Stéphane Lissner : la profondeur au pouvoir
Par DavidLeMarrec, samedi 13 décembre 2014 à :: En passant - brèves et jeux - Intendance :: #2581 :: rss
C'est chouette, voilà un nouveau directeur qui va pouvoir remettre un peu d'animation dans les cercles glottophiles. Nicolas Joel avait un peu mis le milieu en hibernation : une fois échangé sur le retour à des choix assez traditionnels en matière de mise en scène (voire carrément paresseux en matière de titres, en dehors du cycle giovane scuola), pour s'en féliciter ou le déplorer, et une fois remarqué que les chanteurs habitués changeaient avec chaque directeur sans forcément produire mieux ou moins bien en moyenne… il ne restait plus beaucoup d'imprévus.
La scène de son éviction était très divertissante (devançant de peu l'appel, il avait, après avoir sollicité sa prolongation en vain, annoncé qu'il se retirait du poste pour protester), mais ne concernait pas vraiment la programmation artistique. Ce n'est pas comme pendant la période bénie de Gérard Mortier, où les lyricomanes pouvaient s'étriper non seulement sur les choix audacieux de la maison (Delunsch en Elsa, Schäfer en Violetta, et puis les visuels de Marthaler, Warlikowski, Tcherniakov…), mais aussi sur les propos, toujours provocateurs, du directeur — auquel France Culture dressait des couronnes rien que pour ses discours…


L'un de nos légendaires strips Mortier (2005).
N.B. : « Sylvain » est une référence à Sylvain Cambreling, le moins prestigieux mais le seul restant des « sept grands chefs » (Dohnányi, Gergiev, Salonen, etc.) qui devaient se partager l'orchestre pendant le mandat de Gérard Mortier, se terminant (comme c'était prévisible) par une direction musicale de fait par Cambreling.
Je crains que Lissner n'arrive pas au niveau du Maêêtre, puisque, malgré des goûts convergents, il reste beaucoup plus mesuré dans ses choix, en général : à Aix (et plus encore à la Scala, ce qui était structurellement inévitable), il incarnait une sorte de modernité de mode, proposant des choses un peu originales, mais rarement jusqu'à l'audace. À en juger par ce qui filtre de la saison prochaine, à part Moses und Aron de Schönberg par Castellucci, qui est incontestablement un grand coup de théâtre (si bien que j'attendrai sans doute quelques retours pour m'y rendre), on n'est pas exactement dans la sphère de l'innovation débridée.
En revanche, il semble qu'il y ait un certain potentiel en matière d'expression personnelle. Oh, pas dans la veine bruyante de l'original, mais tout de même de quoi gloser et rigoler, comme en témoigne la tribune publiée par les Échos (merci Chris).
Voyez plutôt :
L'Europe connaît aujourd'hui une période sombre, dont les analogies avec l'entre-deux-guerres frappent les esprits. Chômage de masse, perte de repères, intolérance, violences…
En deux phrases, on a à la fois la fameuse référence d'« ombre et d'odeur » aux années trente (un classique inusable, semble-t-il) et un propos sur la décadence de notre temps (tellement neuf qu'il est déjà moqué dans les comédies de Térence…).
Bien sûr, dans le même temps, il s'agit de montrer que, tout en tenant les discours les plus couramment entendus, nous, on n'a pas peur, que nous sommes un combattant :
Il faut, pour cela, un peu de courage, sans doute, face aux risques de débordements médiatiques, face aux institutions, notamment locales, toujours tentées de couper dans les budgets et de céder aux pressions. Face au conformisme, en somme.
Aujourd'hui tout le monde est anticonformiste, même les conservateurs — qui se plaignent de la pensée unique. Ce qui met (gravement, je tiens à le souligner) en danger le sens même de la notion.
Heureusement, cela s'assortit d'un programme très précisément détaillé :
Cela suppose une réflexion approfondie, un cap, une démarche qui embarque le public. Comment parler aux spectateurs, et notamment aux plus jeunes ? Quels sont les artistes qui vont trouver, sans tabou, les questions qui dérangent et les angles les plus pertinents ?
