Expérience et traumas après la représentation à
La Commune d'Aubervilliers
(coproduction avec la MC93 de Bobigny).
La Grèce
pour le pire
Kleist a d'emblée conçu cette pièce comme un
décalque, le titre complet étant
Amphitryon : ein Lustspiel nach Molière. Et,
de fait, la pièce déjà peu drôle (mais cohérente et aboutie) de Molière
passe à la moulinette des traits les moins avenants de Kleist.
Tout est donc un peu hellénisé, l'essentiel de l'action tient dans de
longs récits rapportés à la façon des messagers tritagonistes ou des
stasima. L'intrigue,
psychologisante (les tourments d'un mari fait cornu par la vertu de son
épouse), reste assez raidement mythologique, et surtout, le teste
ressasse, à l'infini, les mêmes considérations, sans les présenter
réellement sous des angles nouveaux ; c'est déjà en partie le cas chez
les Anciens, mais ici, le résultat évoque plutôt un livret de Wagner
dont on aurait enlevé la musique – en beaucoup plus bavard et
sensiblement moins ambitieux.
Ouille.
Le texte ménage quantité de surprises qui ressemblent à des
maladresses ou, du moins, à des
angles morts. Quel rapport entre les
favorites énumérées par Zeus et la séduction par ruse (un viol, dans le
code pénal) d'une épouse vertueuse ? Pourtant, leur image semble
impressionner Alcmène – de même, l'anéantissement de toute contestation
lors de la révélation finale, très acceptable dans l'univers Grand
Siècle de Molière (et finement argumenté), tellement incongru dans un
drame romantique (et particulièrement mal exposé).
Le sujet semblait en tout cas tarauder Kleist, puisque c'est aussi le
sujet de sa nouvelle
La Marquise d'O.
De même, si le
mélange entre
références mythologiques (Héra, Artémis, Zeus, Apollon, Mercure
sont invoqués)
et chrétiennes
(le Créateur, le diable, Satan) est
habituel
dans la rhétorique théâtrale européenne,
les croisements entre dénominations grecques et latines sont
assez inusités et déstabilisants –
ainsi on invoque Zeus, mais le personnage se nomme Jupiter, et Alcmène
parle parfois de lui sous ce nom, sans qu'on puisse facilement faire la
part des choses. Cela culmine avec cet extrait où Héra et Jupiter sont
mentionnés comme un couple :
Copie de l'édition dresdoise de 1807.
Dans le même genre, je reste confus dans la présentation de Labdakos
(appelé
Labdakus d'Œdipe))
pour un auteur aussi marqué par la Grèce – les translittérations
grecques étant en général très fidèles en allemand, de toute façon.
Surtout, Labdacos est en principe roi de Thèbes (grand-père, et je vois
mal pourquoi Amphitryon (dans la tradition roi de Tirynthe réfugié à
Thèbes, chez Kleist souverain à Thèbes) irait se battre contre lui –
d'autant qu'à en juger par leurs aventures respectives, ils ne sont pas
de la même génération.
Il y a bien quelques
tentatives
d'humour pour certaines réussies (le jeu de rôle des paroles
d'Amphitryon et Alcmène rapportées par Sosie à lui-même au début du I,
le glissement du vaudeville mercurien de Sosie vers Amphitryon au début
du III), mais la plupart du temps, semelles de plomb, et pas
grand'chose de profond ou métaphysique à se mettre sous la dent non
plus. Quant aux
clashes, ce
n'est pas du tout à fait de la qualité de
Beyoncé
dans Carmen.
On en est réduit à guetter quelques
bizarreries
pour passer le temps : « le glockenspiel de ton cœur »
,
ou les quelques jeux de mots bien vus par les traducteurs
Ruth Orthmann &
Éloi Recoing (« argument-massue »
pour Mercure qui donne à Sosie des coups de bâton). Et puis observer
d'étranges distorsions (Labdakus, Zeus…), ou bien ces
répétitions conservées peu
heureuses en français. Le vers fait cruellement défaut dans le texte
d'arrivée, la seule chose qui aurait pu soutenir l'ensemble.
De l'auteur de Penthesilea, on
ne perçoit ici que les raideurs : tout le feu, toute la dimension
épique, toute l'exploration minutieuse de psychologies kaléidoscopique
manquent. Ne restent que les tunnels de paroles hiératiques, qui
contribuent au charme de
Penthésilée,
mais qui font difficilement un argument de vente seuls !
La scène,
lieu de ronflette
Comme c'est désormais la tradition partout, même dans les petites
salles (sauf les
très petites),
même chez les comédiens-français, les acteurs sont sonorisés.
Discrètement, certes, mais lorsque l'un des micros n'est pas activé, on
n'entend absolument plus rien : les voix ne sont pas projetées chez
plusieurs d'entre eux.
Le parti pris de
Sébastien Derrey
m'intéresse d'abord : au lieu de verser dans une hystérie convenue,
tout le monde parle avec douceur, détachement pour les dieux, tragédie
intérieure pour les époux. Mais avec cet
unique mode de fonctionnement,
augmenté d'une direction d'acteurs plutôt immobile, d'une scénographie
cheap (beaucoup d'objets, tous
banals, aucun d'utile, et aucun usage de la scène hors le rideau
frontal qui figure l'entrée de la demeure), le tout plaqué sur un texte
déjà pénible, on souffre.
Ce ne serait rien si les acteurs étaient à la hauteur, mais à
l'exception d'
Olivier Horeau
(Sosie – dans une veine qui évoquerait un Hecq sobre) et de
Fabien Orcier (Jupiter, qui a au
moins une jolie voix grave), l'encéphalogramme est
spectaculairement plat. La voix
tout à fait éteinte de
Frédéric
Gustaedt (Amphitryon – sans amplification, rien ne serait passé,
même dans les rares éclats) et l'élocution caricaturalement théâtreuse,
véhicule emphatique-neutre, de
Nathalie
Pivain (Alcmène – rires nerveux de plus en plus fréquents dans
la salle pour évacuer la gêne – non, elle n'oserait pas !) rendaient le
temps encore plus long que nécessaire.
Bien sûr,
aucune musique à
part de temps à autre un peu de bruit blanc (il ne s'agirait pas de
nous distraire de notre ennui) pour créer la tension (huhu).
On croit que la pièce va bientôt finir, ou que le propos va s'élargir,
apporter des péripéties inconnues, ou que le metteur en scène va
demander à ses comédiens de tenter quelque chose, mais non. C'est bien
2h50 égrenées en comptant les minutes.
Respect à tous les lycéens qui étaient là et n'ont pas sorti leurs
portables ni ouvert salon. J'espère que leur prof leur fera des
excuses, ou sera du moins sincère, sans quoi c'est une génération de
perdue pour le théâtre. Kleist, c'était déjà ambitieux, mais du mauvais
Kleist très mal joué, ça fait
mal.
On aurait été il y a un siècle, lorsque Mercure commente son rôle avec
« cela m'ennuie de tout mon cœur », quelqu'un aurait forcément répondu
« nous aussi ! ». Si je n'étais pas aussi proverbialement de bonne
compagnie, je me serais peut-être laissé tenté.
À la place, applaudissements très décents (et très courts) et c'est
tout.
Après les réussites éclatantes de mes trois dernières sorties
théâtrales,
Les Fâcheux de
Marivaux (collectif Les Fâcheux),
La
Poupée Sanglante (Bailly-Chantelauze),
Faust I & II
(Ferbers-Wilson-Grönemeyer), j'étais tranquille sur mon flair. Voilà
qui va me replonger dans une salutaire insécurité pour quelque temps.