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vendredi 28 octobre 2016

[Sélection lutins] — Les plus beaux scherzos


Dans la lignée des autres sélections et distributions de prix que vous pouvez retrouver dans ce chapitre à part, voici à présent le scherzo.


1. Pourquoi s'occuper du scherzo ?

Il n'est jamais qu'une petite enclave formelle qui supplanta salutairement le menuet (assez peu varié d'une œuvre à l'autre, et même d'un compositeur à l'autre) au tournant du XIXe siècle, tout en restant la part la plus conventionnelle et répétitive de l'essentiel des symphonies et d'à peu près toute la musique de chambre, jusque assez tard dans le XXe siècle. J'ai l'impression, peut-être biaisée, que son empreinte ne disparaît vraiment qu'avec l'atonalité et la fin des structures canoniques imposée par la concision (et la nouvelle distribution thématique complètement transversale) du dodécaphonisme.

Hé bien, précisément en raison de sa faiblesse : comme il est par nature répétitif, et plus une pièce de caractère que de développement, il n'a pas la même densité musicale que les autres sections, et peut paraître assez vain. C'est pourquoi je me suis dit qu'il serait plus rapide d'en collecter les meilleurs – et plus utile aussi pour pouvoir faire quelques découvertes intéressantes.

Pour rappel, le scherzo :
► essentiellement proposé par Haydn et imposé par Beethoven, remplace le menuet (en troisième partie, et au cours du XIXe siècle souvent en deuxième partie des œuvres en quatre mouvements), qui était une danse à trois temps, accentuée sur le premier et le troisième temps (avec un effet de levée assez fort, donc), stylisée pour l'exécution musicale ;
► est un mouvement vif (plus que le menuet, qui est modéré) qui peut souvent comporter deux ou quatre temps, et ce assez tôt dans son histoire même si les trois temps restent les plus habituels (mais presque toujours simplement accentué sur le premier) ;
► dispose d'un matériau thématique court (souvent un thème fait de parties symétriques) ;
► est fondé sur la répétition de son thème principal, comme un rondeau, mais aussi de chaque partie (les « couplets » sont appelés trios, comme pour un menuet), ce qui produit une forme AABBA ou AABBAACCA ;
► signifie « plaisanterie », mais se pare de toutes les couleurs du tourment selon les nécessités de composition (à la fin du XIXe siècle, ils sont souvent sophistiqués et retors) ;
► est souvent l'occasion d'effets de miroitement, de dialogues entre les pupitres, de répartitions rythmiques délicates.

Le pluriel peut au choix être scherzi si on le prend comme un emprunt italien occasionnel, ou scherzos si l'on considère le mot tout à fait acquis en français – comme crescendo, un participe présent italien que tout le monde, même les pédants, traite comme un nom français.



putto Pierre I Legros nymphe aux oiseaux
Pierre I Legros, le redoutable Putto scherzando, exhibant dans une sinistre badinerie son oiseau chassé.



2. Lire la liste

Je méprise donc ouvertement le scherzo, et c'est pourquoi je me fais fort de vous guider vers ceux qui, précisément, ne sont pas pénibles.

La liste est organisée par date de naissance des compositeurs (je la trouve plus claire de la liste par date d'achèvement des concertos pour piano – c'est en outre plus simple à compiler).

La règle suivie est la plus objective : ma seule subjectivité. Comme cela, pas de débat sur la norme ou la hiérarchie, pas de conseil sur ce qu'il faut absolumnent écouter mais qui est pénible, ou sur ce qui est formidable mais trop secondaire : si ça m'intéresse, je mets, c'est tout. Tout système rationnel, là-dedans, risque soit d'être pris gravement en défaut, soit de finir par ne plus conseiller de façon pertinente des œuvres qui fonctionnent. Au moins, avec mon goût, ce sera simplement mon goût, en espérant que vous en partagerez certains aspects – vous pouvez vous en faire une idée, il s'expose sans pudeur sur ces pages depuis largement plus d'une décennie. Pour faire simple, quand l'interlope et le mignard se joignent, je suis là.

Il va de soi que la liste est forcément incomplète, même à l'échelle de mes inclinations – il aurait fallu tout réécouter pour sélectionner véritablement, je n'ai cité que ceux qui me sont spontanément venus à l'esprit. Et que tout complément est hautement bienvenu (ou toute réaffirmation/réfutation de ce qui a déjà été proposé). Ce n'est pas comme si les grands scherzos étaient fréquents !
Les meilleurs seraient même sujets à l'écoute-boucle (notule à venir sur le sujet), s'ils ne se répétaient déjà autant.

Les astérisques indiquent simplement mon degré d'enthousiasme : un astérisque pour un scherzo particulièrement marquant, deux pour signaler un bijou qui peut très bien s'écouter à part.



putti trident atelier durameau versailles

« Les putti ne sont pas ce qu'ils nous semblent être,
Le plus simple trident peut tenir lieu de traître. »
Jean de La Fontaine, Le lion et les putti, Livre VI.

Comment le badinage se change en course à l'abîme.
Atelier de Louis-Jacques Durameau.



3. Quelques cas remarquables

On pourra convenir, vu la taille de la liste, qu'il m'est impossible de présenter chacun. Ce sera inutile en outre, bon nombre étant déjà célèbre.

Le terme pour une composition de caractère léger et rapide est utilisé dès le XVIIe siècle, mais je ne crois pas en avoir rencontré beaucoup avant Haydn – où il apparaît très tôt, dès le Quatuor opus 1 n°3 (composé quelque part entre 1757 et 1762), où sa structure est déjà complètement cursive, et plus du tout celle du menuet. Néanmoins, Haydn ne les utilise qu'avec parcimonie : Op.2 n°6, et les six de l'opus 33 – où la plupart (1,2,4,6) reproduisent exactement les appuis du menuet ! De même pour les symphonies : on trouve des mouvements qui s'y apparentent (les presto de la n°22), et trois mouvement notés Allegro scherzando (42, 46, 66), mais ce sont alors des finals, et scherzando y a son vrai sens littéral italien (« en mode de plaisanterie »).

C'est donc Beethoven qui en fait un usage systématique – à l'exception de la Première (et de l'étrange retour de la Huitième), ses symphonies adoptent le scherzo. Et chez lui, comme on peut s'en douter, le scherzo ne plaisante guère : tempêtueux, extrêmement vif et tapageur, il exalte davantage les fureurs romantiques que l'art de la conversation. Mais leur usage est si marquant (la danse circulaire ensauvagée de la 2, le fugato de la 3, l'attente insoutenable de la 5, les explosions de timbale de la 9…), il est vrai, qu'il ringardise à jamais la tradition du menuet, que les romantiques abandonnent totalement.

On le voit immédiatement, le plus gros pourvoyeur est Brahms : non seulement respecte toujours à la lettre la règle de son inclusion (allant jusqu'à l'imposer dans un concerto où il n'est pas traditionnel), mais en fait de grandes pièces, longues et ambitieuses – beaucoup de reprises exactes, c'est vrai, mais de quel matériau !  En général deux trios au cœur du scherzo, donc beaucoup de réitérations du thème principal et de contrastes de caractères.
    On les trouve sous toutes formes au demeurant : certains ne ressemblent pas totalement à un scherzo (dont ils occupent néanmoins la place et la forme) avec leur caractère tendre (Symphonie n°1, Quintette avec clarinette), ou ne sont pas nommés scherzo (les mêmes, le Concerto pour piano n°2), beaucoup sont à quatre temps (Symphonie n°4, Quintette avec piano…).
    Pour ma part, la mélancolie douce dans la Première Symphonie, le trio en valse du (scherzo du) Premier Trio, l'explosion en accords longtemps réfrénée du thème principal Quintette avec piano constituent des sommets musicaux peu fréquents à ce degré d'intensité.

Bien sûr, la liste contient son lot de symphonistes ambitieux (la fièvre de Schumann digne des plus beaux finals, les monuments brucknériens avec leurs thèmes fous qui martèlent la même note, les figuralismes féeriques et hallucinés chez Tchaïkovski), et comme chaque symphoniste romantique en a fait usage, on peut faire son marché – pour ma part, c'est plutôt la grâce post-mendelssohnienne de Hamerik qui me touche.

La musique de chambre française du second XIXe, me semble-t-il, a beaucoup renouvelé le caractère du scherzo, le rendant à sa légèreté première. Saint-Saëns et Fauré, en particulier, ont favorisé une écriture en touches légères, toute de jeux de pupitres et de rythmes esquissés, mais très recherchée thématiquement et harmoniquement. Je n'ai jamais écouté le répertoire en cherchant du scherzo (jusqu'à la date récente, il y a deux semaines, où j'ai commencé à constituer cette notule), mais je sais qu'il y en a d'autres chez tous ceux du temps qui ont écrit des pièces en quatre mouvements…

Quelquefois, c'est le trio qui attire l'attention. Il en va ainsi de la Première Symphonie de Czerny, où un joli scherzo mendelssohnien relativement épigonal enfle soudain en une poussée d'enthousiasme doucement conquérant. Pourtant avec des moyens simples, mais l'effet est considérable sur moi. Il y a aussi le cas du Premier Trio de Brahms (sa valse ineffable), déjà abordé, et la Deuxième Symphonie de Franz Schmidt, où le moment de grâce majeur se trouve, là aussi, au détour d'un moment supposément secondaire.
    Et puis, selon le goût de chacun, on peut bien sûr préférer la section de cor de la Troisième de Beethoven à son fugato, les sonneries mélancoliques de la Quatrième de Mendelssohn à son thème orné, etc.

girardon amphitriteLa liste joue aussi avec les limites… Certains mouvements occupent la place « psychologique » du scherzo romantique (le mouvement de caractère au sein d'une œuvre en quatre sections), et peuvent en être rapprochés, mais n'en respectent ni la structure, ni les appuis ordinaires, ni même la couleur.
    Dans la Symphonie Fantastique de Berlioz, entre la Valse et la Marche au supplice, lequel est le scherzo ?  Formellement, les deux y échappent, mais on voit bien la parenté avec le rôle de mouvement moins charpenté mais fortement coloré.
    Dans la Quatrième Symphonie de Mendelssohn, ce troisième mouvement a bel et bien la forme d'un scherzo avec ses trois temps et son trio récurrent, pourtant son aspect est plutôt celui d'un mouvement lent mélancolique, avec des touches rétro (les petits mordants sur la ligne mélodique…) qui évoquent davantage le menuet, tout en conservant un aspect très mélodique et coulant qui ne l'apparente ni à l'un ni à l'autre… Sa fonction reste celle de ce troisième mouvement central, mais il ne ressemble pas à ce que l'on attendrait. (Cela dit, un des plus mouvements de symphonie les plus pénétrants, de mon point de vue.)
    Pour le Quintette avec piano de Koechlin, c'est encore plus difficile : les deux mouvements centraux sont assez sombres et introvertis (à l'exception de l'éclat, très tourmenté, à la fin du premier des deux), et leur humeur est changeante… Néanmoins, le mouvement vif est identifiable (le tempo, mais aussi les titres : «  L'assaut de l'ennemi » vs. « La Nature consolatrice »), et la méditation du n°3 est trop évidente pour ne pas orienter vers le précédent. Tout le quintette est un sommet absolu de toute façon, aux atmosphères mêlées et indéfinissables, d'une complexité musicale abyssale, mais toujours lisible et immédiatement sensible. Le « scherzo » étant peut-être le plus contrasté et étrange des quatre.
    Enfin, le plus discutable de tous, dans la Deuxième de Franz Schmidt, il n'y a que trois mouvements, et le deuxième se déroule en variations… ce devrait donc plutôt être un mouvement lent, mais le mouvement est intermédiaire (Allegretto) et je trouve que son caractère, plus virevoltant, est davantage celui d'un scherzo, comme une fusion des deux emplois. Et c'est dans une portion apparemment secondaire de ces variations que débouche un nouveau thème, comme un trio, qui crée un élan inattendu dans ce mouvement au ton « simple et délicat » (dit le compositeur).

L'ère du scherzo intéressant semble décliner au début du vingtième siècle, quand les formes s'émancipent. Les compositeurs écrivent des symphonies en trois mouvements, voire en flux continu (Sibelius, Bax…), les moulent dans des contraintes nouvelles (Colour Symphony, Symphony of Psalms, Simple Symphony…). Significativement, Mahler l'utilise pour citer les danses rustiques ou démodées (Ländler de la 1), ou les chansons populaires (scherzo tiré d'un thème écrit pour le Wunderhorn dans la 2), ; Stravinski reprend un titre de Suk (Scherzo fantastique, qui, chez Suk, voulait plutôt dire fantaisie symphonique, un joli poème symphonique multithématique et un peu rhapsodique, sans lien avec la forme du scherzo) ou bien l'inclut pour faire jouer des… princesses de conte. Clairement un matériau d'un autre temps.
    En réalité, si on continue à observer les symphonies anglo-américains et nordiques, on en trouve encore beaucoup, et de beaux. Je trouve néanmoins que, la plupart du temps, ils ne valent que dans leur contexte : beaucoup sont soit un peu confits dans des formes simplistes par rapport à un langage qui a par ailleurs beaucoup évolué (Madetoja, Diamond…), soit plutôt des sortes de pont (Nielsen 4, Sibelius 5a & 6…). Chez les soviétiques aussi, on en trouve mainte rémanence – illustration supplémentaire, s'il en fallait, du paradoxe impossible qui souhaitait faire de la musique populaire tout en bannissant le formalisme, cela en encourageant les harmonies compliquées et en conservant les formes et mouvements du passé (!).
    En somme, le scherzo disparaît de la musique allemande (atonalité et expérimentations), de la musique française (où il semble quelquefois que les compositeur n'écrivent plus que des scherzos, à vrai dire) ; chez les Italiens, il n'y a pas eu de tradition non-germanique assez forte, du côté des symphonies, pour parler de disparition ; et chez les autres, en réalité, la musique suit son cours – raison pour laquelle je récrimine régulièrement, dans ces pages, à propos de l'histoire-bataille déroulée dans les histoires de la musique : ce n'est pas parce qu'on a écrit le Sacre ou Pierrot qu'on a cessé d'écrire des symphonies tonales en quatre mouvements.

    Mes chouchous apparaissent déjà en clair dans la liste, mais je n'ai pas dit un mot de chacun… Pour certains, ils sont très célèbres, comme celui de l'Écossaise de Mendelssohn (ce babillage enivrant de clarinette qui contamine tout l'orchestre) ou son Quatuor Op.80 qui semble avancer à rebours, dans un blocage très beethovenien ; ceux des sonates pour Chopin, gouffres ouverts ou liquidités perpétuelles. Pour d'autres, ils le sont moins, comme le « Rouge » à la fois lumineux et décadent de la Colour Symphony de Bliss ; la fureur valsée (et pillée par Mahler) de la Symphonie en mi de Rott ; ou, bien sûr, le scherzo lucassien de la Natursymphonie de Hausegger.

Illustration supra : Le détournement des objets chez le pré-dadaïste François Girardon.



putto girardon arc vasque
En chasse à présent !
(F. Girardon, Vasque du Triomphe de Galatée.)



4. La liste, la liste !

Vous la vouliez, vous avez fait semblant de lire le reste (ne niez pas, je vous ai vu et, en effet, mettez un adhésif opaque sur votre webcam), la voici. Amusez-vous bien !

