La bataille finale du lied et de la glotte : Wieck, Viardot, Yoncheva
Par DavidLeMarrec, dimanche 8 février 2015 à :: Poésie, lied & lieder - En passant - brèves et jeux - Glottologie - Saison 2014-2015 :: #2624 :: rss
Voilà une expérience particulière qui mérite mention. Pour le progamme, et puis pour deux ou trois autres choses plus amusantes.
1. Lieder de Clara Wieck-Schumann
La raison de ma venue : depuis une dizaine d'années, on enregistre régulièrement Clara, et on lui consacre même quelques monographies au disque, mais il reste rare qu'on l'entende abondamment au concert, hors de quelques pièces isolées. Une moitié entière de programme, c'était une bénédiction !
Par ailleurs, Sonya Yoncheva ne s'y est pas trompée, et a choisi, dans le tiers de son legs qu'elle a joué, ses meilleures compositions : les célèbres « Er ist gekommen » et son caractère de tempête sur son texte tendre, « Liebst du um Schönheit » et ses paliers de lumière, « Die Lorelei » et son thème souterrain, sa trépidation ternaire, couronnée par ses cris, « Ich stand in dunkeln Träumen » dans une vision du passé combien plus paisible que la version du Schwanengesang (d'autant que la version retenue était celle sans la surprise finale) ; mais aussi les plus beaux parmi les restants, les doux accents tragiques de « Sie liebten sich beide » (dans sa version non strophique), le badinage mélancolique de « Warum willst du and're fragen », les liquidités infinie d' « Am Strande », le strophisme délicieux de « Der Abendstern », le récitatif troublé « O weh' des Scheidens das er tat »… il n'y a guère que le joli « Mein Stern » que j'aurais volontiers échangé contre la nudité onirique de « Die gute Nacht ».
D'une manière générale, le style de Wieck, très marqué par Chopin et Schumann, se caractérise par l'abondance de petites appoggiatures (des notes étrangères prennent la place des notes attendues sur le temps fort, et retrouvent leur place sur l'accord suivant) — le procédé est très commun, mais il est sollicité avec prodigalité et beaucoup de goût, créant une (douce) tension permanente. C'est un domaine très subjectif, mais j'y suis très sensible, comme les autres qui aiment la musique de Wieck, je suppose.
2. Mélodies de Pauline Viardot
Le legs de Viardot est à la fois mal connu et peu pratiqué. La sélection a le mérite de faire entendre une facette mal connue de sa production : « Marie et Julie » (1850) présente ainsi une mobilité harmonique très déroutante pour le genre, plus proche de la norme de 30 ou 40 ans plus tard… Les arpèges débouchent chacun sur une surprise et une couleur un peu différente de celle attendue, et ne se répètent pas — sans en avoir la complexité, cela évoque assez la méthode Fauré, jamais spectaculairement dissonant mais échappant toujours au pronostic. Elles sont (très) rares, les mélodies de 1850 à avoir cet aspect-là !
Plus amusant, dans « En mer » (1850), on retrouve les exactes harmonies utilisées par Schubert pour « Am Meer », joli clin d'œil (placé en exergue, au même endroit, ça ne fait guère de doute).
On y retrouve aussi les bluettes moins intéressantes et plus célèbres, comme « Haï luli » (qui m'évoque immanquablement « Youkali » de Weill), toutes de couleur locale factice.
4. Trois bis
Là aussi, l'audace prévalait. « Non t'accostar all'urna » de Vittorelli, également mis en musique par Schubert et Verdi, ici dans une mise en musique inattendue de Carlotta Ferrari. Très belcantiste bien sûr, une longue cantilène où le sens pourtant très dramatique se diluait assez, mais jolie.
L'air léger (très cocorico) de Lecocq qui clôt son CD.
Et « Ich stand in dunkeln Trämen » une seconde fois.
3. « On a perdu Yoncheva »
… c'est ce que confiait un de ses admirateurs en sortant de la salle. Et en effet, les qualités qui furent les siennes (voix fine, très exactement focalisée, qui traverse l'espace comme un laser) ont totalement changé. Du fait d'un changement de technique, d'un changement de répertoire et probablement aussi (pardon d'en parler, mais c'est très réel) des effets hormonaux de la grossesse (son enfant a quatre mois tout juste), la voix n'est plus celle d'un lyrique léger mais d'un grand lyrique, voire, à l'échelle belcantiste des choses, d'un lyrico-dramatique. Plus encore, la technique d'émission a complètement changé : alors qu'elle avait débuté dans le baroque (et avait été remarquée par Christie pour ses qualités de finesse et de netteté, justement), c'est aujourd'hui une voix ample, émise assez en arrière, à l'expression et à l'ondulation beaucoup plus globales.
Son répertoire aussi a changé depuis cette Poppea (mars-avril 2012), ces Pêcheurs de perles (juin 2012) et ces quatres femmes des Contes d'Hoffmann (décembre 2012), déjà très ambitieux en termes de tessiture plus lyrique et plus centrale, mais attestant de la même voix. Depuis, c'est partout Lucia, Gilda, Violetta, Marguerite… et la voix s'en ressent.
