[Carnet d'écoutes n°75] – Spectacles d'avril : Lieder de Rudi Stephan (Selig), Vêpres de Rubino, Tchaïkovski-Liss, Monteverdi-Agnew, Villiers de l'Isle-Adam, Mångata-Birralee, Rusalka…
Par DavidLeMarrec, jeudi 30 avril 2015 à :: Carnet d'écoutes :: #2670 :: rss
Franz-Joseph Selig et Gerold Huber dans deux lieder de Rudi Stephan, puis dans le Schwanengesang-Heine.
Liederabend à l'amphi Bastille : Schubert, Wolf, Rudi Stephan et Richard Strauss, par Selig et Huber
Les basses (en tout cas les basses nobles et profondes, puisque les basses chantantes ont des propriétés proches du baryton) donnent peu de récitals de lied. Il existe une raison à cela : leurs voix sont moins propices aux changements de couleur, si bien que la plupart d'entre eux, même les plus grands, sonnent avec uniformité dans ces circonstances.
L'intérêt de Franz-Joseph Selig, dans ces circonstances, réside justement dans son rapport singulier avec sa voix : l'essentiel de l'émission, dans les deux tiers bas de la voix (les basses ayant la majorité de leur étendue avant la bascule du « passage »), est assez ouvert, ce qui lui permet de se rapprocher de la souplesse d'expression d'une voix parlée – alors que la « charpente » de la couverture lyrique uniformise et arrondit les sons.
La contrepartie est un aigu pas loin d'être crié, qui lui coûte en tout cas… mais dans ce répertoire (ou dans Gurnemanz), on s'en moque totalement, puisqu'on n'en a presque jamais besoin. Aussi, il se trouve idéalement adapté à l'exercice.
Pour ne rien gâcher, il avait choisi Gerold Huber comme accompagnateur – première audition en vrai pour moi, et je suis frappé non seulement par son éloquence et sa musicalité, qu'on saisit déjà au disque, mais par la présence physique du son, rond sans être timoré, contrairement à la plupart des accompagnateurs spécialistes – un très grand pianiste, même sans prendre en considération les spécificités du répertoire. L'évidence avec laquelle il expose les idées de pièces pourtant complexes force le respect, comme chez ces chefs qui, soudain, vous dévoilent toute la structure d'une forme sonate, sans effort apparent.
Mais la sensation de la soirée résidait dans le programme. Très beau (même si je m'interroge toujours sur Wolf, dont les préciosités ne coïncident pas toujours, chez moi, avec un but expressif tangible), contenant notamment l'un des plus directs et suffocants Doppelgänger que j'aie pu entendre, et très inhabituel :
¶ les deux Rudi Stephan (Am Abend de Günther et surtout Memento vivere de Hebel) – on le joue déjà très peu, et ses lieder tout simplement jamais, alors qu'il valent largement mieux que ceux de Zemlinsky ou Schreker ;
¶ des Schubert rares (Der Sieg de Mayrhofer, Der Strom anonyme, Das Abendrot de Schreiber), culminant avec Fahrt zum Hades de Mayrhofer, pas le plus rare du bouquet, mais étrangement peu joué considérant la richesse de ses images et la persuasion d'une véritable déclamation… véritable cheminement sonore, ni récitatif, ni strophique. Il s'agit en outre d'un des plus beaux poèmes de Mayrhofer, dont l'élan paraît ici moins formellement lié aux (nombreux) noms mythologiques cités ;
¶ des Strauss inhabituels , dans une esthétique de jeunesse aux harmonies assez simples (Das Tal d'Uhland, Der Einsame de Heine), à l'exception de l'inquiétant Spätboot de Meyer (qui achève le concert sur la même symbolique infernale qui l'avait initié), dont le langage chargé évoque plutôt Die Frau ohne Schatten ou Die Ägiptische Helena.
