie à votre bookmaker habituel), quelques instants rassérénants pour vous, glottophiles de tous pays.

Vous pouvez ouvrir ceci dans un nouvel onglet pour accompagner votre lecture et confronter vos impressions à ce qui est écrit : vidéo de la finale 2014.

1. Recrutement

Operalia est un concours un peu particulier puisqu'il ne récompense que des artistes qui disposent déjà d'une carrière très établie. Tous les concours prestigieux sont un peu sujets à ce type de détournement (rien que les conservatoires, en première année, recrutent en général des musiciens déjà formés dans les disciplines et villes les plus demandées !), mais Operalia ne contribue pas au passage d'un début de carrière discret à des engagements réguliers ou d'un niveau supérieur : ce concours consacre le passage d'une véritable carrière vers la staritude, tout de bon.

Cette fois-ci, on pouvait trouver, parmi les 40 artistes admis au concours, rien qu'en s'en tenant à ceux disposant d'une belle saison comme soliste en France : Damien Pass (beaucoup de rôles secondaires dans de fastes productions – Opéra de Paris, Aix, Versailles…), Abdellah Lasri (rôle principal à l'Opéra de Paris, certes en distribution B), et même Alexandre Duhamel (Opéra de Paris, salle Pleyel… dans des premiers rôles et aux côtés des artistes les plus cotés). De même, parmi ceux qui font une carrière américaine, on trouve beaucoup de jeunes artistes en postformation par le Met, ou des doublures des plus grands. Rien que des voix tout à fait finies, en pleine maturité artistique, et déjà amplement lancées dans la carrière. L'étape suivante, c'est d'enregistrer des disques et de faire les couvertures des magazines, mais c'est vraiment tout ce qui reste ! Operalia est là pour y pourvoir.

Et ça fonctionne plutôt bien en général : José Cura, Elizabeth Futral, Rolando Villazón, Stéphane Degout, Nina Stemme, Hui He, Joseph Calleja, Erwin Schrott, Sonya Yoncheva, parmi d'autres, sont d'anciens lauréats. Et beaucoup d'autres font une belle carrière. Il est difficile de choisir entre la poule et l'œuf : ont-ils été starisés – ce qui, contrairement à une carrière de haut niveau, n'a plus de lien de proportionnalité direct avec la qualité – grâce à l'exposition d'Operalia, ou étaient-ils déjà dans une spirale de carrière fortement ascendante, que le concours n'a fait que sanctionner ?
C'est d'autant plus difficile à déterminer que les engagements ont plu, pour un certain nombre d'entre eux (en tout cas vrai pour Villazón, Degout, Calleja, Schrott ou Yoncheva), dans les mois qui ont suivi. Et que presque immédiatement (qu'on sache ou non qu'ils étaient passés par là), ils étaient à l'affiche des plus grandes maisons et surtout, pas supplémentaire, sur les couvertures des magazines.

Et concernant Operalia, la proportion de trains qui arrivent à l'heure est assez considérable (on trouve quasiment pour chaque cession une à deux très grandes carrières rien que parmi les finalistes).

2. Jury

Il faut dire que le jury d'Operalia est tourné vers l'efficacité plus que vers l'évaluation artistique (mieux vaut se tourner vers les diplômes d'institutions ou les concours spécialisés pour cela) : on y rencontre essentiellement des directeurs de théâtre ou des chefs du recrutement, plus un journaliste… et Mme Domingo, chargée je suppose d'incarner officiellement le bon goût du parrain.

James Conlon (Music Director: LA Opera, Ravinia Festival, Cincinnati May Festival)
Marta Domingo (Stage Director)
F. Paul Driscoll (Editor-in-Chief: Opera News)
Thierry Fouquet (General Director: Opéra National de Bordeaux, France)
Anthony Freud (General Director: Lyric Opera of Chicago)
Jonathan Friend (Artistic Administrator: Metropolitan Opera, New York)
Jean-Louis Grinda (General Director: Opéra de Monte Carlo, Monaco)
Ioan Holender (Artistic Advisor: Metropolitan Opera and Tokyo Spring Festival; Artistic Director: George Enescu Festival, Bucharest, Romania)
Peter Katona (Director of Casting: Royal Opera House, London, UK)
Christopher Koelsch (President and CEO: Los Angeles Opera)
Grégoire Legendre (General Director: Opéra de Québéc, Canada)
Joan Matabosch (Artistic Director: Teatro Real, Madrid, Spain)
Pål Moe (Casting Consultant: Bavarian State Opera, Munich, Germany; Glyndebourne Festival Opera, UK; Opéra de Lille, France; Norwegian Opera House, Oslo)
Andrés Rodriguez (General Director: Teatro Municipal de Santiago, Chile)
Helga Schmidt (Intendente: Palau de les Arts, Valencia, Spain)