1732 – Haydn – Quatuor à cordes Op.33 n°2
1732 – Haydn – Quatuor à cordes Op.33 n°3
1732 – Haydn – Quatuor à cordes Op.33 n°5
1770 – Beethoven – *Symphonie n°2
1770 – Beethoven – **Symphonie n°5
1770 – Beethoven – Symphonie n°9
1770 – Beethoven – Quatuor à cordes n°8
1770 – Beethoven – Sonate pour piano n°30
1791 – Czerny – **Symphonie n°1
1791 – Czerny – Nonette
1797 – Schubert – *Sonate n°21
1803 – Berlioz – Symphonie fantastique (Valse, Marche au supplice)
1803 – Berlioz – Scherzo de la Reine Maab (Roméo & Juliette)
1809 – Mendelssohn – **Symphonie n°3
1809 – Mendelssohn – **Symphonie n°4
1809 – Mendelssohn – *Symphonie n°5
1809 – Mendelssohn – *Quatuor à cordes n° 6
1809 – Mendelssohn – A Midsummer Night's Dream
1810 – N. Burgmüller – Symphonie n°1
1810 – Schumann – *Quatuor à cordes n°3
1810 – Schumann – Symphonie n°1
1810 – Schumann – *Symphonie n°2
1810 – Schumann – *Symphonie n°4
1810 – Chopin – *Sonate pour piano n°2
1810 – Chopin – Sonate pour piano n°3
1810 – Chopin – Scherzo n°1
1810 – Chopin – Scherzo n°2
1810 – Chopin – Scherzo n°3
1819 – Wieck-Schumann – Scherzo Op.10
1819 – Wieck-Schumann – Scherzo Op.14
1824 – Bruckner – *Symphonie n°2
1824 – Bruckner – *Symphonie n°4
1824 – Bruckner – Symphonie n°9
1833 – Brahms – **Symphonie n°1
1833 – Brahms – *Symphonie n°4
1833 – Brahms – *Concerto pour piano n°2
1833 – Brahms – **Trio avec piano n°1
1833 – Brahms – Quatuor avec piano n°2
1833 – Brahms – Quatuor avec piano n°3
1833 – Brahms – **Quintette avec piano
1833 – Brahms – Quintette avec clarinette
1835 – Saint-Saëns – Concerto pour piano n°2
1835 – Saint-Saëns – Quatuor avec piano n°2
1835 – Saint-Saëns – Trio avec piano n°2
1837 – Dubois – Quintette pour hautbois, piano et cordes
1838 – Bizet – Symphonie en ut
1840 – Tchaïkovski – Symphonie n°1
1840 – Tchaïkovski – *Symphonie n°2
1840 – Tchaïkovski – Symphonie n°3
1840 – Tchaïkovski – Symphonie n°4
1840 – Tchaïkovski – *Symphonie n°5 (Valse)
1840 – Tchaïkovski – *Symphonie n°6
1843 – Hamerik – Symphonie n°1
1843 – Hamerik – Symphonie n°2
1845 – Fauré – Quatuor avec piano n°1
1845 – Fauré – Quatuor avec piano n°2
1851 – d'Indy – Symphonie italienne
1856 – Sinding – *Symphonie n°3
1858 – Rott – *Symphonie en mi
1860 – Mahler – Symphonie n°2
1863 – Pierné – *L'an mil (« Fête des fous et de l'âne »)
1867 – Koechlin – *Quintette avec piano
1871 – Stenhammar – Quatuor n°3
1871 – Stenhammar – Quatuor n°4
1872 – Hausegger  – Herbstsymphonie
1874 – Suk – Scherzo fantastique
1874 – Schmidt – **Symphonie n° 2 (deuxième mouvement)
1881 – van Gilse – Symphonie n°1
1882 – Stravinski – *Scherzo fantastique
1882 –  Stravinski – *Jeu des Pommes d'or de L'Oiseau de feu
1891 – Bliss – *A Colour Symphony (« Red »)
1899 – R. Thompson – Symphonie n°2
1906 – Doráti – Symphonie n°1
1906 – Doráti – Symphonie n°2 (mouvement « Dies illa »)
1913 – Britten – Simple Symphony (« Playful pizzicato »)



Crédits :
Toutes les illustrations sont des détails tirés de photographies du Fonds Řaděná pour l'Art Puttien, disponibles sous Licence Creative Commons CC BY 3.0 FR.





Mise à jour du 27 février 2017 :


Quelques ajouts à la précédente liste.

J'avais omis celui, très marquant et célèbre, de la Sonate pour piano n°30 de Beethoven.

Puis une poignée d'exemples, surtout symphoniques, de premier choix, qui manquaient dans la précédente sélection.



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Hofkapelle Stuttgart, Frieder Bernius (Carus).
¶ L'atmosphère combattive de la Première Symphonie de (Norbert) Burgmüller, une tempête à couper le souffle, dans le goût du scherzo de la Quatrième Symphonie de Schumann.



stenhammar_scherzo.png
Un extrait du trio (à tempo rapide) du scherzo du Troisième Quatuor – vous notez aussi les décalages d'entrées, assez typiques de l'écriture pour quatuor deStenhammar.

¶ Ceux des Quatuors 3 & 4 de Stenhammar, d'une agitation incessante (le Troisième est insoutenable physiquement pour des interprètes, toujours vif, toujours dans l'aigu, le trio cavalcadant encore plus que le scherzo lui-même…). Très intenses, au sein d'œuvres qui sont des jalons majeurs du romantisme finissant, à mon sens – la forme stable s'y gorge de fugatos, d'une belle liberté de contrepoint, d'harmonies étranges qui, sans du tout subvertir le format traditionnel, lui procurent une saveur assez neuve – mais toujours « positive », avant que des langages plus tourmentés n'apparaissent.



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Philharmonique de la NDR (Hanovre), David Porcelin (CPO).
¶ Les violons prestes (dans le grave) de la Troisième Symphonie de Sinding (bijou par ailleurs), progressivement chargés de contrechants de flûtes, cors ou bassons, toujours avec le même élan motorique (comme imitant un ressac) que pour le premier mouvement. Pas de trio au demeurant, la même thématique se charge progressivement de plus en plus d'éléments, sans être réellement un mouvement à variations (pas de mutations en valeurs rapides) ou à « étages » (comme les effets de marches lointaines, du type « Marche au supplice » ou premier acte de Dalibor), le matériau mute plutôt en même temps qu'il s'enrichit, d'une façon qui annonce plutôt Sibelius.



¶ Le spectaculaire Presto feroce de la Troisième Symphonie de Röntgen (notule), dont la fureur se mue en poudroiement doré dans le trio.



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Chœur Nicolas de Grigny, Orchestre National de Lorraine, Jacques Mercier (Timpani).
¶ Le mouvement central de L'an mil de Pierné : « Fête des fous et de l'âne ». Tout crépite comme dans le scherzo de Maab chez pierne_mil_glissando_harmoniques.pngBerlioz, mais avec une science d'orchestration qui n'a pas d'exemple – trompette en ut rythmée par des pistons en sourdine, et ponctuations de violons (octaves suraigus en glisando avec une quinte en harmoniques au milieu !) doublées par des fusées de triples croches sforzando à toute la section de bois !  Et puis les éclats de flûtes doublées par la harpe, les accompagnements très aérés (les pupitres se partagent une ligne d'accompagnement), le chœur qui chromatise et crie, la jolie mélodie entraînante… une fête, assurément.



Plus traditionnel, moins essentiel sans doute, le beau scherzo sombre de la Première Symphonie de Jan van Gilse (notule de présentation), avec ses renforts de timbales légèrement décalés et son trio où la palpitation des cors rappelle très vivement l'écriture brahmsienne.


Vous pouvez désormais les retrouver, inclus dans la notule qui présente le genre scherzo, établit ses limites et propose une liste assez fournie d'exemples de réussites.


lundi 24 octobre 2016

Le Quatuor le plus long


Ce n'est pas un grand secret, la symphonie la plus longue est la Troisième de Mahler (même si, en cherchant bien, on doit toujours pouvoir trouver davantage, mais tous les grands massifs symphoniques un minimum diffusés sont légèrement moins longs) : des symphonies de 80 minutes se trouvent assez facilement, mais de 100 minutes comme celle-là, non.

Pour l'opéra, semblablement, il y a bien sûr la Tétralogie de Wagner (14h environ), terrassée par les 24h de Licht de Stockhausen, dans les deux cas des œuvres en réalité composées de plusieurs œuvres.
Pour une pièce d'un seul tenant, le record doit être à chercher du côté du grand opéra à la française sans coupures, je suppose (Don Carlos en version originale est vraiment très long, du côté des 4h, mais Parsifal aussi…).

Mais pour le quatuor à cordes (traditionnel, j'y reviens ensuite)… qui l'eût cru ?  En essayant les quatuors de jeunesse de Dvořák que je n'avais jamais testés – fort de l'expérience des symphonies, dont la qualité est fortement liée à la date de composition… je tombe tout à fait par hasard sur le Troisième Quatuor, qui peut durer pas loin de 70 minutes !

À titre d'indication, le Treizième de Beethoven, dans sa version avec la Grande Fugue, fait 45 minutes, et de même pour le Quinzième de Schubert avec toutes ses reprises !

Dans un langage traditionnel mais inspiré (même si les précédents et suivants me paraissent meilleurs), dense structurellement et mélodiquement, il ne paraît pas du tout long, mais dure objectivement beaucoup plus que les quatuors les plus ambitieux – les 40 minutes de Magnard sont déjà souvent considérées comme exagérées par les commentateurs, et ce type de durée apparaît en principe chez des compositeurs plus tardifs et au langage formel et harmonique plus hardi que Dvořák, qui baigne dans plus d'une heure de consonances…

le quatuor le plus long

Vous pouvez l'écouter intégralement, gratuitement et légalement en ligne ; pour une fois, je trouve que l'intégrale DGG est vraiment un très bon choix, plus incarné que la (bonne !) intégrale des Vlach-Prague chez Naxos. Je réviserai peut-être mon sentiment, n'ayant écouté que les 9 à 14 chez Naxos, mais l'écart d'engagement, de verve (et de couleurs dans la captation) me paraît suffisamment significatif pour conseiller d'emblée le Quatuor de Prague chez Deutsche Grammophon, qui livre de surcroît les plus belles interprétations que j'aie entendues pour les derniers quatuors.

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Je vous ai caché qu'il existait en réalité plus long, mais dans un mode plus expérimental, qui n'a plus de rapport avec la forme en trois ou quatre mouvements (et où, donc, tous les coups sont permis). Morton Feldman a en effet écrit deux quatuors à cordes… le premier dure 80 minutes (record battu, donc), et le second… le second… 370 minutes. Si, si, ça tient tout juste sur cinq disques très tassés. Pendant l'exécution, les gens lisent, s'allongent, sortent fumer ou prendre le soleil et causer un peu… et je me demande comment les musiciens font logistiquement pour garantir leurs remplissages et purgations commandés par Nature. Une chose est sûre, si une corde casse, ils ne reprennent pas au début du mouvement !

Mais il existe encore plus long : les quatuors de Philip Glass… la première mesure en tout cas, qui dure pour l'éternité.

Ce fut octobre, ce sera novembre


Bilan de septembre-octobre

On s'était arrêté au 25 septembre.

Beaucoup de spectacles rares (ou d'aspects insolites de ces spectacles) ont été commentés depuis : Eliogabalo de Cavalli, Faust I & II façon musical par Wilson, Amphitryon de Kleist version ronflette, Brahms vocal sur crincrins par l'Orchestre des Champs-Élysées, Norma sur pouêtpouêts par I Barocchisti…

Outre la dominante évidente que cela traduit pour le grattage plutôt que pour le traditionnel poussage-tirage, ce n'épuise pas tout à fait le sujet. Car il y eut aussi des inédits absolus dans les plus beaux apprêts :
Proserpine de Saint-Saëns,
Les Horaces de Salieri, maillon manquant dont je parlerai bientôt ;
des bizarreries fascinantes :
¶ les Sept Dernières Paroles de Haydn pour quatuor constituté d'une clarinette d'amour et trois cors de basset ;
des retrouvailles bouleversantes
programme Cœur du Poème Harmonique (Guédron, A. Le Roy, D. Le Blanc, A. Nonim…), cette fois avec Eva Zaïcik (dont je prépare un petit portrait) ;
¶ Charpentier, du Mont, Pietkin par l'Ensemble Athénaïs dans son nouveau programme.
et une plongée rare dans le grand orchestre de la Renaissance finissante (pièces vénitiennes vers 1610) avec Capriccio Stravagante et Vox Luminis.

Je devrais dire que c'était trop, mais à part Cavalli et Kleist, que du tout premier choix. Mieux encore, la plupart était réellement de l'ordre des spectacles marquants à l'échelle d'une vie de spectateur (Venise 1610, Cœur, Les Horaces, Faust, Norma, Proserpine !).

Et il reste encore, pour finir le mois, le Faune et le Sacre sur instruments anciens, Strindberg et l'ECMA (dont je toucherai un  mot). Pour Büchner, ça attendra janvier. Et j'ai dû renoncer, faute de temps, aux extraits des Éléments de Lalande & Destouches, malgré l'écoute avide du très beau disque.

Que nous promet novembre ? 



Programme de novembre

Pas le même taux de raretés absolues si on parle exclusivement d'opéra, quasiment toutes concentrées dans une seule semaine d'octobre… Mais beaucoup, beaucoup tout de même à voir pour le mois qui vient.

J'attire tout de même votre attention sur quelques friandises hors des grands circuits :

♦ Musique vocale de Kapsberger, Merula et Strozzi, accompagnée à la guitare baroque (avec aussi des solos de Sanz). Hôtel de Soubise (pas cher).
♦ La Messe de Boutry (1661) par Le Vaisseau d'Or, un inédit qui témoigne de la polyphonie rémanente du style Louis XIII. Sainte-Élisabeth du Temple (rémunération au chapeau, il me semble).
♦ Motets d'Henry du Mont par l'ensemble Correspondances (Sébastien Daucé) à la Chapelle Royale de Versailles.
♦ Sonates pour violon et piano Hérold, Alkan, Godard. Concert associé à une thèse défendue au CNSM sur les sonates françaises pour cet effectif. Gratuit.
♦ Quintette avec piano de Pierné salle Turenne (aux Invalides). Il ne m'en reste pas de souvenir vivace, mais la musique de chambre de Pierné est au minimum bonne, en général (son piano solo est meilleur).
♦ Mélodies de Berkeley et Lili Boulanger à l'Amphi Bastille. Couplé avec de plus traditionnels Duparc, Fauré, Britten. 25€.
♦ Concert monographique Koechlin à l'Auditorium Bernanos, avec la Sonate avec violoncelle (par Cameron Crozman, un musicien assez considérable, capable de tout jouer à vue) et surtout un bouquet de très rares mélodies, interprétées par Sophie Albert, une soprane absolument délicieuse, idéale pour ce répertoire. 15€.
♦ Programme consacré à Henriette Puig-Roger (surtout connue comme professeur et comme organiste dans quelques disques anciens de musique symphonique avec orgue), où l'on jouera de ses mélodies et de sa musique de chambre (avec un peu de piano de Messiaen aussi). Salle d'orgue du CNSM. Gratuit.
♦ L'immense cycle de variations d'une heure de Frederic Rzewski, sur le fameux thème El pueblo unido… l'une des œuvres les plus injouables de tout le répertoire, et néanmoins dans un langage tout à fait accessible, faisant appel à des changements beaucoup plus sensoriels que théoriques. Un des moments du piano du second XXe siècle, qui recueille en général les suffrages aussi bien des radicaux que des rétros… Salle Turenne aux Invalides.
♦ Un nouvel opéra de Justine Verdier et Carlos Llabrès (Gradiva) par la Compagnie de L'Oiseleur. J'avoue ne pas du tout être tenté par l'intention (« opéra surréaliste », l'occasion d'un livret encore plus mauvais qu'à l'ordinaire, en général…), mais je dois bien admettre la clairvoyance (et l'accomplissement) des projets de L'Oiseleur des Longchamps, jusqu'ici !

Et puis… cours public de cor (le cours reflètera-t-il l'âme noire du misérable ?) et de direction d'orchestre (Alain Altinoglu) au CNSM, Weyes Blood passe dans un petit café de Paris, Malakoff fait une semaine entière avec un opéra traditionnel chinois (voir la série de notules sur CSS) d'un style différent chaque soir !

Côté théâtre, Les Gens de Séoul, pièce japonaise autour d'une famille de colons en Corée à l'aube (puis, pour la seconde soirée, à la fin) des guerres de 14, sera jouée à Gennevilliers et Pontoise (en japonais, bien sûr). Et aux Abbesses, on aura l'Iphigénie de Goethe.