Cela, servi par une très belle déclamation (non sans présence physique) et un accompagnateur somptueux, produisait une très grande soirée de lied. Il faut en profiter, puisqu'il n'y en aura plus à l'amphi Bastille, plus à la Cité de la Musique et à la Philharmonie à part un Winterreise de Goerne (si l'on n'inclut pas un récital de mélodies françaises et du lied contemporain avec ensemble instrumental), plus à l'auditorium du Louvre (hors peut-être les midis), plus au Théâtre des Champs-Élysées (hors lieder orchestraux de prestige avec Schäfer, Kaufmann ou Goerne), plus chez Philippe Maillard (Gaveau-Cortot) et par la force des choses plus au Châtelet et à l'Athénée (qui sont fermés). Resteront les séries des Jeunes Talents (Soubise-Invalides-deux-Palais), l'auditorium d'Orsay (mais plus orienté mélodies européennes que lied, donc pas forcément en nombre) et bien sûr le CNSM, qui continueront plus que vraisemblablement à fournir quelques îlots de lied dans cette mer d'absence. Impressionnant tarissement de l'offre (qui n'était déjà pas démentielle, à l'échel de Paris), brutalement.
Heureusement, contrairement à d'autres répertoires, cela réclame très peu d'argent à monter, et il est donc possible d'en trouver, si l'on ne veut pas absolument les grandes vedettes de l'opéra (rarement les meilleures dans ce genre, de toute façon), en fouinant raisonnablement.
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Buonaventura Rubino : Vespro per lo Stellario della Beata Vergine – Conservatoires de Paris et de Palerme
Pas d'extrait (la réverbération trop importante déforme les timbres et même les hauteurs, ce ne serait pas révélateur des qualités remarquables de l'exécution), mais il est possible d'entendre l'unique (et très bonne) version par Gabriel Garrido au disque – vous pouvez essayer en flux basse qualité là. Ignazio Maria Schifani, le chef de la soirée, figurait d'ailleurs comme continuiste (au clavecin) dans cet enregistrement.
Qui a dit que vêpres était un office ennuyeux ? Long, sûrement, mais dans ce circonstances, tout à fait exaltant.
Il s'agit de la première partition (1644) officiellement publiée (1645) de Buonaventura Rubino, pourtant né vers 1600. La création eut lieu à Saint-François d'Assise de Palerme, ce qui a sans doute motivé les autorités du Conservatoire Vincenzo Bellini pour le choix de l'œuvre… néanmoins tout à fait majeure.
Ces Vêpres s'incrivent dans le style, encore assez peu documenté par le disque et les concerts, du milieu et de la fin du XVIIe siècle italien : le style madrigalesque est fini depuis longtemps (bien qu'il en reste des vestiges contrapuntiques et harmoniques), et la déclamation nue du style florentin début-de-siècle a largement été enjolivée. Même en comparant aux œuvres généreuses de la période, comme les Vêpres de Monteverdi (beaucoup plus « verticales », écrites par accords et par aplats, même dans le contrepoint), Rubino se dirige vers beaucoup plus de générosité mélodique et de mobilité harmonique ; beaucoup plus de virtuosité aussi.
On situe un peu avant la période de Legrenzi, Falvetti et Steffani, mais c'est vers cette direction qu'on se dirige.
Une heure et demie d'hymnes juxtaposés, explorant les possibilités de ce style assez à fond :
Deus in adjutorium
Domine terzo a 5, 6, 7 e 8 voci concertato con violini a beneplacito
Assumpta est Maria
Dixit primo a 6 voci e 2 violini, concertato con ripieni a beneplacito
Maria Virgo assumpta est
Laudate pueri terzo a 5, 6, 7 e 8 voci, concertato con due violini a beneplacito
In odorem unguentorum
Laetatus secundo a 4, 5 e 6 voci, concertato con violini e ripieni a beneplacito
Benedicta Filia tua
Nisi Dominus secundo a 5, 6, 7 e 8 voci, concertato con violini a beneplacito
O laeta dies a due canti
Pulchra es
Lauda Ierusalem secundo, a 5 voci e 2 violini, concertato
Ave maris stella a 3 voci, 2 vl e bc
Hodie Maria
Magnificat secundo a 5, 6, 7 e 8 voci, concertato con violini a beneplacito
Débutant volontiers par un petit solo tiré du répertoire de plain-chant, c'est ensuite une série d'ensembles enchaînés virevoltants, un peu comme si l'on avait écrit le duo final de L'Incoronazione di Poppea à huit voix pendant une heure et demie. Série parcourue de belles modulations soudaines et de ''soli'', quelquefois même de chromatismes brutaux directement issus du dernier Gesualdo. Le plus étonnant que tout cela évoque furieusement ce que nous considérons comme le style français – et qui, à l'époque, était considéré en France comme le style italien. Très dansant (mais beaucoup plus contrapuntique qu'en France), avec une sensibilité à la déclamation, jusque dans les masses, que l'on n'attendrait pas chez les compatriotes de Vivaldi – qui sont ici, à la vérité, ceux de Monteverdi.