Considérant que les directeurs de théâtre n'ont pas forcément la main sur les distributions (dire qu'on veut tel ou tel grand nom pour le rôle-titre, certes, mais les détails sont souvent confiés à un adjoint spécialisé – ou, dans certains cas, au chef d'orchestre), la composition du jury révèle sans ambiguïté l'intention non pas d'établir des certificats de vertu, mais d'assurer un réseau très avantageux pour les gens primés ou même simplement appréciés par les uns ou les autres.

3. Principe du concours

Les épreuves manifestent le même principe d'aller à l'essentiel : autant le choix de deux airs (sur quatre proposés) avec piano en quart de finale s'explique, autant un seul air avec piano en demi-finale et à nouveau un seul avec orchestre en finale (court pour faire une émission diffusable ?), c'est excessivement peu pour juger.
Je n'ai aucun élément sur le sujet, mais je me demande en conséquence quel est le poids du CV dans les discussions : préparer un air pendant deux ans et le chanter très bien ne réclame pas du tout les mêmes compétences qu'étudier en quelques semaines et chanter un opéra en entier sur scène, avec toutes les contraintes de solfège, d'expression et d'endurance afférentes. Si l'on voulait réellement être efficace, on devrait donner un opéra (dont il n'existe aucun enregistrement, pas de tricherie !) à étudier en deux à quatre mois, et les évaluer, en plus des airs, sur des extraits de récitatifs et d'ensembles, un peu comme pour les traits d'orchestre réclamés aux instrumentistes. Manière qu'on puisse les juger sur autre chose que sur un air bien léché.

C'est pourquoi, avec si peu de matière, on peut présumer que les juges se fondent sur un peu de littérature extérieure pour évualuer leurs futurs protégés.

Autre caractéristique du concours, plus attirante, le déroulement en parallèle d'un concours de zarzuela, qui met en valeur ce répertoire très peu pratiqué (marginal sur les grandes scènes même en Espagne, un peu comme le Grand Opéra en France – et de plus en plus l'opérette).

4. L'Orchestre hôte

Avant de parler des lauréats, un mot d'étonnement sur l'orchestre. Je me demande si j'ai jamais entendu l'orchestre de fosse de l'Opéra de Los Angeles dans les années récentes (MÀJ : et pourtant, si, quelques productions avec Conlon au moins, où je n'avais pas du tout perçu cela), parce qu'il sonne étonnamment maigre, manquant de cohésion timbrale, quelques centaines de coudées sous le niveau de celui de San Francisco, ou bien sûr du célèbre Philharmonique local. Je m'étais toujours figuré la vie musicale de Los Angeles comme importante en Amérique, et j'ai plutôt l'impression d'entendre l'orchestre d'une petite maison. Par ailleurs, ce ne sont pas des rigolos, ils jouent des partitions difficiles et la justesse ne se dérobe pas… mais cela ressemble à un orchestre de province en France plus qu'à une des grandes machines américaines. Ce serait l'opéra de Seattle ou de Nashville, qui n'ont pas de réputation internationale, je n'aurais pas été étonné, mais Los Angeles, tout de même, l'une des grandes métropoles du continent, et dans une de ses régions les plus « européennes »…

Il faut dire que le problème semble en grande partie provenir de Plácido Domingo à la baguette, dont j'ai en d'autres temps loué la direction (pour un quasi-dilettante, diriger aussi valeureusement une partition touffue comme The Fly de Shore, et son Ballo très lyrique du Met était très séduisant)… mais ce soir-là, l'orchestre se perd constamment en décalages et faux-départs – et je ne parle pas de détails de geeks (du genre de la deuxième clarinette qui entre un quart de soupir trop tard dans un tutti de R. Strauss), n'importe qui entendant les morceaux pour la première fois ne peut que remarquer que les premiers violons font plusieurs entrées pour la même note. Au début de l'arioso du Duc de Mantoue, il y a même une ou deux mesures entières où les violons ont une croche d'écart entre eux (on entend chaque note se répéter et se télescoper avec la suivante). Pas dans du Stockhausen… dans du Verdi ! N'importe quel orchestre professionnel (a fortiori permanent, et encore plus a fortiori de fosse) peut faire ça les yex fermés.