Expositions

Voici le fruit de mon relevé personnel, pas très original (je ne suis qu'un petit garçon pour les expositions, et il me reste tant de lieux permanents à découvrir), mais s'il vous inspire jamais…

→ Woerdehoff – Vestiges de l'Empire (photos) – 26/11
→ Louvre – Bouchardon – 05/12
→ Chantilly – Grand Condé – 02/01
→ Cartier – Orchestre des Animaux – 08/01
→ Custodia – Fragonard-David – 08/01
→ École des Beaux-Arts – Pompéi – 13/01
→ Orsay – Napoléon III – 15/01
→ Petit-Palais – Wilde – 15/01
→ Petit-Palais – La Paix – 15/01
→ Louvre – Le Tessin – 16/01
→ Guimet – Jade – 16/01
→ Rodin – L'Enfer – 22/01
→ Jacquemart-André – Rembrandt – 23/01
→ Fontainebleau – Chambre de Napoléon – 23/01
→ Delacroix – Sand – 23/01
→ Judaïsme – Schönberg – 29/01
→ Invalides – Guerres secrètes – 29/01
→ Orangerie – Peinture américaine – 30/01
→ Luxembourg – Fantin-Latour  – 12/02
→ Galliera – Collections – 17/02
→ Arts Déco – Bauhaus – 26/02
→ Dapper – Afrique – 17/06
→ Histoire Naturelle – Ours – 19/06
→ Histoire Naturelle – Trésors de la terre – jusqu'en 2018…

Pour l'instant amené une demoiselle vertueuse voir Magritte (elle a semblé agréablement surprise par la taille de ce qui était exposé), où les commissaires ont astucieusement articulé les préoccupations du peintre (assez répétitives) avec les classiques de la question de la représentation : le Veau d'Or, la Caverne, les raisins de Zeuxis…
Au demeurant, ce n'est non plus le peintre du siècle, je ne suis pas sûr, malgré la publicité tapageuse, que la queue vaille Magritte.

Toujours au Centre Pompidou, l'exposition Polyphonies, censée poser des questions profondes autour de la voix, consiste en réalité en deux salles : une pièce avec des pupitres sans musique (interrogeant les aspects actuels des conflits armés) et une autre contenant la vidéo et les objets d'une performance passée… On peut y accéder avec le billet du musée permanent, et ça ne vaut pas vraiment le voyage – outre que ça m'a paru convenu et faible, c'est surtout très court (seulement une œuvre de réellement présente, en fait). En revanche, on peut voler la partition et les gants assez facilement, si jamais vous nourrissez un penchant expo-fétichiste.

Et puis testé l'expo sur les représentations primitives de l'ours à Saint-Germain-en-Laye, toute petite présentation dans les superbes salles Renaissance du château… vu pour des raisons biographiques, disons – auxquelles seuls les aèdes auront un jour accès.
    Il faut souligner que l'accueil au château est absolument formidable : tout le personnel (sécurité, billetterie, surveillance des salles) arbore un sourire plein de simplicité ; à 30 minutes de la fermeture, on peut entrer et faire tout le château (sans payer, d'ailleurs) ; 35 minutes plus tard (!), on vient poliment voir chaque visiteur pour lui glisser discrètement que dans 5 minutes, on va commencer à fermer.
    Être bien accueilli n'est pas extraordinaire en soi, mais tout le monde semblait tellement décontracté (à l'heure de la fermeture !) et affable, c'est rare (nous avons bien croisé une dizaine de personnes, toutes sur le même ton). Quel contraste avec le ton passif-agressif des deux tiers du personnel de Pompidou…



Programme synoptique téléchargeable

Comme toujours :
Les codes couleurs ne vous concernent pas davantage que d'ordinaire, j'ai simplement autre chose à faire que de les retirer de mon relevé personnel, en plus des entrées sur mes réunions professionnelles ou mes complots personnels. Néanmoins, pour plus de clarté :
◊ violet : prévu d'y aller
◊ bleu : souhaite y aller
◊ vert : incertain
◊ **** : place déjà achetée
◊ § : intéressé, mais n'irai probablement pas
◊ ¤ : n'irai pas, noté à titre de documentation
◊ (( : début de série
◊ )) : fin de série
◊ jaune : événement particulier
◊ rouge : à vendre / acheter

novembre 2016

Les bons soirs, vous pourrez toujours guetter ma silhouette gracile agitant charismatiquement mon costume de soirée neuf dans les escaliers surpeuplés.

Cliquez sur l'image pour faire apparaître le calendrier (téléchargeable, d'ailleurs, il suffit d'enregistrer la page html) dans une nouvelle fenêtre, avec tous les détails.


Non, décidément, avec le planning de CSS, n'hésitez pas à montrer à vos amis comment vos jours de novembre s'allongent.

samedi 22 octobre 2016

Notturno – Nocturnes de la Semaine Sainte de Caresana et Veneziano


Le premier disque du jeune ensemble L'Escadron volant de la Reine, paru en mars dernier, présente deux découvertes absolument remarquables.

Il peut s'écouter intégralement, gratuitement et légalement en ligne.


Entrecoupées de pièces instrumentales tirées d'oratorios d'Alessandro Scarlatti, trois leçons de ténèbres napolitaines du second XVIIe siècle :
Première Leçon (du Premier Nocturne – il n'y en a pas d'autre musicalement, les deuxième et troisième nocturnes sont des lectures d'Augustin et de Paul) du Vendredi (c'est-à-dire pour le Samedi Saint, jouée la veille pour des raisons mondaines) de Cristofaro Caresana (1640-1709).
Troisième Leçon du Vendredi de Gaetano Veneziano (1665-1716).
Première Leçon du Mercredi (célébrant le Jeudi Saint) d'Alessandro Scarlatti (1660-1725).

Les deux premières sont des révélations : elles sont tout à fait écrites dans le style adopté par Lalande et Couperin (mais incluent des violons en supplément), avec un soin particulier apporté à la déclamation, tout en ornant à loisir de façon assez sophistiquée, et beaucoup plus mobile harmoniquement que la norme du temps, même italienne. Même lorsque la musique s'emballe vers un style plus tardif, chez Veneziano, la déclamation conserve quelque chose de hiératique et encore très verbal, loin de la vision purement instrumentale du XVIIIe siècle italien.

Je suis moins séduit par la virtuosité de la cantate de Scarlatti, témoignant d'une autre école (commençant alors à se développer), plus proche de l'univers du seria, donc Scarlatti fut, précisément, un pionnier. Des airs isolés, des instruments solistes (un violoncelle, même !), une forme de virtuosité plus superficielle, moins harmonique, moins spitiruelle.

escadron lefebvre scarlatti caresana veneziano

La réalisation de l'ensemble L'Escadron volant de la Reine est formidable, avec des couleurs qui sentent la formation française (étonnant, tous leurs programmes sont néanmoins du baroque allemand ou italien…). Et Eugénie Lefebvre, une fois de plus, étale une collection incroyable de vertus : déclamation sophistiquée, voix à la fois lumineuse et ronde, projetée et très moelleuse dans le bas-médium (elle garde son timbre de soprano tout en ayant l'épaisseur d'un bas-dessus), souple et éloquente… on ne fait pas mieux pour ce répertoire.

Une des plus belles parutions de musique sacrée baroque, dernièrement – et parmi les plus originales. En effet, si ce répertoire sacré italien du XVIIe est quelquefois donné en concert (en Italie et… à Paris), il est assez peu enregistré.

vendredi 21 octobre 2016

Pourquoi la vie de musicien ? – Herreweghe & Brahms


Pourquoi. La question est souvent raillée, souvent caricaturée, souvent dénigrée… mais c'est une vraie, une belle, une grave question. Et, oui, dans ma proverbiale insolence, j'ose la poser. Parfaitement. Pourquoi.
Tremblez, vous les tièdes, vous les serviles, je l'ai posée cette question indicible, et je la repose encore, impavide.



Pour accompagner votre écoute, je vous laisse le choix. Mais prenez garde (la Dame blanche vous entend) :

herreweghe bruhns herreweghe bruckner

Vrai disque. Faux disque.



Herreweghe dans le Deutsches Requiem

À la suite d'un concert que j'ai par ailleurs adoré (Ein Deutsches Requiem de Brahms avec l'Orchestre des Champs-Élysées et le Collegium Vocale de Gand, un des plus beaux timbres de chœur au monde), je me suis posé cette question – qui me revient souvent.

Je ne parle pas de la vocation, ni de la nécessité de jouer des choses imposées pour le musicien de rang ou pour le chef débutant ou obscur qui doit accepter les engagements pour vivre et se faire connaître (ce qui passe plus souvent par Beethoven que par Czerny, c'est entendu). Mais pour le chef d'ensemble, d'orchestre qui a atteint une renommée telle qu'il peut jouer ce qu'il veut, les ressorts me restent obscurs quelquefois.

Je révère Philippe Herreweghe depuis toujours, il est l'un des premiers chefs d'opéra dont j'aie écouté une intégrale (Armide de LULLY, donc), et je suis toujours resté complètement sensible à sa manière, à son élégance jamais molle, à son maintien souple, et à l'évidence (de ce qui pouvait paraître, à l'origine, une radicalité), transformant en un instant tous les autres en dangereux extrémistes fourvoyés.
Même ses innombrables relectures de Bach, même ses incursions plus récentes dans Beethoven ou Bruckner m'ont toujours convaincu comme touchant une juste mesure, approchant une forme de vérité de l'esprit.

Pourtant, à l'écoute de ce Deutsches Requiem, une question que je me posais en sourdine depuis longtemps (pourquoi, si vous avec bien suivi) resurgit avec violence.

Nous avons un chef visionnaire (le premier à jouer en intégralité une tragédie en musique sur instruments anciens, autre que Rameau en tout cas), et que joue-t-il depuis vingt ans ?  Toujours les mêmes compositeurs, et pis, les mêmes compositions des mêmes compositeurs.

Or, dans ce Deutsches Requiem, je ne perçois pas cette nécessité comme impérieuse. Il est très beau, mais je n'y entends pas de nouveauté de conception particulière (l'orchestre sonne très brahmsien, assez opaque, d'abord parce que ce n'est pas formidablement orchestré, mais même pas différemment d'une version traditionnelle). Plus décontenançant, l'orchestre tend à crincrinner, les bois à ne pas être parfaitement juste… restent les détachés dans l'articulation, vraiment intéressants, mais qui entraînent souvent des trous dans le spectre, surtout dans l'acoustique sèche (superbe mais impitoyable) du Théâtre des Champs-Élysées – s'il n'y avait le chœur pour combler, ce créerait un malaise.

Du point de vue de l'effectif, cinq contrebasses, donc un grand orchestre comme d'habitude, et de la facture, quelques différences (clarinettes en particulier), mais enfin, à cette date, la différence de facture est plutôt de l'ordre du confort de jeu que de la nature du timbre. Les timbres ne sont absolument pas typés, en tout cas – le mode de jeu change, lui, un peu, mais rien qu'on ne puisse obtenir très facilement sur les instruments modernes habituels.

De même, on pourrait attendre d'une formation chorale aussi limpide et souple des qualités de diction (pas du tout) et une mise en valeur de l'intensité des frottements harmoniques (dans les mises à nu du premier mouvement par exemple – il le fait admirablement dans les chœurs de Bruckner), mais non, on assiste à une lecture parfaitement traditionnelle. Superbe, bien sûr, mais quand on se déplace pour entendre Herreweghe, on espère un peu plus que du joli comme les autres.

[Par ailleurs, moi qui râle toujours après le choix de célébrités, je me demande ce qui a motivé l'embauche d'Ilse Eerens et Krešimir Stražanac en solistes – anciens du chœur ? –, valeureux, mais pas très sonores ni marquants dramatiquement, ce qui est étonnant pour une œuvre où les choristes obscurs qui l'ont étudié sont légion… quitte à prendre peu pas célèbre, ça donne justement le luxe du choix pour trouver le plus adéquat, et Herreweghe a amplement le vivier pour recruter, ne serait-ce que dans son chœur !]



Quelle démarche musicale, quelle vision du répertoire ?

Herreweghe a été un pionnier. Je comprends son désir de « mettre à jour » Beethoven, Bruckner, Dvořák, Mahler, Fauré, c'était bienvenu, même s'il a franchi le pas alors que ces répertoires avaient déjà été relus par Norrington, Gardiner, Harnoncourt, Spering… Il apportait par ailleurs une vision singulière des apports informés : épurée, apaisée, décantée, sans la sècheresse ou la rage de ses collèges.

Néanmoins, à présent qu'il a montré sa valeur dans la Solemnis et les Symphonies, dans les Motets et Messes de Bruckner, dans le Dvořák sacré, et dirigé des Mahler et Fauré tout à fait opérants, peut-il se contenter de rejouer les œuvres les plus rebattues du répertoire, pour ne rien dire de plus que les autres ?

Quel est l'intérêt, pour moi, d'entendre une centième Cinquième de Bruckner un peu molle, un millième Deutsches Requiem simplement très bien et ressemblant à tous les autres (en plus, le choix des solistes est étrange, pas très marquant) ; et surtout (car moi, je suis biaisé par l'offre pléthorique, si c'était mon seul concert de l'année, je serais hystérique, et pas par erreur), comment lui peut-il s'en accommoder ?  N'aurait-il pas envie de renouer avec son travail visionnaire et fouir plus avant dans le répertoire sacré de Le Jeune, Guédron, Rossi, Carissimi, Schein (qu'il a fait), Scheidt, Moulinié, Buxtehude (idem), Collasse, Keiser ?  Ou, s'il est devenu décidément trop romantique, s'intéresser aux chœurs sacrés de Herzogenberg, largement du niveau de Brahms (à mon sens supérieurs, même – une notule est en préparation sur le sujet) dans le registre post-mendelssohnien ?
Ce n'est pas le répertoire extatique qui manque.

D'autant que son fonctionnement en tournées permet de faire entendre un peu partout en France ces œuvres, et que son rayonnement personnel est suffisant pour inciter les gens à oser son répertoire – il a gravé Hassler et Byrd, bon sang !

L'hypothèse (absolument pas vérifiée) que je fais est qu'il doit avoir une sorte de liste close de compositeurs touchés par la Grâce, un sens un peu téléologique (théologique ?) du répertoire, et que les magnifier est un peu comme redire un texte saint. En tout cas, c'est ce type de sensibilité qui transpire de son allocution en mémoire de Philippe Beaussant et de ses choix de répertoire (Bach, à l'infini…). De mon point de vue, ça a quelque chose d'un brin tristoune, mais c'est un mode de conception de programme comme un autre, qui vaut bien ouverture-concerto-symphonie après tout.



J'adopte ce prisme pour parler de Herreweghe (et des autres), parce qu'il me paraît plus intéressant pour essayer de regarder les perspectives, mais j'aime énormément sa manière (en plus de mon lien historique avec lui) et je me précipite sur ses disques et ses concerts avec plaisir à chaque fois… Il ne faut pas le voir comme un jugement – malgré le titre de l'adresse, liée à un ancien site abandonné, je n'écris pas de critiques – même pas comme une réclamation (l'offre est suffisamment vaste, à Paris comme au disque, pour qu'il fasse ce qu'il veut !), mais plutôt comme une invitation à la réflexion sur ce qui se joue dans les choix individuels de répertoire. La façon dont chacun, finalement, façonne le legs du fonds de répertoire, impose des titres ou valide ceux qui ont été choisis avant lui.

Pour finir, deux fun facts que je n'ai pas réussi à placer :

♣ Alexis Kossenko, fondateur des excellents Ambassadeurs (ceux du disque seria de Staskiewicz), est flûte solo dans l'Orchestre des Champs-Élysées.

♣ Ah oui, sinon, je ne l'ai pas dit, les Chants sérieux de Brahms, qu'est-ce que c'est atrocement orchestré. Oui, même en vrai, et même sur jolis crincrins. Donc vraiment atrocement.
[Et je ne me fais décidément pas à son sens très lâche de la prosodie dans le répertoire du lied, sans contrepartie mélodique d'ailleurs. Tellement étonnant pour un compositeur aussi éloquent, et mélodiquement prégnant, dans la musique de chambre (et chorale !). Syndrome Mendelssohn ?]

samedi 15 octobre 2016

Norma par I Barocchisti : béatitude du belcanto sans glotte


Soirée amplement attendue et commentée, mais qui m'intéresse pour une raison de traverse.