Une jubilation ininterrompue, d'une qualité d'écriture dont la constance étonne : comment peut-on rester sur ces sommets tout ce temps ? Parmi les moments forts, évidemment, les riffs irrésistibles de la grande chaconne à quatre temps (ce qui est inhabituel, mais on en trouve d'autres, par exemple dans Daphnis & Chloé de Boismortier) – elle est tout aussi dansante, et fonctionne comme s'il y avait deux premiers temps.
Le concert, interprété avec un abandon remarquable par tous ces jeunes musiciens (et un beau sens du style), était organisé avec un système de double chœur et orchestre : à gauche, les italiens (chœur et continuo) ; à droite1, les français (chœur et continuo). Au centre, les continuistes communs et les instruments mélodiques ad libitum : violons et cornets à bouquin.
CORO I
Rosalia Battaglia, Anna Lisa Di Modica, Andreina Zatti,* Brunetta Pirrone alto
Mariano Sanfilippo, Nicolò Giuliano tenore Lorenzo Chiacchiera,* Massimo Schillaci basso
CORO II
Marie Perbost, Harmonie Deschamps canto ** Florian Paichard, Paul Figuier alto **** Constantin Goubet **, Jérôme Desprez tenore *** Vlad Crosman, Grégoire Dors basso **
STRUMENTI
Raphaelle Soumagnas, Krystof Lawandowski cornetti **** Katarzyna Solecka, Ewa Anna Augustynowicz violini
BASSO CONTINUO I
Eric Tinkerhess violoncello ** Benoît Beratto contrabbasso ** Jesús Noguera Guillén organo ** Victorien Disse tiorba ***
BASSO CONTINUO II
Rémy Petit violoncello ** François Leyrit contrabbasso ** Constance Taillard organo ** Clément Latour tiorba ****
BASSO CONTINUO III
Sarah Gron-Catil violoncello ** Edvige Correnti clavicembalo
FABIO CIULLA, PASCAL BERTIN** direttori dei cori
IGNAZIO MARIA SCHIFANI concertatore e direttore\* Conservatorio Statale di Musica “G. B. Pergolesi” di Fermo
\** Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
\*** Pôle Supérieur Paris Boulogne-Billancourt
\**** Conservatoire à rayonnement régional de Paris
Outre le sens du style et l'enthousiasme de tous, j'ai retrouvé avec plaisir Rosalia Battaglia (qui a fait de très grands progrès en un an, voix franche et bien focalisée, italienne au meilleur sens du terme – probablement déstabilisée par la tessiture très basse et les impératifs moins lyriques des récits religieux de Carissimi), Marie Perbost toujours aussi gracieuse (et à son aise dans ce répertoire), elle aussi assez caractéristique des émissions françaises d'aujourd'hui, et Harmonie Deschamps, à son tour plus flattée par l'écriture plus haute et plus legato de l'office.
Dans le même temps, j'ai découvert avec plaisir les excellent ténors Mariano Sanfilippo et Nicolò Giuliano, percutants et non sans grâce (était-ce l'acoustique, le ténor I – pas sûr qu'ils soient nommés dans le bon ordre sur la feuille de distribution… – ne semblait pas parfaitement juste, comme un décalage entre la base de la note et les harmoniques hautes). Très forte impression aussi du contre-ténor solo (Florian Paichard si la distribution est dans le bon ordre, le second – Paul Figuier, donc ? – ne chantant que pendant les ensembles) qui, chose très rare chez un falsettiste (même chez les plus en vue), projettait avec vigueur et imposait physiquement son son. Ce soir, il a prouvé à quel point ce registre avait toute sa place dans la musique sacrée – et quasiment ouvert des perspectives sur sa capacité à honorer le répertoire profane pris d'assaut avec moins de bonheur par ses confrères.