Candidat à la succession de M. Lissner, je tiens à dire que si j'étais à la tête de l'Opéra de Paris, je ferais la promotion d'un opéra à la fois populaire et exigeant, aux implications profondes mais immédiatement accessibles, où le plus haut niveau de perfection artistique voisinerait avec le meilleur humanisme, et où notre politique tarifaire allierait rigueur et ouverture aux publics. Par ailleurs candidat à la succession de M. Hollande, je tiens à souligner que si j'avais le pouvoir, je redresserais le pays, j'abolirais la pauvreté, je punirais l'incivilité, j'interdirais la maladie et je bannirais la mort.
Les cas précis ne sont pas beaucoup plus éloquents :
J'ai été choqué de voir les installations de l'artiste Paul McCarthy dégradées et chassées de la place Vendôme par quelques excités.
Je suis d'accord, c'est choquant (même si l'argent public investi dans des jouets gonflables me laisse vaguement dubitatif), mais la phrase le dit elle-même : ce n'est pas significatif. Donc nous ne sommes pas plus avancé sur les tendances à suivre (même celles à combattre, à part la peste brune et les idéologies nauséabondes, ne sont pas très clairement identifiées).
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Non, finalement, ça n'a pas la virtuosité de Mortier : trop de formules connues là-dedans. Pour ce qui est du fond réel, à part que nous vivons une situation de crise et que les directeurs d'institution doivent défendre les Arts (sans plus de précision, en fait), je ne vois guère que :
Aujourd'hui, en Italie, la programmation des théâtres lyriques privilégie le répertoire national : au San Carlo de Naples, sur neuf opéras donnés cette saison, un seul titre étranger ; en France, il y a quelques années, le débat sur le rétablissement d'une troupe dans les théâtres lyriques pouvait laisser à penser que seuls les chanteurs français pouvaient interpréter Bizet ou Berlioz. Comme si les plus grands artistes n'étaient pas capables d'interpréter le répertoire musical de l'humanité entière.
C'est ce qui a motivé cette notule. Autant j'ai exprimé par le passé toutes mes réserves vis-à-vis de cette pétition protestant contre l'emploi d'artistes lyriques étrangers (ce qui est absurde : s'ils sont bons et maîtrisent les langues indiquées, c'est tout ce qu'on leur demande…). Mais qu'un directeur d'opéra ose dire que programmer des opéras dans la langue des spectateurs interprétés par les gens qui la prononcent le mieux est un biais idéologique, voilà qui a de quoi interroger sur sa compétence en la matière. Si Lissner n'avait pas passé des années à diriger des maisons spécialisées, on se demanderait s'il a jamais écouté d'opéra. Car programmer des œuvres dans la langue pour le public en s'intéressant à leur juste prononciation, c'est une simple question d'intégrité artistique (qui peut être remplie par des étrangers parfois mieux que des français, d'ailleurs) : il ne s'agit pas de dire qu'on va faire un opéra sur le point-de-croix devant un public de crucipointistes chanté par des crucipointistes (remplacez par blanc, vieux, intégriste ou fasciste à votre gré)…
D'ailleurs, relier la question des troupes à celle de la nationalité dénote une méconnaissance assez alarmante du fonctionnement du système : les Ateliers Lyriques des Maisons d'Opéra françaises, les concours de chant, les troupes allemandes accueillent des chanteurs de toutes nationalités… c'est leur niveau dans les épreuves d'admission qui définit leur acceptation, pas leur nationalité. (Et des fois, c'est même dommage, parce qu'on se retrouve avec des techniques très dépareillées.)
Autrement dit, en plus de ne pas raconter grand'chose, la tribune enchaîne les facilités et la mauvaise foi (voire, ce qui est pis, la mauvaise information) avec beaucoup de facilité. Voilà qui devrait nous rappeler l'époque Mortier.



Commentaires
1. Le samedi 13 décembre 2014 à , par Faust
2. Le dimanche 14 décembre 2014 à , par DavidLeMarrec
3. Le dimanche 14 décembre 2014 à , par Faust
4. Le dimanche 14 décembre 2014 à , par DavidLeMarrec
5. Le dimanche 14 décembre 2014 à , par Faust
6. Le lundi 15 décembre 2014 à , par DavidLeMarrec
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