Qu'est-ce qui est ennuyeux dans le belcanto ?  L'absence d'enjeu dramatique, l'écriture uniforme (pas de modulations), les chanteurs avec des voix parfaitement homogènes qui n'articulent ni n'expriment rien, l'orchestre indigent et pataud…

belcanto ordinaire
Belcanto ordinaire.

Or, cette fois, on a tout l'inverse.

Norma est l'un des (très) rares livrets de seria (baroque, classique ou comme ici romantique…) prenants : une adaptation du mythe de Médée dans le cadre (rarement exploité avant la Troisième République, et encore moins en Italie !) de la Gaule romaine. Je me demande (même s'il s'agit de l'adaptation d'un drame français d'Alexandre Soumet) comment le public italien a pu recevoir cette représentation des Romains en oppresseurs et suborneurs, et la célébration de leur massacre sur scène. Message politique codé contre les Autrichiens (création à Milan), ou vraiment une prise du public à rebrousse-poil, comme Meyerbeer dans Robert le Diable ou Les Huguenots ?
    En tout cas, un décor original, une matrice forte (qui ne se résume pas à une amourette contrariée), et un rythme dramatique assez soutenu, avec beaucoup d'action et de retournements de situation, dans une langue un peu plus riche que pour l'ordinaire des livrets, du fait des évocations druidiques.

Bellini est l'un des rares de la période, aussi, à travailler assez finement sur ses modulations – oh, des modulations à la mesure du belcanto romantique, bien sûr, mais le faire au cours d'un morceau (ou même simplement reprendre en mineur le même thème en le répétant) est assez peu courant, et fait une différence considérable (entre le robinet d'eau tiède et une musique qui commence à exprimer quelque chose).
    Il n'est même pas besoin de mentionner la séduction mélodique de Norma, qui a fait son succès à travers les âges.

¶ L'un des grands ennuis du belcanto romantique provient de ces orchestres flasques, épais, lourds, qui égrènent lentement et pesamment des accompagnements sans saveur. L'ensemble I Barocchisti, malgré l'annulation de Diego Fasolis, fournit un accompagnement doté de couleurs proprement inouïes (les hautbois et clarinettes en poirier !). À cela s'ajoute la netteté d'articulation, la légèreté de touche, l'aération du spectre… Rien qu'écouter l'ouverture est un moment de jouissance incroyable.
    Et, durant l'opéra, toutes les lignes d'accompagnement sont audibles, motoriques, tournées vers l'action…Voilà qui change tout.

¶ Et pourtant, ce n'est pas tout : corollaire de ce choix, la possibilité de chanter très doucement, de choisir des voix légères, de faire sonner le texte. Tout l'aspect démonstration de force (qui fait partie de l'essence de ce répertoire, et qui peut néanmoins broyer méchamment les orteils) disparaît, pour ne laisser que le texte à nu, les changements de couleurs harmoniques, et de beaux timbres pas du tout hululants.
    De même pour le Chœur de la Radio-Télévision Suisse Italienne (sis à Lugano), de longue date rompu (malgré des formations initiales lyriques tout à fait classiques) à chanter abondamment Bach comme des spécialistes, entraîné par Fasolis. Voix glorieuses, mais souples et limpides, sans aucune commune mesure avec les chœurs de maisons d'Opéra, même bons, qu'on entend d'habitude.

¶ La mise en scène de Patrice Caurier & Moshe Leiser apportait une qualité de direction d'acteurs rare, et d'autant plus pour une production importée (où la rigueur des indications se distend souvent au gré de la routine et de la valse des assistants). La transposition dans une Gaule résistante (avec Pollione sans doute membre de la Gestapo) fonctionne finalement de bout en bout : réunions secrètes, sacrifices, et surtout la réactivation de l'idée de la trahison. Montrer devant un public français une femme, héroïne de l'œuvre, qui empêche son réseau d'agir pour protéger son amourette avec le pire représentant de l'oppression ennmie, voilà qui suscite tout de suite des affects forts chez le spectateur. Pourtant, je trouve ridicule la contradiction de convoquer l'intermporalité d'une intrigue pour, justement, forcer son déplacement (surtout avec des nazis, le truc jamais vu…) ; mais ici, la réussite, à la fois visuelle, atmosphérique et cohérente dramatique, accroît au contraire la densité du propos d'origine. Ça cogne dur, et sans expédient pour choquer le bourgeois.
     Leur mise en scène est ainsi constellée de trouvailles, œuvrant toutes dans le même sens. Particulièrement admiratif du sacrifice de Flavio – ce comprimario ne sert à rien, simple cheville permettant à Pollione de raconter ce qui s'est passé avant. Ici, il est mis à mort par les résistants (il avait bien averti Pollione qu'il ne fallait pas s'attarder dans le camp ennemi, c'est dans le livret !), ce qui explique son absence du reste de l'ouvrage et crédibilise la violence qu'on trouve ensuite. Ce peuvent aussi être une multitude de micro-gestes (Norma contredit sa violence en chassant Pollione, en s'agrippant douloureusement au fauteuil devant elle) qui approfondissent les psychologies. Les entrées et sorties, les dispositions du plateau, tout fait sens.

Tout était donc au meilleur niveau, on a simplement renoncé à l'apparat vocal (mais on a eu des diminutions !) et à la mélasse orchestrale, en ne conservant que le meilleur : la musique brute, le drame, le texte, les timbres. Et c'était d'une puissance jubilatoire qu'à vrai dire je ne soupçonnais même pas.

Ici se termine la notule. Mais pour ceux qui veulent quand même de la glotte, je dis un mot des chanteurs ci-dessous.



belcanto baroque
Vue panoramique de l'orchestre d'hier soir dans Norma.



J'ai dit sans glotte, parce qu'il n'y avait pas de grosses voix tonitruantes, vaporeuses et invertébrées, et cependant, la fête vocale était très réelle, à rebours de l'esthétique de voix très rondes, en arrière et monovocaliques qui est à la mode dans ce répertoire (au prix de la destruction de superbes personnalités, syndrome Damrau, Yoncheva et dans une moindre mesure Peretyatko).

L'enchantement de la soirée, de ce point de vue, était Rebeca Olvera (Adalgisa), habituée de Zürich, où elle chante plutôt Barberina, Isolier ou Frasquita, c'est-à-dire plutôt de petits rôles et en tout cas des rôles de typologie très légère. Il s'agissait, comme avec Sumi Jo dans le disque (choix plus discutable considérant que la soprano tient les parties basses dans cette édition), de créer un contraste avec Bartoli, sans l'écraser.
    La révélation est fulgurante : le meilleur de l'Italie est là. Voix franche, au timbre clair, aux fondations solides, avec des graves tout à fait sonores (et pas du tout gonflés), et, lorsque c'est nécessaire, une ampleur complètement glorieuse – pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé fasciné par une messa di voce (le chanteur fait enfler puis diminuer le son sur la même note), passant de la jeune fille timide à un roulement de tonnerre déchirant en l'espace de quelques instants. Le mordant d'un italien très juste et gourmand, couplé avec la rondeur et la continuité d'une belcantiste beaucoup plus ample. C'est la voix de Catherine Gillet greffée sur le moteur d'Ermonela Jaho.
    Une des voix les plus impressionnantes, les plus belles et les plus expressives que j'aie entendues dans une salle d'opéra.

Norman Reinhardt (Pollione) est superbe en retransmission et évoque assez le timbre de Gregory Kunde ; en salle, il tire profit de l'accompagnement très discret pour rechercher des nuances délicates et intimistes, grâce à sa belle voix mixte, dans la lignée de l'ensemble de la production, plus proche du silence que de la tonitruance. Il manque simplement la possibilité physique de proposer des nuances du côté des forti, ce qui n'est pas un problème ici, mais va effectivement contre la typologie ordinaire du personnage (héroïque, voire fruste). Une fois de plus, concordance parfaite avec la mise en scène – son pouvoir ne s'asseoit pas sur la violence directe.
    De près, on devait entendre les superbes irisations qui passent en retransmission, moins en fond de salle où on perçoit la plupart du temps une jolie voix mixte beaucoup plus habituelle.

Je ne suis pas un fanatique de la voix de Cecilia Bartoli (Norma), ni celle d'autrefois (un peu nasale et très étroite), ni celle d'aujourd'hui (largement émise à l'intérieur du corps, assez pharyngée, sonnant avec assez peu de naturel pour un petit format…). De surcroît, le timbre était légèrement voilé au premier acte, et tout de même un peu gris – sans doute à force de se protéger en chantant plus large que son naturel.
    Mais il faut rendre les armes devant la qualité des nuances, la force de la déclamation (les récitatifs de femme jalouse sont caractérisés par une kyrielle de petits détails d'articulation contre-intuitifs qui matérialisent immédiatement les contradictions du personnage) et l'autorité scénique (je trouvais la crainte d'une résistante étrange pour la Gestapo, mais quand elle entre, c'est sûr, on se tait). Je n'aime pas tout, et particulièrement pas les parties de délibération déploratoire (déjà moins intéressantes en elles-mêmes), où la ligne paraît plus hoquetée et le timbre moins beau que chez la concurrence, sans qu'il y ait de contrepartie dramatique substantielle, mais pour tous les duos et ensembles, le charisme compense largement ce qu'il manque en charme vocal.

Je trouve sincèrement que l'adulation qui l'entoure s'explique avant tout par son positionnement commercial spécifique, mais considérant sa présence (visuelle et sonore, en scène et hors scène), et surtout son influence dans la pensée musicale d'aujourd'hui (redécouverte des opéras de Vivaldi, remise à l'honneur de compositeurs injustement négligés comme Salieri ou Steffani, et maintenant le coup de pouce décisif au dégraissage du belcanto romantique), sa curiosité extraordinaire, je ne peux que me réjouir que ce soit elle qui en profite.
    Vocalement, je trouve l'hystérie autour de Jonas Kaufmann plus logique (il est plus singulier, plus spectaculaire aussi), mais lui se contente de jouer les grand rôles déjà connus et de trimballer le même récital de lied depuis quinze ans… Aussi plus que pour n'importe qui d'autre, les trépignements qui accueillent Bartoli, même exagérés (plein de monde chante mieux qu'elle), me sont sympathiques.



Il n'y aurait donc que deux réserves à cette production, qui ne m'ont de toute façon en rien gêné. Mais elles m'intriguent.

L'Oroveso Péter Kálmán, indépendamment de sa qualité vocale débattable (les aigus ouverts, à ce niveau, c'est étrange) était tout à fait en décalage avec le reste du plateau, émis en force, même pas dans la tradition des grosses basses ronflantes du répertoire italien ostentatoire, mais plutôt du vérisme, comme lorsqu'on jouait Giulio Cesare de Haendel avec des chanteurs verdiens… Pas moche, mais étrangement hors cadre.

¶ Les décalages à l'orchestre étaient incessants. Était-ce le nombre de musiciens supplémentaires (I Barocchisti étant d'ordinaires plus spécialistes d'un répertoire s'étendant de Monteverdi à Gossec), le manque d'habitude d'accompagner des chanteurs (pourtant assez réguliers, pas du tout éhontément fantaisistes dans leur rubato), le manque de répétition avec le remplaçant de Fasolis, Gianluca Capuano, ou sa peine à se faire comprendre des musiciens ?  En tout cas, il arrivait extrêmement fréquemment (plusieurs fois par tableau) que l'orchestre ne frappe pas son temps en même temps que le chanteur, et cela ne réglait pas avant l'arrivée d'une nouvelle ligne mélodique !  Pourtant, ce n'est pas une partition retorse techniquement…
    Gianluca Capuano a fait des études de direction et a déjà dirigé ce chœur, eu son expérience aurprès du Concerto Köln… mais lorsqu'on n'est pas chef d'ensemble, est-il possible de communiquer de façon traditionnelle avec ce type d'orchestre ?  En tout cas, c'est étonnant pour des musiciens de ce niveau. Comme mentionné il y a très peu de temps, le peu de rubato (liberté prise avec le rythme écrit et la régularité du tempo) est plaisant pour moi, sans doute pas authentique historiquement, et réagir ou anticiper vis-à-vis des libertés des chanteurs demande un métier particulier… mais à ce degré (rester décalé d'un quart de croche pendant vingt secondes !), et aussi souvent, c'est très inhabituel, je me demande ce qui peut en être la cause.



Je ne me suis pas penché sur les partitions (enfin, joué ça au piano très souvent, voire un peu chanté, mais pas regardé les originaux) pour dire qui a raison dans le débat de la vraie Norma, Bartoli revendiquant être la seule à jouer la version authentique – il est vrai préparée par Biondi et Minasi –, les détracteurs l'accusant de bricoler pour adapter le discours musicologique à sa voix. Ce serait intéressant à faire à l'occasion, mais Norma n'est pas pour l'instant mon sujet prioritaire.

On peut simplement remarquer, en toute bonne foi, que l'orchestre sonne bien mieux ainsi (je ne dis pas qu'il y ait eu autant d'air dans le spectre à l'origine, mais en le jouant à un tempo allant et avec une légèreté de touche qui permet aux chanteurs de s'exprimer sans forcer, tout fonctionne immédiatement). Et que le tempo n'était probablement pas aussi régulier, pour laisser les chanteurs briller.

Dans l'attente de nouveaux développements, vous pouvez toujours vous occuper en feuilletant autour de ce thème :
◊ Mon opinion affectueuse sur le phénomène Bartoli.
◊ Mon opinion critique sur la cage dorée Bartoli (un débat).
◊ Ma réception du studio de Normatoli (avec la Scintilla et Antonini).
◊ Un autre Bellini riche, I Puritani.
◊ Un autre opéra atypique du belcanto romantique : Il Templario d'Otto Nicolai, d'après Ivanhoe.


mercredi 12 octobre 2016

Les plus beaux quatuors – les nouveautés commentées


Du nouveau dans notre petite liste de conseils en matière de quatuor. Cette fois-ci, pour qu'elle soit davantage utile, un petit bilan sur chaque corpus ajouté ou enrichi.

Avantage considérable dans ce répertoire : tous se trouvent en disque (et, l'exploration méthodique du répertoire étant chose récente, à peu près tous disponibles). L'originalité est déjà rare dans les concerts de quatuor, alors des corpus entiers, cela n'arrive à peu près jamais – sauf manifestation exceptionnelle, comme lorsque la Biennale de Quatuor de Paris propose une exploration minutieuse Chostakovitch-Vainberg !  Mais il faut de grands moyens et beaucoup de volonté.
        On ne rencontrera jamais, en dehors de ces circonstances très particulières, de concerts consacrés à un seul compositeur ; comme partie d'intégrale Beethoven éventuellement, et peut-être occasionnellement un tout-Mozart, mais le concert de quatuor est particulièrement codifié, on se doit de mélanger trois compositeurs d'esthétiques différentes. Et, pour arriver à remplir les jauges, en général des choses pas trop interlopes – le concert de quatuor étant déjà, en lui-même (à tort, d'ailleurs), la chose des initiés.


montgeroult cimetière
Le quatuor, occulté et inaccessible comme un ossuaire montgeroldien. Alors qu'il suffit d'en pousser la porte mal scellée.


Sont ainsi ajoutés ou complétés dans la liste constituée depuis octobre 2011 (dernière mise à jour en janvier 2015) :

Luigi Boccherini, considéré comme le créateur du quatuor avec Haydn, et chez qui l'on trouve quelques très jolies choses à condition de se donner le temps de chercher dans un corpus foisonnant.

Luigi Cherubini, qui ne se limitait nullement à l'aimable compositeur d'opéras-comiques moyens ou aux grandes fresques sacrées très impressionnantes de ses deux Requiem. Les quatuors centraux, en particulier, sont d'un enthousiasme et d'un panache très aboutis pour cette époque, lorgnant déjà vers le caractère des Mendelssohn.