S'il fallait absolument faire une réserve, outre que la bande est absolument inutilisable (alors que l'acoustique, en étant proche des musiciens dans la cathédrale Saint-Louis des Invalides était excellent), il faut souligner les théorbistes étaient, fatalement, complètement inaudibles à de très rares moments près… pourtant, ils réalisaient avec qualité, mais les contraintes de l'instrument sont impitoyables. Néanmoins, sans eux, le spectre sonore ne serait pas du tout le même.
La justesse des violons et des cornets à bouquin n'était pas toujours irréprochable, mais la facture (et rester aussi longtemps sans réaccord pour des cordes montées en boyaux…) a un impact non négligeable sur ces questions, et les jeunes musiciens n'ont pas toujours accès aux meilleurs modèles…
Fascinant moment où la résurrection de l'ancien se conjugait avec l'enthousiasme de la jeunesse, les deux poussés à un assez haut degré d'entrain… Peut-être la plus belle soirée de la saison, hé oui.
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Tchaïkovski – Ouverture en fa, Concerto n°1, Symphonie n°5 – Orchestre National de Russie, Dmitri Liss (Philharmonie)
Oui, ce n'est pas glorieux pour un aventurier de l'occulte, mais la Cinquième de Tchaïkovski fait partie de la moins-que-dizaine d'œuvres que j'aime revoir régulièrement en concert – et cela, par la force des choses, ne peut inclure que des œuvres très régulièrement jouées. Certes, on n'entend pas tous les jours l'Ouverture en fa, mais c'est un peu court (et, quoique chouette, pas assez fondamental) pour me servir d'alibi.
Et ce ne fut pas une grande expérience, contrairement au concert de Paavo Järvi en début de saison.
Déjà, l'orchestre, que je découvrais en vrai, ne sonne pas différemment du disque : de tous les orchestres russes que j'ai entendus jusqu'ici, au disque ou en salle, c'est le seul à ne pas être du tout typé. Ce pourrait être l'Orchestre du Northumberland ou de Poitou-Charentes (avec beaucoup de progrès tout de même), on n'y verrait que du feu. Seuls vestiges d'une école nationale, le hautbois solo très sombre (à telle enseigne qu'on croirait vraiment entendre un hautbois d'amour – hautbois alto), et le vibrato passé de mode du cor solo (dont le timbre n'est pas au demeurant aussi marquant).
Ensuite et surtout, tout est dirigé dans un legato uniforme, sans rubato, tout droit, d'une façon scolaire qui laisse interdit : même les simples appuis de la mesure ne sont pas utilisés, tout file en exécution automatique. J'ai découvert après le concert que si Pletnev était très en-dessous de ses standards (et qu'il avait sérieusement vieilli), c'est qu'il avait été remplacé au pied levé par Dmitri Liss (un courriel avait été adressé dans l'après-midi), ce qui explique la précaution d'une exécution faite avec, au maximum, un petit filage (probablement même pas complet) avant le concert. Je reste tout de même surpris, de la part de ces musiciens et du chef de l'Orchestre Philharmonique de l'Oural, que même dans l'urgence, la familiarité ne soit pas telle avec l'œuvre qu'on sente un brin plus d'abandon et de plaisir.
De toute façon, l'ensemble était gâché par l'acoustique épouvantable de la Philharmonie (second balcon latéral) : la réverbération est si longue que les accords se mélangent, que le piano semble décalé (ce qu'il n'est pas), que le son, déjà flou et mou, paraît dépouillé de ses harmoniques, comme passé par une moulinette mp3. L'intérêt d'aller au concert dans ces conditions apparaît discutable. Après replacement aux meilleures places du premier balcon, l'acoustique est correcte, mais toujours pourvue d'une réverbération qui gêne la précision du son et donne l'impression d'une acoustique de hangar vide plutôt qu'elle ne procure de l'ampleur (ça ne vaut pas forcément mieux que le son « en vagues », un peu saturé mais plus physique, du parterre de Pleyel. Le concept des balcons-nuages, qui a sans doute émerveillé le décideur culturel, semble une belle pantalonnade à l'usage : dans une salle aussi grande (et asymétrique), on a déjà des retours de son inévitables, alors s'amuser à amplifier le problème passe l'entendement.
