Un nouvel ensemble de musique baroque donnait officiellement son
premier concert samedi dernier. Sainte-Élisabeth-de-Hongrie (/ du
Temple) était pleine, pour un répertoire exclusivement baroque
français, sous un angle original : uniquement des pièces pour voix de
femmes (ou jouées comme telles), la plupart du temps traditionnellement
à trois parties (3 haut-dessus, 3 dessus, 3 bas-dessus).
Le concert était astucieusement organisé, réparti à la façon d'un
office (sans chercher à l'imiter exactement) : la
Messe pour le Port-Royal de
Charpentier ponctuait ainsi les
différents moments-clefs de la « célébration », chaque section
introduite par les
thèmes grégoriens,
ponctué de pièces instrumentales (
du
Mont,
Marais,
Clérambault), de motets (
du Mont,
Lully,
Lorenzani), et s'achevant
spectaculairement par le
plain-chant de
sortie des « religieuses » (
Conduit),
s'éloignant au delà du fond de l'abside.
Outre la Messe de
Charpentier,
dont le dramatisme réel mais très doux n'est plus une nouveauté pour
les amateurs de ce répertoire, le concert culminait avec le roboratif
Domine salvum fac regem de
Lully, bien sûr (arrangé pour
l'effectif présent, sans instruments mélodiques et sans voix d'hommes,
de façon très convaincante), et avec
O
quam suavis est de
Lorenzani,
dont la qualité généreuse du contrepoint trahit les origines
italiennes – je ne crois pas qu'il ait jamais été
gravé au disque, au demeurant.
Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or
massif :
Ses mâts
touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
La Cyprine
d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa
proue, au soleil excessif.
Mais il vint une
nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan
trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage
horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du
Gouffre, immuable cercueil.
Ce fut un Vaisseau
d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des
trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et
Névrose, entre eux ont disputés.
Que reste-t-il de
lui dans la tempête brève ?
Qu'est devenu mon
cœur, navire déserté ?
Hélas! Il a sombré
dans l'abîme du Rêve !
Le sonnet abondamment commenté d'Émile Nelligan, qui
donne son nom à la formation.
Alors que l'ensemble lui-même n'est pas lié à un chœur féminin,
constitué
ad hoc (on y
retrouvait d'ailleurs
Cécile
Achille, soliste indépendante), j'ai été frappé
par la cohésion vocale et stylistique de l'ensemble. La souplesse
d'articulation et la justesse des agréments était assez au-dessus de ce
que l'on pouvait attendre d'un début, et d'une association temporaire,
même de la part de spécialistes.
Outre
Cécile Achille, mainte
fois louée en ces pages, beaucoup aimé
Agathe
Boudet (seconde chantre, participant elle aussi au chœur) :
l'émission est un peu basse, ce qui rend le volume très confidentielle,
mais cela lui permet aussi d'accéder à la partie basse de sa voix de
façon très naturelle et expressive, sur un mode comparable à la voix
parlée, ornée de belles résonances de soprano… assez idéal pour ce
répertoire, j'aimerais beaucoup l'entendre dans une œuvre dramatique.
L'accompagnement était particulièrement discret, limité à quatre
instruments : deux théorbes (
Simon
Waddel,
Stéphanie Petibon),
une gambiste d'une belle souplesse (
Ondine
Lacorne-Hébrard), et
Martin Robidoux, le fondateur de l'ensemble, au
positif, toujours sobre et juste – continuiste chez les meilleurs et
progressant rapidement dans sa carrière de chef (voir ce bel entretien
sur
Anaclase).
[Le principal problème ne relevait pas des musiciens : à quelques
mètres des deux théorbes, quasiment impossible de les entendre, noyés
dans la rondeur de l'orgue positif (
organo di legno !), bien que montés en nylon (donc
plus sonores). Problème récurrent avec l'instrument, pour lequel je
n'ai pas vraiment de solution à proposer – l'adorant de surcroît.
Étrangement, quelques théorbistes échappent à cette difficulté (
Nicolas Achten,
Thibaut Roussel, montés sur nylon), mais il
restent l'exception. Le jeu
rasgueado
(façon guitare baroque) de Simon Waddel permettait ponctuellement de
l'entendre, mais cela ne mettait pas en valeur son instrument.
Pourtant, impossible de les supprimer : même inaudibles, ils donnent du
grain et font toute la saveur de ces ensembles. Il faut simplement
accepter que leur contribution soit un peu souterraine. Il n'empêche
que ce soit frustrant, comme rapporté mainte fois à propos d'artistes
formidables pourtant :
Mauricio Buraglia,
Thomas Dunford… L'usage des ongles n'est même pas
une solution, abîmant facilement le timbre de l'instrument.]
Un ensemble à suivre, donc, surtout baptisé sous les auspices
particulièrement favorables de la musique baroque française…
Au chapitre des anecdotes, un prêtre déstabilisant. Je n'avais jamais
vu un ecclésiastique aussi agressif (en public) : au lieu de
s'approcher pour demander qu'on retire les instruments de l'autel, il
se tient à distance et l'ordonne de façon de plus en vindicative au
pauvre musicien qui ne comprend pas ce qu'on cherche à lui dire. Quand
on entend la teneur des prêches catholiques où l'on gourmande les
fidèles pour leur manque de pardon et d'amour, il y a de quoi être
perplexe sur son application – même si personne n'en doutait. Être
simplement courtois et patient ne coûte pas cher, on est même assez
deçà de la bonté et du grand pardon.
La gêne se poursuit pendant sa petite allocution liminaire, où il
dresse un parallèle entre les rites des religieuses présentes au XVIIe
siècle à Sainte-Élisabeth, en soulignant la similitude avec ceux de
Port-Royal (intéressant), et en se félicitant que, contrairement à
leurs sœurs, elles ne se soient pas compromises dans les controverses.
(Sérieusement, à plus de trois siècles de distance, venir
lancer la pierre à des religieuses
de son culte, parce qu'elles avaient participé au débat du temps,
manifestement du mauvais côté ?)
Cela dit, après pas mal d'années de fréquentation du milieu, je
peux témoigner de quelques autres sensiblement plus singulières.