Allors que ce sont surtout ses pièces pianistiques (très directes, d'un beau caractère mais pas toujours profondes) qui ont conservé leur réputation, les symphonies et les quatuors de Norbert Burgmüller témoignent d'un tempérament exceptionnel – n'eût-il pas été fauché si tôt, on tenait peut-être l'une des grandes figures du siècle.

♦ J'ai déjà dit à de nombreuses reprises mon admiration effrénée pour certaines œuvres du legs à Carl Czerny (la Première Symphonie il y a déjà longtemps pour un des premiers Carnet d'écoute, le Nonette plus récemment dans les Instants ineffables). Il figurait déjà dans la liste pour ses quatuors en ré mineur et mi mineur, à mon sens du niveau des derniers Schubert (ceux de Bruch peuvent y ressembler, mais ceux de Czerny ont, de surcroît, une qualité de facture assez équivalente) ; et voilà que je découvre il y a peu (un Carnet d'écoute en a parlé) que Capriccio a publié non seulement ceux-là dans une nouvelle interprétation, mais y a adjoint deux autres quatuors jamais captés !  Un brin moins superlatifs, mais deux disques de quatuors de Czerny, quelle orgie !

♦ Dans la veine assez archaïsante (au sens d'attardé) du romantisme danois, les quatuors de Christian Frederik Emil Horneman sont parmi les rares à mériter réellement le détour (même ceux de Langgaard, encore plus tard peuvent paraître ternes – alors Gade !). Le final tout de bon mozartien du deuxième quatuor est complètement hors de l'action artistique européenne de son temps (tard dans le XIXe…), mais on y trouve ce charme franc, dépourvu de tout souci de recherche, du compositeur qui fait de la musique pour elle-même, sans aucune velléité de laisser son empreinte dans le système musical. Un peu l'attitude d'Asger Hamerik.
Le reste de son catalogue n'est pas dépourvu d'attraits non plus.

♦ Gros coup de cœur pour les quatuors d'Eugen d'Albert, décidément plein de surprises – surtout célèbre pour ses opéras, et essentiellement Tiefland, sa Symphonie en fa est une merveille du postromantisme élancé, ses concertos pour piano laissent la part belle à un orchestre éloquent et poétique, et ses quatuors, donc, ménagent, comme les meilleurs moments des symphonies de Franz Schmidt, un équilibre spectaculaire entre ambition structurelle germanique et simplicité d'accès avec des thèmes très simples et directs.
Il en existe au moins deux versions, Sarastro SQ et Reinhold SQ, je recommande la seconde, beaucoup plus ardente (même si le dernier mouvement du 1 y est moins primesautier) ; néanmoins les deux sont très belles et n'occultent en rien les qualités de ces pages.

♦ Complété mon écoute des quatuors de Joseph Suk, très différents selon les interprétations (folklorisme du Quatuor Suk, concentration germanique du Quatuor Minguet – contre toute attente, je suis beaucoup plus convaincu par la seconde approche), mais en tout cas d'une densité et d'une finition digne des meilleurs représentants de la discipline en cette fin du XIXe siècle. Le Deuxième, moins évident, explore une veine un peu plus retorse qu'on n'associe pas d'ordinaire à Suk – quasiment autant décadent que postromantique. Voilà un compositeur, assez bien servi au disque, particulièrement mal au concert, qui ménage sans cesse des surprises si on se limite à l'image du gentil post-Smetana qui semble primer dans les consciences, et ne reflète qu'une part limitée de son legs – Zrani !

♦ Le quatuor en la mineur de Fritz Kreisler constitue une agréable surprise : son romantisme simple, dépourvu des vanités de la virtuosité, séduit avec beaucoup de douceur.

Volkmar Andreae, fameux comme chef brucknérien (rapide, extrême, cassant, ardent, exaltant la cursivité et la discontinuité, à l'opposé de ce qu'est devenue depuis la tradition brucknérienne mystico-hédoniste, assez contemplative et enveloppante), révèle des qualités très différentes comme compositeur : d'une simplicité presque néoclassique (en tout cas d'un romantisme très apaisé et consonant), son deuxième quatuor nourrit une forme de plénitude modeste, assez délectable. Le reste de sa musique de chambre (deux disques complémentaires ont paru chez Guild, mais Chandos a aussi commis au moins un disque) déroule les mêmes qualités, même si ce second quatuor en est le plus bel accomplissement.

♦ Autre figure faussement connue, Ottorino Respighi : ses trois cycles orchestraux tape-à-l'œil, son Tramonto, son opéra La Fiamma tracent un portrait commun, ou facile, qui ne rendent pas justice à tous les aspects du compositeur. Son intérêt pour les musiques des siècles précédents et sa perméabilité aux esthétiques plus décadentes ont nourri des œuvres beaucoup plus inattendues – Metamorphoseon modi XII ne ressemble à rien d'autre et constitue, je crois, une réussite assez saisissante.
Sans être forcément très atypiques, ses quatuors (en particulier celui en ré mineur, le moins intéressant étant le plus célèbre, le Quartetto dorico) disposent d'une intensité certaine et explorent de belles couleurs sombres et intenses, pas dénuées de personnalité (sans ressembler au Respighi habituel).

♦ Les quatuors de Kurt Atterberg, sans révéler la face la plus spectaculaire du compositeur (qu'il faut chercher dans les deux premières Symphonies, ou dans son poème symphonique Le Fleuve, sorte de miroir augmenté de l'Alpensinfonie, concis et discursif au lieu d'étalé et contemplatif), se distinguent, dans le répertoire, par leur calme intensité.

♦ Chez Darius Milhaud, si le Premier Quatuor évoque la qualité de celui de Ravel, les suivants versent davantage dans le contrepoint un peu cursif et filandreux, de ce Milhaud qui peut écrire à l'infini des choses variées, sans qu'on perçoive bien le message ou la direction. Mais j'étais passé à côté du Deuxième, qui sans valoir le premier, explore plutôt les mêmes franges.

George Gershwin a commis une délicieuse Berceuse pour quatuor, un type de miniature peu courant pour cette forme où les compositeurs ont en général à cœur de prouver leur métier et leur solidité d'écriture (témoin les quatuors de Donizetti, très accomplis, jamais pauvres comme peuvent l'être certaines portions de ses opéras). Aucune influence jazz ici, mais une brève gourmandise complètement accessible tout de même.

♦ Les très courts quatuors d'Alan Rawsthorne (dix à quinze minutes, pour une esthétique encore romantisante !) explorent une langue à la fois consonante et un peu tourmentée qui évoque assez l'atmosphère de ceux de Schoeck – en particulier le Premier. Le « Quatrième », resté inédit, s'approche davantage d'un Quinzième de Chostakovitch vif. Moins enthousiaste des deux autres (et des Variations), que je n'ai pas inclus (mais qui méritent l'écoute).
Belle découverte, qui se trouve en plus par l'excellent Maggini Quartet – mais la version des Flesch chez ASV, eux spécialistes des décadents plus que des anglais, est très bonne aussi.

Le corpus de Lars-Erik Larsson figurait déjà parmi les chouchous de CSS, mais je précise au passage que les Intima minatyrer , la part la plus délectable du corpus, sont en réalité une sélection du compositeur, tirées de l'ensemble plus vaste des Senhöstblad (« Feuilles de fin d'automne ») inspirées des poèmes d'Ola Hansson. Ce dépouillement serein, un brin aphoristique aussi, se pare de remarquables vertus contemplatives.

♦ L'ensemble des quatuors de Grażyna Bacewicz (prononcé Grajéna Batsévitch) documente une évolution stylistique passionnante de 1938 à 1965 : car, si elle évolue (assez logiquement) d'un style tonal sombre (dans l'esprit des opéras de Schmidt, Pfitzner ou Hindemith) vers une atonalité de fait, et de plus en plus libre, la qualité des œuvres ne semble pas du tout corrélée à l'esthétique. D'ordinaire, on se prend à regretter les expérimentations radicales qui ont peu cassé la puissance des ressorts de l'ancienne manière ; ou on trouve au contraire superflue la documentation d'œuvre écrites avant que le compositeur n'ait trouvé le style qui fait sa gloire… Ici, au contraire, les réussites semblent assez également réparties. J'aime en particulier la veine plus traditionnelle du 1 et les explorations du 4, mais chacun se dirige dans une direction légèrement différente des autres.
Après de longues années d'obscurité, deux intégrales ont paru quasiment simultanément (chez Naxos et chez Chandos). Une fois n'est pas coutume, je suis davantage séduit par celle de Chandos (les timbres de l'intégrale Naxos étant un peu gris, comme dans les prises de son de leurs débuts), mais les quatuors exaltés ne sont pas exactement les mêmes dans les deux séries, qui méritent donc de toute façon le coup d'oreille.
Bacewicz a aussi écrit un quatuor pour quatre violoncelles et, plus original, un autre pour quatre violons (assez réussi !).

♦ Dans le même domaine de l'atonalité douce, le quatuor de Bo Linde mérite le détour : très expressif, et sans recourir à aucun expédient auquel on associe souvent le quatuor contemporain. Simplement de la musique bien faite, qui regarde sans doute un peu vers le passé (je vois que j'avais parlé de « Schoeck souriant » à son sujet)

♦ J'avais déjà confié mon exultation à la parution des quatuors de Georg Katzer, chouchou de longue date. Je vous renvoie donc à la notule correspondante.

♦ Au fil de ma découverte (récente, en août dernier) de la musique de chambre (hors piano, déjà écouté) de Charles Wuorinen, rencontre avec les quatuors, forcément. Ils ne sont pas aussi intuitifs que le généreux Sextuor à cordes ou que le genre de Zemlinsky sériel du Second Quintette avec piano, mais ils en partagent les qualités de directionnalité et de lisibilité. Intéressant pour varier les plaisirs. [Alors que le second XXe siècle, prodigue en quatuors, s'est à mon sens heurté mécaniquement aux dominantes de langages dont l'intérêt perceptible, pour le public, est davantage l'originalité du coloris que le discours musical à proprement parler – Boulez en étant l'archétype.]

♦ Le troisième quatuor de Daniel Börtz m'avait assez fortement séduit en l'écoutant, mais c'était il y a déjà dix-huit mois, il faudrait en toute honnêteté que je le remette pour en dire quelque chose d'un minimum pertinent. Néanmoins je l'avais mis de côté pour une liste de recommandations – assez pauvre en second vingtième pour les raisons évoquées à l'instant dans le paragraphe Wuorinen, je me permets donc de souligner son inclusion et d'inviter à la découvrir… et vais m'empresser de suivre mon propre conseil après la fin de mon intégrale Saint-Saëns.


montgeroult parc
L'âme de l'auditeur de quatuor, après avoir suivi les conseils de CSS.


Aussi découvert, dans cette période qui nous sépare de la dernière mise à jour (oui, vous les avez assurément comptés !), de beaux quatuors d'Elgar, Delius, ou bien les Deux pièces de Copland. Mais pas marquants au point de les inclure dans ce qui devait être une sélection serrée, et est devenu une sorte d'archive des quatuors à écouter et réécouter…

Pour bien faire, il faudrait commenter tous les autres corpus mentionnés, mais on voit bien la difficulté que cela poserait en temps et en format – ce serait quasiment plus un dictionnaire qu'une notule qu'il faudrait… et tant qu'à faire, avec plus de factuel et moins de subjectivité. Les dates de composition, la tonalité, les mouvements, le langage, la structure musicale interne, éventuellement la postérité… Mais pour cela, il existe déjà les volumes de Fournier – que je n'ai pas suffisamment lus pour mesurer s'ils incluent largement les titres que je suggère (ce ne serait pas une faute, une large part a paru durant notre récent âge d'or discographique, avec profusion de petits labels explorateurs, il aurait donc fallu dégoter toutes ces partitions, là aussi difficilement accessibles avant l'ère numérique absolue).

Dans l'attente, retrouvez ici la guirlande complète des conseils en quatuor.

dimanche 9 octobre 2016

Franco Fagioli, Anima Atenea, George Petrou : airs rossiniens sur instruments anciens


Je tiens à dire bien haut que, contrairement à que les précédentes considérations auraient pu laisser accroire, j'ai non seulement écouté cet album, mais bien aimé ce que j'y ai entendu. 
En effet, l'orchestre (Anima Atenea de George Petrou) est superbe, très atypique : orchestre sur instruments anciens, spécialisé dans l'opéra seria XVIIIe où il fait déjà des merveilles.

¶ C'est d'abord intéressant par la filiation ainsi tissée : le seria XVIIIe, déjà appelé belcanto, accueille la nouvelle esthétique classique dans la seconde moitié du siècle (moins de continuo, virtuosité plus héroïque que galante), puis le romantisme naissant et triomphant (vocalisation di forza, accompagnement simplement fonctionnel). Utiliser l'orchestre du XVIIIe siècle plutôt que celui du XXe siècle pour le jouer permet de se décentrer, de sentir les lignes de force communes entre les périodes. 

Anima Atenea nous donne aussi à entendre des équilibres nouveaux, sans doute plus conformes à ceux de la création. Je ne parle pas des conceptions « de chef » propres à ces relectures informées, issues d'une vision du chef-démiurge très XXe, mais de la puissance et des harmoniques propre à chaque pupitre : les grands ajustements de facture se font au cours du XIXe siècle, et chez Rossini, Donizetti et Bellini, l'orchestre standard du XXe siècle rend sans doute peu justice aux timbres et surtout aux puissances respectives des instruments.

¶ Mais surtout, le résultat transfigure ces partitions, généralement jouées en accompagnements discrets (dans le meilleur des cas) ou patauds (souvent), se contentant d'arpèges sur trois ou quatre accords, jetés sur un piano pour accompagner une jolie mélodie puis vaguement instrumentés – des cordes, et puis quelques interventions de vents pour colorer quelques détails. On ne peut même pas parler d'orchestration la plupart du temps, simplement de distribution intstrumentale pour l'orchestre, sans réelle conformation aux possibilités d'un orchestre (il est un peu tôt pour cela, certes, même si Salieri et certaines partitions, même belcantistes, peuvent monter la voie). Par-dessus le marché, je trouve assez rarement les mélodies du belcanto romantique intéressantes, ressemblant souvent à des gammes ou des exercices, et assez déconnectées du texte, sens comme prosodie. Disons que le but de l'exercice est vraiment essentiellement d'exalter de beaux timbres vocaux et des flexibilités spectaculaires, dans un vague contexte dramatique – et que je ne suis pas forcément sensible à cet aspect du répertoire lyrique.
          Ce qu'en fait Petrou change largement la situation : l'aération du spectre (des détachés nets au lieu d'un legato baveux), la verdeur des timbres, la présence très audible des strates d'écriture et des colorations de vents, la légèreté de touche, la nervosité de l'articulation, tout concourt à remettre cet accompagnement à sa juste place – un moteur puissant pour l'action, qui ne cherche pas à s'étaler comme de la grande musique (à quoi bon assener des accords banals comme si l'on énonçait religieusement un choral harmoniquement sophistiqué ?), mais assume au contraire sa légèreté, et anime le chant. De surcroît, la place laissée dans la pâte orchestrale permet au chanteur de ne pas chercher à forcer et de trouver sa juste couleur. Jusqu'à présent, l'expérimentation s'est un peu limitée aux Bellini de Biondi (Norma, I Puritani), Antonini (Norma) et à quelques autres essais moins couverts par la presse, mais souvent réussis (comme cet Élixir d'Opera Fuoco).
          Tout le monde y gagne – et puis les timbres sont autrement plus beaux (les flûtes et clarinettes en poirier !) que ceux des orchestres habituels au trait large et imprécis (même chez les grands orchestres, le décalage est un peu la norme dans ce répertoire, pour des raisons stylistiques comme pratiques, pour suivre les chanteurs, par manque de répétitions, par manque d'intérêt…), et l'interprétation autrement plus intense que chez tant de grands orchestres institutionnels qui roupillent assis en poussant et tirant. Il faut dire que la structure économique d'un ensemble spécialiste impose l'itinérance et permet donc de travailler un même programme sur une longue période, à l'opposé des orchestres permanents avec résidence locale (les orchestres spécialistes « en résidence » passent tout de même l'essentiel de leur temps en tournée !) qui doivent jouer de nouvelles choses en semaine en semaine pour ne pas lasser leur public.
       Il faut ensuite accepter une lecture très régulière rythmiquement – les chefs baroques jouent en général le romantisme avec très peu de rubato, ce que j'aime beaucoup personnellement, mais qui n'est pas historiquement exact dans le belcanto romantique. J'ai lu quelque part ce commentaire assez vrai sur ce disque :
« la barre de mesure est reine » (en revanche en désaccord avec à peu près tout le reste de l'article, et surtout sur la justesse du cor – c'est davantage le timbre qui est dépareillé, la hauteur n'est pas tellement affectée).


rossini fagioli atenea petrou

J'ai donc beaucoup apprécié cet enregistrement, vivace et enthousiaste, orchestralement non seulement très inhabituel, mais de surcroît assez marquant.