Au total, il reste assez peu de places (les premières que j'ai essayées, en fait, d'où mon impression très positive, supposant qu'elles n'étaient pas, de loin, les meilleures !), chères ou pas, où la plus-value sonore du concert est réelle. À continuer de tester avec les ajustements à venir, mais cela semble excéder, justement, les seuls réglages. On tient là l'antithèse du son analytique parfaitement sec de l'Auditorium de Radio-France. Un moyen terme pour les deux aurait aidé. Pire des cas, la frustration fera faire des économies et laissera du temps pour aller dans les petites salles. Un peu frustrant tout de même vu l'énergie et l'argent mis dans le projet…
Au piano, Nikolaï Luganski, même écouté à l'envers, est impressionnant : netteté du timbre et des phrasés, maîtrise des épanchements (présents, toujours avec goût), il est d'une aisance folle – on est près à lui pardonner son répertoire qui se limite totalement aux œuvres les plus célèbres d'une demi-douzaine de compositeurs, quand c'est pour aboutir à cela. C'est aussi de la sorte de Leo Nucci expliquait, récemment, sa longévité vocale : en chantant toujours les mêmes rôles (les pères barytons dans Verdi, en l'occurrence), on prend des réflexes et on évite les surprises et les forçages, ce qui rend plus à l'aise, ce qui évite les surprises et les forçages, ce qui préserve la voix, ce qui…
(Heureusement que d'autres prennent un peu de risques sur leur carrière, évidemment, sans quoi les concerts seraient bien plus répétitifs.)
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Madrigali guerrieri du Huitième Livre de Monteverdi – Les Arts Florissants, Paul Agnew
Bien que non-spécialistes par rapport à la plupart des ensembles officiant dans ce répertoire, j'ai toujours eu un faible pour les madrigaux des Arts Florissants. Avant-hier pour la typicité de leurs voix (leur premier disque de madrigaux chez Harmonia Mundi, par exemple : des individualités qui déclament, et pas ces petits instruments translucides et interchangeables utilisés par le Concerto Italiano d'Alessandrini), hier pour la qualité de leur déclamation (leur Combattimento), aujourd'hui pour l'inventivité du continuo, très riche ce soir-là (deux violons, deux altos, une viole de gambe, un violone, deux clavecins, un positif, un luth, un théorbe, une harpe !), et prodigue en associations colorées.
Les voix des solistes m'intéressent moins que jadis, les choristes des Arts Flo ayant toujours été choisis pour leur timbre un peu pâle (les précédents disques étaient enregistrés par les solistes fétiches de Christie, qui n'ont pas le même profil), mais les solistes à proprement parler m'ont impressionné : Paul Agnew, que les ans semblent si peu atteindre, Lisandro Abadie, en réel progrès (belle autorité) et surtout Cyril Costanzo, qui ne m'avait pas vraiment touché en retransmission mais qui possède un grain assez physique (et une très belle extension grave) en vrai !
Contrairement à ce qui était annoncé, ce n'est pas Sean Clayton mais Paul Agnew qui tint le testo du Combattimento, et on voit bien ce que cette agilité (et cette tessiture basse) imposent à rebours de la nature de son instrument moelleux (et de sa prononciation pas très idiomatique). Néanmoins, l'ensemble reste très beau (Hannah Morrison offre la plus extraordinaire mort de Clorinde de tous les temps, d'une finition incroyable, toutes les inflexions de la mort passant dans la voix sans le moins vacillement… et sans paraître apprêtée pour autant). Très belle soirée, suivie de la seconde moitié du livre le mois prochain.
Comme tout le reste de l'aventure, peut se voir sur CultureBox.
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La Révolte de Villiers de l'Isle-Adam aux Bouffes du Nord
Forcément attiré par une pièce d'un auteur qu'on connaît pour son legs un peu partout sauf au théâtre. Assez déçu du résultat : pièce courte d'1h15, sans doute destinée à être couplée, ne convoquant que deux personnages, et une seule idée : Élisabeth, femme docile et experte dans les comptes de son marie, lui annonce soudainement qu'elle le quitte (et sa fille par la même occasion). Tout le reste consiste en une heure de verbiage sur la beauté du rêve qu'il faut poursuivre face à la médiocrité d'un mari qui ne parle que profit.
Seule surprise, le retour d'Élisabeth à la fin, qui se rend compte qu'il est trop tard et qu'elle ne peut plus s'extirper de ses habitudes pesantes.