Mais Domingo ne semblait pas dans son assiette, en plus des très nombreuses imprécisions, tout était assez mou. On peut supposer, tout simplement, qu'avec son emploi du temps de chanteur, de directeur d'Opéra et de bien d'autres choses encore, il n'ait pas trop eu le temps de travailler chez lui, et encore moins de répéter longuement avec chaque interprète.
Il a souvent été dit (et cela s'entend assez bien), qu'il était en empathie et très attentif aux chanteurs, en tant que chef, mais ce soir-là, vraiment, il avait plutôt de quoi les affoler.

5. Lauréats et programme

Pour ne pas alourdir inutilement la page, vous pouvez consulter la liste des vainqueurs (et le montant respectable des récompenses) sur le site de l'Opéra de Los Angeles.

En revanche, le programme, avec les noms de chacun, est difficile à trouver (ni sur Medici.tv, ni sur le site d'Operalia), manière d'être sûr de qui chante quoi. On peut jouer au jeu des visages (voire des timbres nationaux), mais lorsqu'on a un ténor guatémaltèque avec un patronyme mandarin et un prénom italien, ou une mezzo-soprane au physique très ibérique mais à la voix profonde en gorge typiquement russe… on fait quoi ? Et puis on se sent toujours un peu coupable d'activer la centrifugeuse à préjugés.

Donc, pour vous épargner ces risques, voici :

Rachel Willis-Sørensen (soprano, USA, 30)
"Dich, teure Halle" from Richard Wagner's Tannhäuser

Andrey Nemzer (countertenor, Russia, 31)
"Chudny son zhivoy lubvi" from Mikhail Glinka's Ruslan and Lyudmila

Anaïs Constans (soprano, France, 26)
"O quante volte ti chiedo" from Vincenzo Bellini's I Capuleti e i Montecchi

Yi Li (tenor, China, 30)
"Pourquoi me réveiller" from Jules Massenet's Werther

Alisa Kolosova (mezzo-soprano, Russia, 27)
"Cruda sorte" from Gioachino Rossini's L’Italiana in Algeri

Mario Chang (tenor, Guatemala, 28)
"Ella mi fu rapita" from Giuseppe Verdi's Rigoletto

Mariangela Sicilia (soprano, Italy, 28)
"Amour, ranime mon courage" from Charles Gounod's Roméo et Juliette

Christina Poulitsi (soprano, Greece, 31)
"Ah, non credea mirarti" from Vincenzo Bellini's La Sonnambula

Abdellah Lasri (tenor, Morocco, 32)
"Ah ! Fuyez, douce image" from Jules Massenet's Manon

Carol Garcia (mezzo-soprano, Spain, 30)
"Nacqui all’affanno" from Gioachino Rossini's La Cenerentola

Joshua Guerrero (tenor, USA/Mexico, 31)
"Torna ai felici di" from Giacomo Puccini's Le Villi

Amanda Woodbury (soprano, USA, 26)
"A vos jeux, mes amis" from Ambroise Thomas' Hamlet

John Holiday (countertenor, USA, 29)
"Crude furie" from George Frideric Händel's Serse

Et en zarzuela :

Abdellah Lasri (tenor, Morocco, 32)
"Por el humo se sabe donde está el fuego" from Amadeo Vives' Doña Francisquita

Anaïs Constans (soprano, France, 26)
"De España vengo" from Pablo Luna's El niño judío

Mario Chang (tenor, Guatemala, 28)
"No puede ser" from Pablo Sorozábal's La tabernera del puerto

Rachel Willis-Sørensen (soprano, USA, 30)
"Tres horas antes del día" from Frederico Moreno Torroba's La marchenera

Joshua Guerrero (tenor, USA/Mexico, 31)
"De este apacible rincón de Madrid" from Frederico Moreno Torroba's Luisa Fernanda