Merci de m'avoir fait la grâce de me lire, à bientôt !  




Oh, je vois, vous vous attendiez à ce que je parle des œuvres et du chanteur. Malheureux que vous êtes, pourquoi ne pas vous contenter de ce que vous possédez d'agréable, et jouir heureux de votre pain dur et de votre nuit à la belle étoile, au lieu de courir, toujours insatisfaits, après des biens qui vous resteront inaccessibles ?  Misérable engeance, artisan de ton propre malheur, pourquoi ne peux-tu faire fête à ce que la Providence t'octroie, au lieu de te lancer à la recherche de la connaissance et de ta probable infortune ? 

Toutefois, Aaron lui-même dut complaire à la foule, et Dieu s'accommoder quelquefois des caprices de ses cohortes élues. Aussi, je me soumets à un sondage : 

....

Oh, pardon, mauvais fichier. Reprenons :

....

À une écrasante majorité, donc, je m'incline devant cette expression non biaisée de la volonté du peuple de Carnets et vous informerai de ce que l'on entend.

C'est assez simple en réalité, à défaut d'être toujours agréable.


Les œuvres sont du Rossini rare, voire très rare – en réalité tous documentés (et en plusieurs exemplaires !) par le disque, mais à peu près jamais donnés à l'échelle du monde : Demetrio e Polibio (son premier opéra commencé – le premier achevé et joué étant La Cambiale di matrimonio, une « farce comique »), Matilde di Shabran, Adelaide di Borgogna, Eduardo e Cristina, et puis deux quasi-standards du genre (quoique pas donnés tous les jours non plus), Tancredi et Semiramide. Fagioli les pratique depuis longtemps, il me semble avoir lu que son premier concert européen contenait du Rossini.

En cela, fort louable de mettre en valeur des pièces négligées, qui sur CSS pourrait croire cela antipathique ? 

Le problème réside seulement dans les œuvres : autant on peut rencontrer des beautés un peu singulières dans certaines scènes de certains opéras de Donizetti (et bien sûr Bellini – les compositeurs belcantistes plus obscurs étant, pour avoir essayé, rarement exaltants, Vaccai excepté), autant chez Rossini, il ne faut pas s'attendre à de grandes surprises. Les mêmes formules, déjà simples, imitées à l'infini – et le fait qu'il s'agisse à chaque fois du même type d'air travesti (j'y reviens) ne fait qu'accentuer l'impression d'entendre peu ou prou les mêmes 5 minutes répétées 15 fois dans ce long album de 75 minutes.

Car autant le Rossini buffo est inventif, jusque dans sa musique, autant le Rossini serio se caractérise par une extraordinaire rigidité et une pauvreté harmonique et orchestrale assez abyssale. Otello et pour partie La Donna del Lago y échappent un peu, mais Armida ou Semiramide ne sont guère que des étals à glotte, aussi bien dramatiquement que musicalement. On y va pour ainsi dire pour choisir son gosier et ses gammes sur catalogue.
Je ne voudrais pas avoir l'air de juger, je conçois très bien qu'on s'intéresse avant tout au voix – et moi-même ne rechignerais pas à acheter des disques de vocalises sur différentes voyelles de chanteurs qui m'intéressent ! –, mais lorsqu'on est d'humeur à écouter de la musique, ça fait mal tout de même. On comprend mieux la hargne des glottophiles déçus par une distribution : dans ce répertoire, si l'on n'aime pas un timbre, même d'un bon chanteur, il n'y a vraiment plus rien à se mettre sous la dent !

Or, en l'occurrence… Déjà, le concept est de rendre à une voix d'homme ce qui aurait pu être chanté par les derniers grands castrats –
même si Rossini ne l'a explicitement fait que pour Aureliano in Palmira, absent du disque. Or, ce postulat est infondé et presque toujours contre-productif, ainsi qu'exposé mainte fois : un contre-ténor ne chante qu'en voix de fausset et ne dispose pas du tout de la même puissance ni de la même étrangeté de timbre que les castrats (qui avaient un larynx d'enfant greffé sur une soufflerie d'homme adulte). De surcroît, la voix de Fagioli, quoique plus colorée captée de près qu'en salle, résonne essentiellement à l'intérieur de la bouche, assez en arrière, ce qui produit un résultat assez bouché, peu direct et percutant. C'est remarquablement agile, mais jamais insolent – le caractère héroïque est impossible à rendre de la sorte.

À cela, on peut ajouter que même si son timbre évoque toujours Bartoli (et même cette fois, étrangement,
Podleś), il me paraît toujours aussi gris, à la fois pâteux et translucide ; à cela s'ajoute, même si c'est un défaut très partagé chez les belcantistes d'une part, chez les contre-ténors d'autre part, que la diction est totalement abstraite – tous les sons sont émis au même endroit, on ne distingue à peu près rien de ce qui est dit. Dire que les théoriciens du chant belcantiste parlaient de legato sulla parola (c'est-à-dire poser la ligature entre sons sur les mots, et non l'inverse) !
        Certes, les volutes sont remarquablement virtuoses (et assez engorgées) et d'une netteté irréprochable (un peu mécanique d'ailleurs), mais c'est tout ce qui me reste.

Lorsque, sur la dernière piste, arrive un partenaire, on se dit : oh, voilà enfin un timbre viril
Il s'agit pourtant de Christos Kechris, ténor léer mozartien : pas un Belmonte, un Ottavio ou un Tamino, non, non, un Pedrillo, un Basilio et un Monostatos !  Ses derniers engagements : Pedrillo dans l'Enlèvement au Sérail, Basilio dans les Noces, Monostatos et le Second Prêtre dans la Flûte, Abdallo dans Nabucco, le Jeune Marin et le Berger dans Tristan, Danielli dans Les Vêpres siciliennes, Remendado dans Carmen Voyez vous-même (très bon chanteur par ailleurs), pas exactement un hurleur tatoué.




J'espère que vous êtes contents de vous, vous m'avez fait médire méchamment d'un disque dont je voulais dire du bien : au bout d'un moment, on n'écoute plus vraiment la voix, et on s'émerveille d'entendre un Rossini aussi précisément articulé, aussi élancé, aussi limpide et engagé. Des choses qu'on n'avait à peu près jamais entendues, et surtout pas avec les orchestres des bandes historiques – approximatifs et pachydermiques.

Si vous voulez absolument prendre du plaisir à écouter des rôles travestis de Rossini en tranches (à tout prendre, c'est plus court que l'opéra, et pas forcément moins dramatique), Ewa
Podleś fait ça remarquablement avec sa double voix de contralto et de mezzo-soprano (le récital paru chez Naxos, par exemple).

Pour les curieux insuffisamment zélés pour prendre le risque (réel) d'une acquisition, il se trouve en dématérialisé librement, gratuitement et légalement ici. À bientôt pour de nouvelles aventures !


mercredi 5 octobre 2016

Saint-Saëns – Mélodies persanes – Christoyannis, Cohen


Parution toute récente de quatre cycles jusque là inédits, me semble-t-il, chez Aparté, avec la subvention de Bru Zane. On peut l'écouter gratuitement, légalement et en intégralité .

J'attendais depuis longtemps (depuis que je les ai partiellement mais régulièrement jouées/chantées, il y a une dizaine d'années) une publication officielle des Mélodies persanes. Leur qualité d'évocation puise à une sobriété qui s'appuie davantage sur la mobilité des couleurs harmoniques que sur des mélismes orientalisants. Les poèmes tirés des Nuits Persanes d'Armand Renaud démontrent les mêmes qualités : touches de couleur locale dans un vocabulaire riche, des situations sans contorsions superfétatoires. « La splendeur vide », la seule mélodie du cycle à être jouée de loin en loin, est particulièrement réussie de ce point de vue – et puis ces calmes palpitations, qu'on retrouve dans « Au cimetière », ont quelque chose de tellement persuasif.

J'ai construit dans mon âme
Un merveilleux palais,
Plein d'odeurs de cinname,
Plein de vagues reflets.

Les Cinq Poèmes de Ronsard laissent affleurer les mêmes qualités : absence de spectaculaire, évidence mélodique (sans viser du tout l'earworm), justesse de la prosodie et du climat. Exactement la juste mesure de toute chose, la touche de talent en sus.

J'ai été moins sensible aux Vieilles Chansons et à La Cendre Rouge, mais là encore, des inédits pour documenter le large legs mélodique de Saint-Saëns, ce n'est jamais de refus.

saëns christoyannis

Le français exemplaire, la vaillance et le goût des mots de Tassis Christoyannis sont bien sûr parfaits pour rendre l'éclat comme la poésie de ces pages. Accompagné par un Jeff Cohen beaucoup plus détaillé et incisif qu'à l'ordinaire – son meilleur disque à mon sens !

À signaler pour ceux qui ne l'auraient pas, la monographie de François Le Roux et Graham Johnson, l'une des rares jamais publiée, mérite le détour, malgré toutes ses étrangetés. Au sommet, il y a bien sûr la chanson à boire de Nicolas Boileau ! 

Allez, vieux fous, allez apprendre à boire ;
On est savant quand on boit bien,
Qui ne sait boire ne sait rien !

Kleist – Amphitryon


Expérience et traumas après la représentation à La Commune d'Aubervilliers (coproduction avec la MC93 de Bobigny).



La Grèce pour le pire

Kleist a d'emblée conçu cette pièce comme un décalque, le titre complet étant Amphitryon : ein Lustspiel nach Molière. Et, de fait, la pièce déjà peu drôle (mais cohérente et aboutie) de Molière passe à la moulinette des traits les moins avenants de Kleist.

Tout est donc un peu hellénisé, l'essentiel de l'action tient dans de longs récits rapportés à la façon des messagers tritagonistes ou des stasima. L'intrigue, psychologisante (les tourments d'un mari fait cornu par la vertu de son épouse), reste assez raidement mythologique, et surtout, le teste ressasse, à l'infini, les mêmes considérations, sans les présenter réellement sous des angles nouveaux ; c'est déjà en partie le cas chez les Anciens, mais ici, le résultat évoque plutôt un livret de Wagner dont on aurait enlevé la musique – en beaucoup plus bavard et sensiblement moins ambitieux.

Ouille.

Le texte ménage quantité de surprises qui ressemblent à des maladresses ou, du moins, à des angles morts. Quel rapport entre les favorites énumérées par Zeus et la séduction par ruse (un viol, dans le code pénal) d'une épouse vertueuse ?  Pourtant, leur image semble impressionner Alcmène – de même, l'anéantissement de toute contestation lors de la révélation finale, très acceptable dans l'univers Grand Siècle de Molière (et finement argumenté), tellement incongru dans un drame romantique (et particulièrement mal exposé).
Le sujet semblait en tout cas tarauder Kleist, puisque c'est aussi le sujet de sa nouvelle La Marquise d'O.

De même, si le mélange entre références mythologiques (Héra, Artémis, Zeus, Apollon, Mercure sont invoqués) et chrétiennes (le Créateur, le diable, Satan) est habituel dans la rhétorique théâtrale européenne, les croisements entre dénominations grecques et latines sont assez inusités et déstabilisants – ainsi on invoque Zeus, mais le personnage se nomme Jupiter, et Alcmène parle parfois de lui sous ce nom, sans qu'on puisse facilement faire la part des choses. Cela culmine avec cet extrait où Héra et Jupiter sont mentionnés comme un couple :

jupiter zeus
Copie de l'édition dresdoise de 1807.

Dans le même genre, je reste confus dans la présentation de Labdakos (appelé Labdakus d'Œdipe)) pour un auteur aussi marqué par la Grèce – les translittérations grecques étant en général très fidèles en allemand, de toute façon. Surtout, Labdacos est en principe roi de Thèbes (grand-père, et je vois mal pourquoi Amphitryon (dans la tradition roi de Tirynthe réfugié à Thèbes, chez Kleist souverain à Thèbes) irait se battre contre lui – d'autant qu'à en juger par leurs aventures respectives, ils ne sont pas de la même génération.

labdacos labdakos

Il y a bien quelques tentatives d'humour pour certaines réussies (le jeu de rôle des paroles d'Amphitryon et Alcmène rapportées par Sosie à lui-même au début du I, le glissement du vaudeville mercurien de Sosie vers Amphitryon au début du III), mais la plupart du temps, semelles de plomb, et pas grand'chose de profond ou métaphysique à se mettre sous la dent non plus. Quant aux clashes, ce n'est pas du tout à fait de la qualité de Beyoncé dans Carmen.

On en est réduit à guetter quelques bizarreries pour passer le temps : « le glockenspiel de ton cœur »

glockenspiel amphitryon,

ou les quelques jeux de mots bien vus par les traducteurs Ruth Orthmann & Éloi Recoing (« argument-massue » pour Mercure qui donne à Sosie des coups de bâton). Et puis observer d'étranges distorsions (Labdakus, Zeus…), ou bien ces répétitions conservées peu heureuses en français. Le vers fait cruellement défaut dans le texte d'arrivée, la seule chose qui aurait pu soutenir l'ensemble.

De l'auteur de Penthesilea, on ne perçoit ici que les raideurs : tout le feu, toute la dimension épique, toute l'exploration minutieuse de psychologies kaléidoscopique manquent. Ne restent que les tunnels de paroles hiératiques, qui contribuent au charme de Penthésilée, mais qui font difficilement un argument de vente seuls !



La scène, lieu de ronflette

Comme c'est désormais la tradition partout, même dans les petites salles (sauf les très petites), même chez les comédiens-français, les acteurs sont sonorisés. Discrètement, certes, mais lorsque l'un des micros n'est pas activé, on n'entend absolument plus rien : les voix ne sont pas projetées chez plusieurs d'entre eux.

Le parti pris de Sébastien Derrey m'intéresse d'abord : au lieu de verser dans une hystérie convenue, tout le monde parle avec douceur, détachement pour les dieux, tragédie intérieure pour les époux. Mais avec cet unique mode de fonctionnement, augmenté d'une direction d'acteurs plutôt immobile, d'une scénographie cheap (beaucoup d'objets, tous banals, aucun d'utile, et aucun usage de la scène hors le rideau frontal qui figure l'entrée de la demeure), le tout plaqué sur un texte déjà pénible, on souffre.

Ce ne serait rien si les acteurs étaient à la hauteur, mais à l'exception d'Olivier Horeau (Sosie – dans une veine qui évoquerait un Hecq sobre) et de Fabien Orcier (Jupiter, qui a au moins une jolie voix grave), l'encéphalogramme est spectaculairement plat. La voix tout à fait éteinte de Frédéric Gustaedt (Amphitryon – sans amplification, rien ne serait passé, même dans les rares éclats) et l'élocution caricaturalement théâtreuse, véhicule emphatique-neutre, de Nathalie Pivain (Alcmène – rires nerveux de plus en plus fréquents dans la salle pour évacuer la gêne – non, elle n'oserait pas !) rendaient le temps encore plus long que nécessaire.

Bien sûr, aucune musique à part de temps à autre un peu de bruit blanc (il ne s'agirait pas de nous distraire de notre ennui) pour créer la tension (huhu).