On voit bien tout ce que ce choix peut avoir d'idéologique, et le programme de salle (Blandine Masson) va même jusqu'à lui reprocher de ne pas avoir davantage défendu une thèse :
C'est là qu'intervient un nouveau mystère si Villiers de L'Isle-Adam avait été une femme, aurait-il, aurait-elle écrit le retour d'Élisabeth ? « On n'efface pas », dit Élisabeth. Alors, qui est cette nouvelle femme « atteinte d'un ennui éternel » qui revient s'asseoir, quelques heures plus tard, à la table des comptes ? Lorsqu'ille frissonnait dans la nuit, acablée par le sentiment de solitude et d'exil, on aurait aimé que cette Élisabeth entendue une voix, une seule : celle de l'écrivain Colette, qui écrira plus tard, beaucoup plus tard, au XXe siècle : « Renaître n'a jamais été au-dessus de mes forces ». En 1870, il était encore trop tôt pour Élisabeth…
Car, bien sûr, un écrivain est fait pour confirmer les certitudes morales qui siècle suivant.
La pièce, terrible, a de quoi faire frémir tous les vieux couples (toute cette rancœur silencieuse qui révèle l'étendue d'un mépris toujours dissimulé, mon Dieu), et devait certainement être horrifique au XIXe siècle, un coup de tonnerre contre tous les standards moraux de la société… mais aujourd'hui, à part en essayant de se remettre sans cesse à la place du spectateur de l'époque (ce qui, en plus d'être impossible, est en l'occurrence vraiment inconfortable), il n'y a pas là de quoi nous émouvoir. Une femme pas contente qui part, c'est bien son droit…
Outre la désagréable impression d'un choix idéologique, je suis surtout très lassé par le contenu lui-même, qui ressasse à l'infini la même notion (c'est un peu Tristan de Wagner sans la musique – ouille), sans que rien ne progresse : dès le premier quart d'heure, toute la substance est là. Et il reste une heure à écouter ce qui tient désormais de la platitude.
Intéressant à lire, incontestablement, ou à voir par extrait, comme un témoignage historique, mais de là à aller s'asseoir (et à payer le tarif d'une pièce complète) après une journée de travail, pas convaincu. Les comédiens aussi, assez univoques (mais, vu le contenu, peut-on les en blâmer ?) ne m'ont pas complètement transport. Joli cadre tradi de Marc Paquien, certes.
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Second concert de l'ensemble vocal Mångata, avec le chœur Resonance of Birralee
Le premier concert de Mångata avait déjà été couvert dans ces pages ; on se situe largement dans la même esthétique du chœur a cappella du XXe siècle de meilleure tradition, avec des harmonies lisibles mais augmentées de nombreuses notes étrangères, des effets de ruptures et de strates qu dénotent, de la part des compositeurs (Gordon Lamb, György Orbán, Carl-Bertil Agnestig, Julio Domínguez, Gyöngyösi Levente, Lájos Bárdos, Patrick Burgan, Stefan Kalmer, Alberto Grau…) une véritable science du chœur. Assez jubilatoire, en particulier dans sa partie sacrée toujours très extravertie. Investissement « scénique » impressionnant de la part des chanteuses, pour ne rien gâcher.
L'effectif s'est bien renouvelé au tiers (les jeunes chanteuses devant retourner au pays ou poursuivre l'évolution de leur carrière sous d'autres ceux), mais les équilibres se sont vraiment améliorés (il y avait un léger déficit en graves), si bien qu'il ne reste plus guère de réserve à émettre, un régal intégral.
La seconde partie du chœur Resonance of Birralee faisait contraste, avec des voix non travaillées (ou en tout cas d'une technique « soufflée ») pour des standards de light jazz (Duke Elligton arrangé par Mark Hayes, van Heusen…), de musique traditionnelle (irlandaise notamment) et de musique sacrée « fonctionnelle » et légère (Joseph Twist, Ola Gjeilo…). Dépaysant, même si le contraste est un peu fort après la densité des compositions et des voix qui ont précédé – je suppose que ça tient à qui fait la première partie de qui, mais la pente aurait été plus douce en inersant les deux parties.