Aujourd'hui, la voix si libre est devenue assez pharyngée (et même un rien poussée, avec des aigus qui vibrent parfois un peu fort) elle évoque furieusement Netrebko (les mêmes [a] bizarrement allégés, dans la gorge), dont elle utilise la même technique (résonance très large et ronde au fond de la bouche, engorgée mais pas du tout étouffée), avec quelques pointes de Studer ou de Caballé…
Entendons-nous bien, elle chante merveilleusement, et ses Violetta sur scène (ne vous fiez pas aux extraits en studio de son album anesthésié) sont d'un galbe, d'une gloire, d'un abandon théâtral remarquables. De même, dans ses Viardot (faute de répétiteur, le français est ici médiocre alors qu'il était parfait), son épaisseur la sert assez bien, tirant ces pièces de la pure bluette de caractère pour en faire sonner surtout la mélodie. Ça fonctionne un peu moins dans Wieck, qu'elle traite surtout de façon mélodique (l'expressivité se limite largement à des voyelles « soufflées » pour ajouter de l'émotion), mais les pièces s'y prêtent assez bien tout de même. Cela dit, je n'en ai jamais douté, c'est un tempérament de scène, et pas forcément de poétesse ou de chambriste.
[Je n'ai rien dit de son accompagnateur, Federico Brunello, parce qu'il y a peu a dire : répétiteur ou chef de chant, plus à l'aise dans les aplats qui réclament de la lecture que dans la virtuosité digitale… jeu très discret et parfois un peu gauche, le concert n'est pas son métier, on ne peut pas le lui reprocher.]
Une très belle carrière s'ouvre à elle dans les grands rôles du répertoire… Mais, pour ce qui est de la Yoncheva que j'aimais et suivais, celle qui chantait un français immaculé et projetait extraordinairement ce qui ne semblait qu'un filet de voix, elle est définitivement partie : désormais, c'est une voix typiquement slave, incarnant le belcanto d'aujourd'hui (large, ronde, un peu flottante, assez floue et opaque, émise en arrière pour homogénéiser au maximum).
Je ne peux pas dire que ce ne soit pas bien, mais clairement, elle a suivi le chemin opposé de celui que je voulais. Je lui souhaite surtout, même si l'évolution très rapide de sa voix ne plaide pas en ce sens (avec quelques premiers défauts perceptibles), de même que son agenda très chargé et sur les plus grandes scènes, ce qui ne lui laissera pas le loisir de s'économiser ni de s'interroger, de ne pas suivre le chemin de Peretyako ou Damrau, deux chanteuses dont, pareillement, j'admirais la netteté suprême, engloutie lorsqu'elles se sont lancées dans le belcanto. Yoncheva a un instrument plus adéquat pour ce répertoire et résistera sans doute mieux, mais, subjectivement, je trouve bien dommage d'amollir une telle voix…
Ma consolation reste que, dans le répertoire auquel elle se destine à présent, je n'aurai pas lieu de l'entendre trop souvent, et ne verrai de la sorte pas mon malheur.
4. Chez les glottophiles
La curiosité a été la plus forte et, ce que je ne fais pas d'ordinaire, je suis allé lire ce qu'on en disait dans les repaires de brutes glossolaliques.
Hilarité.
Bonne surprise, le public était très attentif alors qu'il n'y avait pas de contre-notes, et pourtant, les laryngocompatibles (voire glotto-exclusifs) étaient nombreux dans la salle.
Bien sûr, tout le monde a adoré, mais ce n'est pas étonnant, c'est gros et ça fait du bruit, donc tout va bien — et c'était objectivement bien chanté, même si ce n'était pas dans l'esthétique que j'espérais (sans trop y croire vu ses récents témoignages sonores et son nouveau répertoire).
En revanche, on peut y lire des remarques critiques sur la mauvaise sélection chez Wieck ou Viardot (alors que, on l'a vu, elle a au contrairement très soigneusement constitué son corpus), assez amusantes en ce qu'elles révèlent d'autres attentes musicales.
Mais surtout, le pompon, c'est que sur sept messages, quatre concernent la robe (certes inhabituellement démonstrative pour du lied) et, mieux, le ventre supposément excessif de Yoncheva ! Même en mettant de côté le manque absolu d'intérêt de ces remarques et leur goujaterie insigne (au demeurant ledit ventre n'est pas spectaculairement vaste, on n'en est même pas rendu au délicieux stade rubensien), c'est faire peu de cas d'une grossesse achevée il y a quatre mois… et exhiber une conception de la beauté qui tient plus du vendeur de yahourt que de l'esthète.
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Quoi qu'il en soit, une belle soirée qui a satisfait tout le monde (quel programme !), même pour ceux qui faisaient, en quelque sorte, leurs adieux à Sonya Yoncheva.
Commentaires
1. Le lundi 9 février 2015 à , par Xavier
2. Le lundi 9 février 2015 à , par Olivier
3. Le mercredi 11 février 2015 à , par malko
4. Le mercredi 11 février 2015 à , par DavidLeMarrec
5. Le dimanche 15 février 2015 à , par Lucy Holle
6. Le dimanche 15 février 2015 à , par DavidLeMarrec
7. Le lundi 16 février 2015 à , par Lucy Holle
8. Le lundi 16 février 2015 à , par DavidLeMarrec
9. Le mardi 17 février 2015 à , par DavidLeMarrec
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