On croit que la pièce va bientôt finir, ou que le propos va s'élargir, apporter des péripéties inconnues, ou que le metteur en scène va demander à ses comédiens de tenter quelque chose, mais non. C'est bien 2h50 égrenées en comptant les minutes.

Respect à tous les lycéens qui étaient là et n'ont pas sorti leurs portables ni ouvert salon. J'espère que leur prof leur fera des excuses, ou sera du moins sincère, sans quoi c'est une génération de perdue pour le théâtre. Kleist, c'était déjà ambitieux, mais du mauvais Kleist très mal joué, ça fait mal.

On aurait été il y a un siècle, lorsque Mercure commente son rôle avec « cela m'ennuie de tout mon cœur », quelqu'un aurait forcément répondu « nous aussi ! ». Si je n'étais pas aussi proverbialement de bonne compagnie, je me serais peut-être laissé tenté.

À la place, applaudissements très décents (et très courts) et c'est tout.



Après les réussites éclatantes de mes trois dernières sorties théâtrales, Les Fâcheux de Marivaux (collectif Les Fâcheux), La Poupée Sanglante (Bailly-Chantelauze), Faust I & II (Ferbers-Wilson-Grönemeyer), j'étais tranquille sur mon flair. Voilà qui va me replonger dans une salutaire insécurité pour quelque temps.

mardi 4 octobre 2016

Donner, habiller les deux Faust – Ferbers/Wilson/Grönemeyer


Beaucoup d'autres choses (potentiellement plus intéressantes) à dire et à faire que d'évoquer les spectacles en cours, mais il est difficile de ne pas toucher un mot des deux Faust de Jutta Ferbers, Bob Wilson et Herbert Grönemeyer avec le Berliner Ensemble… Il est en tournée européenne et ne ressemble à rien (ou plus exactement à trop de choses à la fois) – plutôt dans le meilleur possible. L'occasion de remettre en perspective les problèmes liés au texte de départ.


1. Monter Faust : entreprise infondée et stérile

Les deux Faust sont peu ou prou impossibles à monter : trop longs, énormément de personnages, une esthétique en courts tableaux à la fois onéreuse et périlleuse pour la scénographie, de grandes tirades peu opérantes sur scène, et surtout une expression verbale très abstraite. Que des fleurs babillent, ce n'est pas si complexe à réaliser avec l'amplification d'acteurs hors scène, des projections ou un peu de second degré ; mais le contenu du propos lui-même est souvent érudit, philosophisant, voire cryptique.
        La chose est en particulier saillante dans la seconde partie, entre la réflexion sur pouvoir et servilité (la bizarre relation à l'Empereur – et aux petits vieux de la cabane – d'un Faust supposément tout-puissant) et les longues élaborations (peu explicites) autour de l'Homunculus. Les échanges du Walpurgis classique ne manifestent pas tous non plus un lien très étroit avec l'intrigue elle-même. Et que dire des longues élaborations dans le Ciel sur la Grâce, d'une façon qui n'est même pas réellement en relation avec les doctrines existantes… Tout cela, qui peut nourrir la curiosité d'un lecteur, devient plus difficile à tenir sur scène, surtout s'il faut intéresser un spectateur – et au théâtre, on ne peut pas édifier l'ignorant à coups de notes de bas de page, il faut que le message soit limpide pour le docteur comme pour le philistin.

Cependant le caractère central dans la culture européenne de ces deux textes (d'économie assez différente) les conduit à être souvent mis à l'épreuve de la scène. Le premier Faust a été rebattu sous toutes ses formes dans des milliards d'adaptations diversement fidèles ; le second, plus élusif, moins dramatique, doté aussi d'affirmations éthiques plus difficiles à absorber pour le public d'aujourd'hui (culturellement comme idéologiquement), s'y prête moins et n'est abordé qu'en relation avec le premier (sauf pour la Huitième de Mahler, qui ne s'occupe que de la conclusion du second Faust, mais ce n'est vraiment pas une œuvre qu'on pourrait qualifier de théâtrale…).

Au théâtre, les productions sont très régulières (allemandes surtout, bien sûr, la langue représentant une bonne partie de l'intérêt d'une œuvre versifiée à ce niveau de soin…) et occupent tous les segments : Faust I seulement, ou les deux, ou une adaptation synthétique, ou encore des inspirations très libres…
    À l'opéra aussi :
Faust I (Gounod, avec des morceaux entiers de traduction ; Berlioz, assez littéralement identique, même si la fin est complètement inventée – il me semble que le second Faust n'avait pas encore été publié en français à l'époque de la composition),
Faust I & II (Schumann, sous forme de scènes isolées, mais tirées au deux tiers du volume II ; Boito, qui tâche d'embrasser l'essentiel des deux intrigues – l'opéra durait quatre ou cinq heures à l'origine, donc la version de deux heures jouée depuis l'échec de la première va nécessairement au plus simple),
♦ des bouts (Mahler dans la seconde partie de la Huitième Symphonie utilise la fin de Faust II),
♦ des recréations-adaptations (Faustus, the Last Night de Dusapin recrée les dialogues – sa source n'est pas Goethe cela dit, même si l'on sent une empreinte dans le caractère badin de Méphisto),
♦ des sources non-goethéennes (Spohr, Busoni regardent plutôt du côté de la tradition pour l'un, de Marlowe pour l'autre).
Je me suis limité à ceux qu'on trouve le plus aisément au disque, il y en a quelques bonnes pelletées de plus (Schnittke par exemple).

Rien de tout cela ne rend vraiment compte de ce qu'est l'objet de départ. Ce serait encore Schumann qui, avec son aspect partiel et dépareillé, ses grands tunnels de texte et son acceptation de l'abstration, en serait le meilleur miroir – mais de la structure seulement, car la musique, sobre et déclamatoire, est aux antipodes de la bigarrure théâtrale créée par les deux Faust.

Certes, vu le nombre de candidats à l'adaptation scénique, ce demeure l'aporie la plus féconde de l'histoire du théâtre… mais vouloir le monter sur scène est forcément voué à un échec partiel (à supposer que l'œuvre elle-même soit complètement réussie, ce dont on peut débattre).


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


2.  Qui ?

→ Texte adapté par Jutta Ferbers – essentiellement le choix de scènes et les coupures (très importantes) à l'intérieur de chacun, de façon à couvrir le plus de champ possible. Certains extraits sont cependant ajoutés, soit des emprunts (la lettre de Hamlet « Doute de la lumière », le chant du harpiste de Wilhelm Meister…), soit des textes nouveaux (le dernier dialogue, d'amitié, entre Faust et Méphisto). Mais ils restent l'exception : l'essentiel est constitué des vers de Goethe.

→ Mise en scène de Bob Wilson où, si l'on retrouve le goût des visages bleus et des ombres, la créativité impressionnera ceux qui ne connaissent que son travail à l'Opéra (en général assez prévisible et très statique). Ici au contraire, en permanence virevoltant et bigarré.

→ La plus grande bizarerie réside dans la musique confié à Herbert Grönemeyer, figure majeure de la pop-rock allemande des années 80 ; la vision musicale de la pièce est donc tout sauf patrimoniale dans cette production.

→ La troupe est celle du Berliner Ensemble, héritière directe de celle de Brecht. Les objets théâtralement hybrides (mêlés de musique) et musicalement hybrides (entre classique et musiques amplifiées) sont leur spécialité – nombreuses production de Weill, par exemple.


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


3.  Pour faire quoi ?

Bien sûr, on s'en doute, l'association des brechtiens et du Théâtre de la Ville (délocalisé au Châtelet pour travaux) produit un objet certainement plus branchouille que grand public : il est difficile de suivre, je crois, si l'on n'est pas déjà familier des principales storylines de la pièce, voire du contenu des différentes scènes – difficile de comprendre les scènes de l'Empereur (ou même de Marguerite au rouet ou dans la cathédrale) si l'on n'a pas déjà lu le contexte.
    Mais on peut raisonnablement supposer que c'était le cas, au moins pour tout ce qui entoure Gretchen, des spectateurs susceptibles d'acheter une place au Châtelet pour voir le Berliner Ensemble.

[En tout cas, c'était plus prudent : à cause des projecteurs, le surtitrage n'était pas lisible depuis les trois derniers étages – second balcon, paradis, amphithéâtre !  Pour un opéra seria, je veux bien que ce soit négligeable ; pour une comédie musicale du répertoire, je veux bien que ce soit facile ; mais pour le Faust de Goethe en VO, même avec un public averti, je soupçonne que ça aurait pu être utile. Pierre Poujade me glisse qu'il y a des gens qui sont payés pour disposer efficacement le matériel du théâtre.]

Car, autrement, le résultat a quelque chose de très direct et accessible, constitué de saynètes courtes, toutes marquantes visuellement, très animées, multipliant les effets, les gags (toucher le mamelon des anges fait clignoter le ciel, le sécateur de Dame Marthe change l'éclairage, etc.), les moyens – beaucoup de styles musicaux sont convoqués, du quatuor à cordes au musical grand public, en passant par le flamenco et le tap dancing

Il s'agit plus d'une comédie musicale (ou en tout cas d'un spectacle très musicalisé) que d'une pièce de théâtre : l'accompagnement musical est quasiment constant, la parole très précisément rythmée (et déclamée d'une façon ample, quasiment chantée), la continuité narrative le cède au sens de l'atmosphère.
    Le niveau d'amplification, aussi, est celui d'un spectacle musical : la musique passe constamment par les haut-parleurs, même le quatuor à cordes et le piano dans la fosse, et le texte n'est pas seulement renforcé, mais totalement porté par les baffles.


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


4. Structure

Grâce aux grosses coupures et aux très nombreux changements de décors (peu opulents mais très adroits, ça change en un rien de temps, sans bruit, mais on sent immédiatement qu'on a changé de lieu), on retrouve tout le plaisir du bric-à-brac d'origine. Très peu d'explicitations (les personnages sont en général identifiés clairement par le texte vers la fin de leur intervention), et des costumes ou des multiplications qui ne rendent pas les rôles immédiatement clairs.

Dans la fosse, quatuor à cordes (tous des noms et des physiques coréens, je me suis demandé pourquoi), guitare (et guitare basse), piano, quelques percussions, et puis plusieurs claviers (synthétiseurs, claviers-maîtres, ordinateurs avec des sons électroniques ou retraités déjà prêts).

Les numéros les plus marquants tiennent de la pop : chœurs à l'unisson, boîte à rythmes, émissions de poitrine larynx haut, mélodies conjointes, formules récurrentes, irrégularités du beat, le tout dans diverses formes canoniques (chœurs de réjouissance typique du musical, nombreuses ballades, le slow du Rouet, etc.).
    Mais on y rencontre aussi énormément de citations diversement littérales et discrètes :
► un agrégat façon Toccata Efüganräminör,
► une étude de Chopin (en sons électroniques – Op.25 n°12, il m'a semblé),
► les rythmes des paysannes de la Damnation de Berlioz,
► le début du Trio de Tchaïkovski au piano pour Hélène,
► un pastiche très voisin de la Valse de la Seconde Suite de Jazz de Chostakovitch, du simili-flamenco pour Kathrinchen (sérénade de Méphisto),
► un pastiche égyptien caricatural pour la Nuit de Walpurgis classique,
► un extrait de musique de chambre que je n'ai pas eu le temps d'identifier au vol (j'aurais dit un Schumann)
► … et même, pour terminer le grand écart, des clins d'œil très populaires (n'était-ce pas quasiment le générique d'X-files qu'on entendait imiter pendant les recherches métaphysiques du vieux Faust, ou bien simplement une coïncidence entre les banques de son et les veines mélodiques ?) et le sommet de l'érudition – là, pas de doute, la ballade du Roi de Thulé était chantée sur la mélodie écrite par Carl Friedrich Zelter, le seul compositeur proche de Goethe !  Et le moins qu'on puisse dire est que les monographies Zelter n'encombrent pas les étals des disquaires. Pourtant, c'est fort bien, Zelter, mais son univers reste très strophique, difficile d'y rencontrer les mêmes explorations fascinantes (ni la même aisance mélodique) que chez Schubert. D'ailleurs, à l'oreille, on aurait pu penser, à s'y méprendre, qu'il s'agissait d'une composition de Grönemeyer imitant une sorte de berceuse archaïsante.


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


5. Projet théâtral


L'originalité du spectacle ne se limite pas à ce style sonore grand public un peu décalé par rapport à la majesté du sujet et du vers : le visuel est beaucoup plus travaillé – production Théâtre de la Ville, on a vous a dit. Bien sûr, la mise en scène de Wilson (tout à fait débridé, rien à voir avec ses profils immobiles à l'Opéra, à quelques tropismes bleutés près), très mobile, fait également le choix d'une lecture très badine, peu métaphysique, où l'on joue avant tout avec Méphisto – pas vraiment de métaphysique, et encore moins de questions de Salut et de Rédemption.
    Non seulement il s'agit de l'orientation générale du propos, mais les quelques modifications (surtout vers le dénouement) y concourent grandement : Faust ne meurt pas d'extase devant son grand projet altruiste, mais s'accroche à l'instant qui passe lorsque le Souci le rend aveugle ; il n'est pas non plus accueilli dans le Ciel par la Vierge et Magna Peccatrix, mais fait ami-ami avec Méphisto vers de nouvelles aventures. La métaphysique ne s'en est toujours pas remise.

Les débuts de tableau mettent très souvent en avant un extrait du texte, répété en boucle (comme excédant sa propre dramaturgie, en monument qu'il est devenu…), et tout le premier Faust recourt à des incarnations multiples : 4 Faust simultanément sur scène, 3 Margot, 2 Valentin. Seul Méphisto est unique. Le tout est régulièrement scandé de facéties et pitreries (cf . §3), et déclamé assez lentement, en synchronie avec l'orchestre, un discours extrêmement musicalisé, bigarré, rempli de bruits de scène.

La première partie, très raccourcie, va à l'essentiel des différents épisodes du drame de Gretchen (la séduction n'est qu'effleurée, la cathédrale (déplacée) à peine ébauchée par une réplique devant rideau et un peu d'orgue, Walpurgis ne dure guère, la prison paraît un bref songe) – avec un goût pour les épisodes moins emblématiques, moins portés sur la romance (plus intéressants, à vrai dire…) : la quête initiale (plus sous son angle scientifique que métaphysique, la dimension religieuse en étant plutôt gommée), le quatuor bouffon du jardin… en 1h30.

La seconde partie, plus longue (2h), est aussi plus discutable dans sa sélection, son adaptation et sa hiérarchie. On finit par percevoir les coutures, ou en tout cas la facture (retour des mêmes musiques, des mêmes types d'introduction aux scènes, avec les paroles se répétant dans une semi-obscurité, des mêmes postures) ; beaucoup de scènes de transition non parlées qui paraissent un peu gratuites (le guépard en slow motion dépassé par la Cour de l'Empereur, les claquettes de Méphisto…).
    On visite néanmoins la plupart des grands jalons de Faust II : la Cour de l'Empereur, l'homunculus, Hélène, la nuit de Walpurgis classique… Mais ce ne sont pas les choses les plus intéressantes dramatiquement : la Cour de l'Empereur reste une énigme (pourquoi un homme pourvu du pouvoir suprême irait-il quémander des faveurs en courtisan ? – davantage relié à l'esprit du temps qu'à l'universalité, je le crains), Hélène est plutôt commune, Walpurgis II amusante mais éclatée (assez bien raccourcie par Ferbers), et l'homunculus très abstrait pour une représentation théâtrale (il prend davantage sens dans la durée de la lecture intégrale).
    La compromission de Faust avec la cabane des vieillards est traitée de façon assez complète, beaucoup moins le grand dessein final. À Minuit, trois fléaux (parmi les quatre) du texte laissent la place au Souci ; Faust n'arrête pas l'instant sublime où il sauve l'humanité des marais, mais s'agrippe aux derniers instants misérables et déclinants de son existence. La suite est complètement inventée pour les besoin du spectacle et prive l'œuvre de sa résolution ambitieuse : Faust et Méphisto deviennent de bons copains et vont vers de nouvelles aventures. Pas d'ascension, pas de Ciel, pas de retour de Dieu. On se contente de chanter la fin de l'œuvre (le fameux Alles Vergängliche, mis en chœurs tournoyants par Schumann et Mahler) à la façon des grosses récapitulations de fin d'acte de musical. Refus délibéré de la transcendance, qui pose un problème – déjà que le texte de départ est, lui-même, problématique…

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En fin de compte, le résultat est assez jubilatoire (direct et sophistiqué à la fois) dans la première partie, moins dans la seconde où la nature du texte de Goethe, la sélection opérée, la durée et la répétition des mêmes effets créent facilement une petite lassitude. Néanmoins, spectacle complètement fascinant d'un Bob Wilson déchaîné, servi par des acteurs hors du commun (comme tout le monde, je suis ébloui par Christopher Nell en Méphisto, capable de parler et chanter avec des voix multiples, de grimper, de tap dancer, toujours mobile et charismatique, et sans jouer des facilités du grave cravaté ou de l'aigu pincé) ; ce Faust presque pop fonctionne complètement malgré toutes les préventions qu'on pouvait étaler a priori.