6. Ce qu'il faut écouter

Comme vous l'avez sans nul doute senti (après patiente considération, je crois qu'il est finalement plus objectif d'afficher sa subjectivité et ses critères plutôt que de feindre une impossible objectivité sur ces matières, et c'est le pied sur lequel se place en général Carnets sur sol), le principe même de chanter un grand-air-du-répertoire (toujours les quelques mêmes, souvent la première moitié d'un diptyque, et sans récitatif…) hors de tout contexte, pour séduire des directeurs de théâtre et recruter de « grandes voix » pour les grandes scènes cosmopolites, mondialisées et conspirantes internationales n'a pas exactement ma faveur. On est loin du Concours Reine Elisabeth, pour citer un illustre concurrent, qui propose la constitution de programmes entiers, jugés par des professionnels du chant —concours qui, pourtant, dispose d'un palmarès bien moins impressionnant, et de concurrents pas forcément de meilleur niveau (en tout cas techniquement).

Et, effectivement, je ne suis pas fanatique de tout ce que j'entends. Les vainqueuses vainqrices victrices m'ont peu intéressé : elles chantent indubitablement très bien, et je serais heureux de les entendre, mais elles ne manifestent pas le supplément attendu lorsqu'on sélectionne l'élite chargée de faire la une des magazines. Du côté des hommes, je suis dubitatif sur Mario Chang, le vainqueur : la voix est déjà pleine de constrictions, tout est émis en force. Pas de mauvaise façon, mais tout de même, une voix déjà légèrement poussée à même pas trente ans, ce n'est pas rassurant pour la suite – d'autant qu'il semble arrivé un peu épuisé, même vocalement, à la fin de son air.
Après, il se passe peut-être quelque chose de particulier en salle que les micros ne captent pas (c'est même souvent ce qui fait la différence qu'on ne s'explique pas en écoutant bandes et disques), comme semble l'indiquer le prix du public, mais en l'état, je trouve qu'on a affaire à un très bon soliste, mais pas à un ténor starisable.

Mais plutôt que de se plaindre de ce qu'on pourrait avoir eu, autant se réjouir de ce que peut entendre de beau, et que je vous recommande d'aller entendre :

Carol García, beau mezzo profond (de couleur, mais avec une superbe tessiture aiguë), avec cette ouverture basse qu'on pourrait ne croire entendre que chez les slaves orientaux. Eh non.

Joshua Guerrero, remarquable ténor au timbre à la fois rond, plein et tendu, vraiment très séduisant – il n'y a qu'à partir du si bémol 3 que le timbre devient plus commun. Et pas de limites techniques notables, aucune constriction audible : en voilà un qui est promis à un radieux futur de salles en délire. Pour ne rien gâcher (et je vous assure que cela n'a pas de rapport avec mon appréciation), il a chanté cet air des Villi de Puccini dont je disais récemment, dans ces pages, qu'il mériterait vraiment les honneurs réguliers du récital ; la seule pièce originale du concert, avec l'extrait de Ruslan.

¶ Il faut aussi, pour le plaisir, entendre (et voir) le falstettiste John Holiday, qui semble disposer d'une belle projection pour sa catégorie, avec un son plutôt intense. Mais, outre le timbre vraiment beau et la maîtrise technique, j'aime beaucoup sa mine de poupon alors qu'il chante un air de fureur (il fait presque dix ans de moins que son état civil), on a envie de lui pincer les joues… et ce n'est pas du tout incompatible avec ce Xerxès largement ridicule dans cet opéra bouffe.

Les français peuvent aussi écouter Abdellah Lasri, pressenti (parmi d'autres) pour être le ténor B du Roi Arthus avec Alagna à Paris (personnellement, j'espère, même si je doute, que ce sera Jean-François Borras !). Sa prestation ce soir-là est un peu fébrile, mais la technique solide et la voix agréable, vraiment un bon ténor pour le grand répertoire, qui fait d'ailleurs depuis quelque temps les beaux jours de l'Opéra d'Essen.

… on remarquera aussi que, comme d'habitude, les voix graves, surtout masculines, ne sont pas très aimées de ce concours. Mais enfin, les falsettistes parviennent à y être récompensés, alors que perdurent ailleurs des situations d'apartheid sévère.

J'espère que cette petite balade aura agrémenté votre écoute, en attendant l'arrivée de notules plus nourrissantes.

David Le Marrec

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