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Rusalka de Dvořák, reprise à Bastille
Un immense plaisir d'entendre cette œuvre de haute volée en vrai… La plus-value est énorme : la mise en scène de Robert Carsen parvient à rendre la dualité des mondes grâce à des dispositifs très ingénieux de répartition de la scène comme en miroirs. Selon un axe horizontal au début, pour séparer la terre des eaux, logique ; mais Carsen pousse la finesse jusqu'à inventer une sorte d'intrigue secondaire à l'acte II (qui est, il est vrai, une simple histoire d'inconstane et de jalousie, très classique), grâce à une disposition autour d'un miroir imaginaire vertical, derrière lequel Rusalka semble être prisonnière, comme symbole de sa perte de parole.
Tout cela est assez invisible au DVD, qui semble une petite transposition bourgeoise assez molle – alors que la chambre d'hôtel est au contraire une trouvaille fulgurante, notamment pour la fin, dans cet Enfer aux contours flous où Rusalka finit par s'enfermer avec son amant occis.
Vocalement aussi, une très, très grande soirée – meilleure qu'à peu près tout ce qu'on peut trouver actuellement, même sur les scènes tchèques, et sans comparaison avec le trio Fleming-Larin-Hawlata du DVD (fort honorable, mais loin de cette éloquence).
La palme va à Igor Gnidii (le garde-forestier), baryton ukrainien dont l'émission antérieure et extrêmement facile (on dirait qu'il porte ses mots et tout son timbre riche sur le bout de ses lèvres) évoque les plus grands Âges d'Or du chant ; et à Pavel Černoch (le Prince), gardien de la typicité tchèque mais en plus capable de choisir entre une émission pleine et une voix mixte totalement radieuse, qui adapte par degré aux situations et à son expression – car, en plus, il est doté d'une éloquence verbale qui parvient à passer dans le hangar à bateaux où se tient la représentation. Décidément, la technique tchèque reste à la fois l'une des rares écoles nationales très typées, et peut-être la seule qui ressemble encore à ce qu'elle fut il y a soixante ans ! Une notule sera consacrée à ces questions autour des écoles russe et tchèque, en comparaison et avec des fichiers sonores.
Le reste était excellent aussi : les aigus de Svetlana Aksenova (Rusalka, vous trouverez ses témoignages sonores précédents sous le patronyme d'Ignatovitch) rétrécissent étrangement, mais pour le reste, ampleur dramatique et chaleur capiteuse, dotée d'une belle élocution (même si le placement et l'accent restent clairement typés orientaux). La voix idéale pour Bastille, où ce n'est pas tant le détail que la qualité du grain et la persuasion du trait général qui comptent.
La très jeune Alisa Kolosova, en Princesse Étrangère, étonne aussi par sa puissance et son aisance, en plus d'une présence vénéneuse et charmeresse assez impressionnante. Incarnation très complète. Quant à Dimitry Ivashchenko (qui revient à Paris l'an prochain, pour Kaspar du Freischütz me semble-t-il), l'Ondin, on ne peut qu'être frappé par la robustesse de la voix, très riche en harmonique, qui se promène sans diffulté dans le vaisseau de Bastille, malgré la longueur des scènes qui lui sont confiées. Larissa Diadkova, en comparaison de toute cette compagnie, ne paraît même plus extraordinaire.
Et friandise pour couronner le tout, Diana Axentii en marmiton – je lui trouve un charme tout particulier dans les rôles de « secondes filles » ou tranvestis…
Chose étonnante, l'Orchestre de l'Opéra, dirigé par Jakub Hrůša, conserve un grain très français (ces cordes un peu rêches) qu'on ne lui entend pourtant pas souvent, même dans le répertoire national. En tout cas, cela contribue au charme puissant de la soirée.
Commentaires
1. Le vendredi 1 mai 2015 à , par Olivier
2. Le vendredi 1 mai 2015 à , par Chris
3. Le vendredi 1 mai 2015 à , par David Le Marrec
4. Le vendredi 1 mai 2015 à , par David Le Marrec
5. Le samedi 2 mai 2015 à , par Girafffe
6. Le samedi 2 mai 2015 à , par Ferïn
7. Le dimanche 3 mai 2015 à , par David Le Marrec
8. Le lundi 4 mai 2015 à , par Faust
9. Le mardi 5 mai 2015 à , par Paulette
10. Le jeudi 7 mai 2015 à , par David Le Marrec
11. Le jeudi 7 mai 2015 à , par David Le Marrec
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