Imparfait, forcément, déséquilibré comme son modèle (entre cette histoire d'amour un peu banale et ces esquisses philosophiques plutôt fumeuses…), mais tout à fait fascinant : il est possible de monter les deux Faust, en tout cas en les violentant, raisonnablement.

dimanche 2 octobre 2016

Eliogabalo de Cavalli : l'ennemi du bien


Quelques remarques rapides que je me suis faites en attendant la fin assistant à la représentation.


1. La musique : un petit Cavalli

Pas un très grand Cavalli en effet – la musique de l'Artemisia, le texte et la musique de la Didone m'ont paru autrement plus stimulants.

N'étant d'ordinaire pas un grand admirateur de Cavalli, on pourrait croire que j'ai quelque chose contre l'opéra vénitienUlisse et Poppea de Monteverdi me passionnent tellement moins que les réalisations florentines, mantouanes, ferraraises ou siciliennes de la même période… Néanmoins, je reste très enthousiaste de ce qu'on a pu remonter de Legrenzi, qui officiait pourtant au même endroit, et dans les mêmes années (même si de vingt ans le cadet de Cavalli) – et de même pour Rome, je révère Rossi et m'ennuie avec Landi… sans doute une question de valeur personnelle, voire d'affinités électives et idiosyncrasiques.

Disons que la partition, même correctement montée sur scène, me paraît souffrir d'une grande platitude mélodique (la sobriété était partie intégrante du genre, mais pas forcément cette pauvreté qui ressemble à un recitativo secco de seria pendant trois heures). Les contrastes que suppose le livret, même sans le regarder avec des yeux romantisants, paraissent très minces dans la musique – et de fait, la partition se limite à une ligne de basse et à une ligne de dessus (pas forcément réussie en l'occurrence).
    Sans doute aussi une question de sensibilité personnelle (beaucoup de gens très respectables et éclairés aiment passionnément Cavalli), mais disons que je vois suffisamment de bijoux, dans le peu qui affleure de cette époque, pour ne pas aller chercher des partitions moyennes (côté livret, c'est plus compliqué, Eliogabalo ne se situe pas nécessairement dans la mauvaise moyenne).

Quelques beaux moments se distinguent cependant, en particulier les scènes secondaires plus légères où abondent les chaconnes ; et puis ce duo de femmes bafouées, jurant vengeance sur un air dansant passablement joyeux ; enfin ce quatuor final « Pur ti miro » (si, si, c'est bien le titre), sorte de final de Poppea hypertrophié sur le tétracorde descendant qui soutiendra « Atys est trop heureux » (il y a d'ailleurs deux pièces de ce genre dans Eliogabalo !).

Pourtant García Alarcón fait un beau travail ; orchestre à l'énorme continuo (harpe, guitare baroque, archiluth – Thomas Dunford ! – violoncelle, viole de gambe, lirone, contrebasse, orgue, trois clavecins…), et généreusement augmenté, en formation complète, de trois cornets à bouquin, trois saqueboutes et quelques percussions !  Cela au service de belles variations de textures et d'atmosphères lorsque le caractère des échanges des personnages se modifie – comme si l'on modifiait soudainement l'éclairage, l'orchestre explore alors de nouvelles moirures.

eliogabalo fagioli
Franco Fagioli interprétant Eliogabalo.
Palais Impérial de Compiègne.


2. Le livret : une souffrance pré-seria


Tous ces efforts n'empêchent que le livret (« une plume savante de Venise », remaniée par Aurelio Aureli) reste assez pénible – tellement stéréotypé : rien que des patriciens et des princesses totalement interchangeables, chacun aimant un autre qui (bien sûr) ne l'aime pas.

Exactement comme dans ce qui sera l'opéra seria, l'impression que les personnages ne sont que des noms, de vils arguments de vente, tandis que leurs actions et leurs affects restent toujours identiques d'un opéra à l'autre, qu'il s'agisse de David ou de Roland, de César ou de Godefroy, de Pyrame ou de Régulus. Ici, on trouve déjà des situation et des répliques qui seront reprises pour les siècles et les siècles (certaines ont même atterri dans la bouche de Leporello et Nemorino !).

Deux éléments échappent toutefois à cette malédiction :
le rôle-titre, d'une démesure maléfique tout à fait hors norme (pas seulement cruel comme les tyrans ordinaires ou les magiciennes frustrées, mais véritablement mû par la seule jouissance de la nuisance) ; contrairement à l'ordinaire, il ne se repent pas, mais rencontre le sort d'un Holopherne romanisé ;
l'acte III est beaucoup plus amusant (duo primesautier de conspiratrices, assassinats manqués en cascade…), moins soumis aux invariants stériles du genre.

Les événements du livret suivent par ailleurs d'assez près la réalité (en dehors des intrigues amoureuses totalement artificieuses typiques de ces opéras) : banquets excentriques, tropismes homoérotiques, objets précieux jetés à la foule, chute à cause de la jalousie qu'il porte à un parent trop populaire (mais adulé de l'armée). D'après les chroniqueurs, c'est sa propre grand-mère qui prépare sa succession et sa chute. Moche, quand même.


3. Destin et altérations

L'œuvre ne fut jamais représentée en son temps, sans que l'on sache bien pourquoi. Parmi les hypothèses avancées par les gens qui sçavent, la nature de la musique (en effet, très typée années 1640 pour une œuvre de 1677) ou les excès du livret. Le surtitrage à l'Opéra Garnier exagère la crudité du propos en prenant toujours le sens le plus extrême (ce qui serait plutôt « prendre dans ses bras » devient « embrasser », parmi bien d'autres cas), mais enfin, il est bien question de violer tout ce qui ressemble à un être vivant, et à de nombreuses reprises ; plus grave, le prince crève comme un chien et tout le monde s'en réjouit, ce qui ne peut jamais rassurer un commanditaire, même pour une pièce programmée pour le Carnaval.
    Le caractère supposément subversif et en avance sur son temps étant bien sûr un excellent argument de vente aujourd'hui, on ne peut trop savoir.

À l'époque, on avait remplacé l'opéra de Cavalli par un autre Eliogabalo de Boretti (alors vingtenaire), sur un nouveau livret d'Aurelio Aureli (déjà l'arrangeur de celui de Cavalli).

Faute d'avoir pu mettre la main sur la partition, je me suis aussi posé quelques questions sur l'état de la partition présenté par García Alarcón et sur son respect :
absence de Prologue, mais je n'en trouve pas mention dans les synopsis disponibles, peut-être une question de mode (dommage, ce sont souvent, même chez Cavalli – La Didone ! – les plus beaux moments) ;
♦ les tableaux s'enchaînent sans résolution finale… au lieu d'un accord conclusif, on enchaîne sur la nouvelle tonalité – là, à mon avis, c'est un choix du chef, je n'ai jamais vu ça dans une partition (ni entendu dans un enregistrement) de ce siècle-là (et ça ne se fait à peu près jamais dans les autres non plus).
   

eliogabalo fagioli
Franco Fagioli interprétant Héliogabale.
Palais Impérial de Compiègne.


4. Mora, mora falsettista, mora !
 
Cette réplique fameuse du chœur des conspirateurs de Giulio Cesare, que l'on retrouve aussi dans Eliogabalo, exprime assez exactement mon ressenti.

On dirait que l'Opéra de Paris, terrifié de programmer un opéra rare (baroque, en plus, grand Dieu !), a cherché à se rattraper en y empilant des chanteurs des grands circuits (pas forcément célèbres pour autant), qui sont par nature assez étranger à cet univers. Résultat, dans un répertoire qui se limite quasiment à de la déclamation vaguement musicale, c'est un peu de la bouillie verbale, avec beaucoup de legato, des timbres moelleux, épais et moches.

C'est le cas de Nadine Sierra (Gemmira), une belcantiste qui commence à faire une carrière de premiers rôles sur les grandes scènes internationales, mais qui sonne comme une mezzo un peu mûre dans cette tessiture basse ; dans une moindre mesure d'Elin Rombo (Eritea), convaincante, plutôt desservie par des aigus un peu larges, flottants et irréguliers pour ce répertoire ; mais aussi de Franco Fagioli (Eliogabalo), qui s'amuse à ajouter de grandes fusées hors style (pourquoi pas…) mais qui est bien désemparé pour déclamer ou produire des sons intelligibles. Il a pour lui une puissance inhabituelle chez les contre-ténors, vraiment audible (sans être percutant non plus – en Rinaldo, il était couvert par les sopranos baroques dans les duos…) ; mais tous les sons restent placés dans la même zone, mêlés d'une sorte de grisaille uniforme… et l'italien est infâme, à la limite du scandaleux : ça ne ressemble plus à rien, on perçoit de vagues voyelles qui émergent. Au delà de la question de son type de voix, on perçoit clairement une indifférence à cette dimension de son art… et autant on peut y survivre dans du seria XVIIIe, autant dans de l'opéra du XVIIe, non, c'est une offense mortelle – mais tout le monde s'y attendait, ce sont surtout les programmateurs qui ont eu tort de l'engager pour une tâche qu'il ne pouvait de toute évidence accomplir.

Je ne reviens pas sur la question de l'absurdité de la distribution de falsettistes à l'opéra, plusieurs notules, dont une concernant expressément Fagioli, y ont déjà été consacrées. Et cela se vérifie encore avec Valer Sabadus (Giuliano), au volume très confidentiel et à la couleur translucide, incapable d'exprimer autre chose que de l'élégiaque un peu pâle, quand son rôle convoque des affects altiers (héroïsme, fidélité au Prince, honneur de son engeance) – même s'il est un peu bolossé ridiculisé par sa douce amie et sa sœur.

Même les chanteurs les plus convaincants semblent un peu déplacés : Paul Groves (dont on perçoit encore les qualités lorsqu'il peut monter et utiliser sa voix mixte énorme !) est un peu engoncé dans un rôle très barytonnant pour sa voix devenue large (là aussi, le format de la voix ne l'autorise pas à une grande mobilité expressive, alors que dans son répertoire ordinaire… !) ; Matthew Newlin (Zotico) chante très bien, mais laisse percevoir un tropisme aigu pas du tout servi par ce type de partition, donc une technique optimisée pour d'autres répertoires (il chante surtout les grands Mozart, mais on entend une émission calibrée pour Rossini) ; Scott Conner, la seule voix grave du plateau, dispose d'une émission très ronde et intérieure, là aussi typique d'autres répertoires (et d'une mode actuelle favorisée par les micros, mais c'est une autre histoire).

Seuls chanteurs réellement informés, donc, Emiliano Gonzalez Toro en nourrice travestie, pas du tout ambigu (dommage, on perd pas mal du potentiel comique) mais beaucoup plus sonore qu'à l'ordinaire ; et, surtout, Mariana Flores (Atilia, un des rôles les plus courts…), de quasiment toutes les aventures de la Cappella Mediterranea. Voix claire et frémissante, verbe tranchant : on entend enfin la posture qui fait sonner cette musique et rend ce texte supportable… pourquoi n'a-t-on pas fait confiance aux collaborateurs habituels de García Alarcón, considérant que personne ne se déplace (pardon) pour Sierra, Rombo ou Sabadus, surtout dans un Cavalli qui est loin du cœur de répertoire de leurs potentiels fans !
    C'est une habitude un peu irritante à l'Opéra de Paris : distribuer des gens sans doute plus chers, parce qu'il faut tenir son rang, et pas forcément adaptés aux rôles. Je n'ai rien à objecter s'ils sont réellement célèbres, ça favorise le remplissage. Mais là…

Forcément, avec une œuvre déjà inégale et un répertoire très loin de nous, donner à entendre des gens qui découvrent le style ne peut pas faire de miracles. La soirée se passe donc désagréablement, mais on a la sensation de passer tout à fait à côté du potentiel qu'aurait eu une partition de meilleure qualité (quitte à prendre un auteur moins célèbre, Garnier, ça se remplit facilement quand même…) avec des chanteurs adéquats et informés.

Au passage, très déçu par le Chœur de Chambre de Namur, dont je chante à chaque fois les louanges, mais qui était en très petite forme – les piliers de pupitres avaient d'autres engagements ?  Voix d'homme courtes et sèches, et ça bougeait un peu dans les voix de femme.

La mise en scène de Thomas Jolly est assez réussie, très sobre, largement en front et centre de scène (ce qui permet à tous les spectateurs de bien voir…), tout à fait respectueuse du propos du livret tout en demeurant raisonnablement mobile. Vu la platitude de l'essentiel du livret et la nature du sujet, je me dis que ce pouvait être l'occasion de proposer du vrai Regietheater méchant pour combler les vides et occuper le cerveau (disponible) du spectateur en attendant l'action suivante ou la prochaine modulation. Mais je peux difficilement lui faire grief de me donner ce que j'aime le plus, de la sobriété fidèle et mobile – peu d'arrirère-plans en revanche, mais après c'est une œuvre qu'à peu près tout le monde découvrait (déjà donnée quelquefois, jamais diffusée commercialement).

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Franco Fagioli interprétant Elagabalus.
Palais Impérial de Compiègne.


5. Conséquences

Je ne veux pas râler, l'initiative était bonne et le résultat loin d'être indigne ; difficile néanmoins de ne pas s'interroger sur le rapport entre ce type de demi-réussites prévisibles et l'écart gigantesque de subvention entre l'Opéra de Paris et les autres maisons, le tout avec des prix à l'achat qui restent extrêmement élevés (et pourtant, chaque place vendue bénéficie de l'équivalent de plus de 200€ de subvention !).

Pour Wagner ou Richard Strauss, il n'y a pas à discuter, c'est la seule maison du coin à pouvoir mettre les musiciens dans la fosse et à mettre les moyens scéniques adéquats en œuvre, à payer les cachets des tromblons nécessaires pour le chanter aussi (les Champs-Élysées à la rigueur, mais produire un Ring scénique, ou même Parsifal, n'est pas dans leur logique) ; mais pour le reste, quand on voit les réussites souvent supérieures de maisons qui s'occupent moins de la hiérarchie des cachets ou du prestige apparents et plus de la qualité artistique, l'écart de coût fait mal à mon poujadisme latent.

La même chose à Versailles ou à l'Opéra-Comique, avec les chanteurs habituels de la Cappella Mediterranea, voilà qui aurait eu une autre allure, quitte à en rabattre un peu sur la mise en scène…

Mais je reviendrai là-dessus après avoir achevé la lecture et la transcription du rapport de la Cour des Comptes qui vient de sortir – j'ai l'impression néanmoins que la largeur de la subvention y est considérée comme acquise, je les trouve bien gentils (alors qu'elle me paraît moins justifiée, à tout prendre, que le second orchestre de Radio-France).

samedi 1 octobre 2016

Apocalypse


Je veux simplement voir ce qui passe en ce moment, les disques qui sortent, manière de me tenir informé, de renifler l'air du temps, de découvrir quelques œuvres ou de renouveler mon fonds… Mais partout, en titraille aux teintes de sang, cette information terrifiante, qu'il faut que vous appreniez avant que la fuite ne soit plus d'aucun secours :

apocalypse kaufmann

Suite de la notule.

David Le Marrec

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