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samedi 15 octobre 2016

Norma par I Barocchisti : béatitude du belcanto sans glotte


Soirée amplement attendue et commentée, mais qui m'intéresse pour une raison de traverse.

Qu'est-ce qui est ennuyeux dans le belcanto ?  L'absence d'enjeu dramatique, l'écriture uniforme (pas de modulations), les chanteurs avec des voix parfaitement homogènes qui n'articulent ni n'expriment rien, l'orchestre indigent et pataud…

belcanto ordinaire
Belcanto ordinaire.

Or, cette fois, on a tout l'inverse.

Norma est l'un des (très) rares livrets de seria (baroque, classique ou comme ici romantique…) prenants : une adaptation du mythe de Médée dans le cadre (rarement exploité avant la Troisième République, et encore moins en Italie !) de la Gaule romaine. Je me demande (même s'il s'agit de l'adaptation d'un drame français d'Alexandre Soumet) comment le public italien a pu recevoir cette représentation des Romains en oppresseurs et suborneurs, et la célébration de leur massacre sur scène. Message politique codé contre les Autrichiens (création à Milan), ou vraiment une prise du public à rebrousse-poil, comme Meyerbeer dans Robert le Diable ou Les Huguenots ?
    En tout cas, un décor original, une matrice forte (qui ne se résume pas à une amourette contrariée), et un rythme dramatique assez soutenu, avec beaucoup d'action et de retournements de situation, dans une langue un peu plus riche que pour l'ordinaire des livrets, du fait des évocations druidiques.

Bellini est l'un des rares de la période, aussi, à travailler assez finement sur ses modulations – oh, des modulations à la mesure du belcanto romantique, bien sûr, mais le faire au cours d'un morceau (ou même simplement reprendre en mineur le même thème en le répétant) est assez peu courant, et fait une différence considérable (entre le robinet d'eau tiède et une musique qui commence à exprimer quelque chose).
    Il n'est même pas besoin de mentionner la séduction mélodique de Norma, qui a fait son succès à travers les âges.

¶ L'un des grands ennuis du belcanto romantique provient de ces orchestres flasques, épais, lourds, qui égrènent lentement et pesamment des accompagnements sans saveur. L'ensemble I Barocchisti, malgré l'annulation de Diego Fasolis, fournit un accompagnement doté de couleurs proprement inouïes (les hautbois et clarinettes en poirier !). À cela s'ajoute la netteté d'articulation, la légèreté de touche, l'aération du spectre… Rien qu'écouter l'ouverture est un moment de jouissance incroyable.
    Et, durant l'opéra, toutes les lignes d'accompagnement sont audibles, motoriques, tournées vers l'action…Voilà qui change tout.

¶ Et pourtant, ce n'est pas tout : corollaire de ce choix, la possibilité de chanter très doucement, de choisir des voix légères, de faire sonner le texte. Tout l'aspect démonstration de force (qui fait partie de l'essence de ce répertoire, et qui peut néanmoins broyer méchamment les orteils) disparaît, pour ne laisser que le texte à nu, les changements de couleurs harmoniques, et de beaux timbres pas du tout hululants.
    De même pour le Chœur de la Radio-Télévision Suisse Italienne (sis à Lugano), de longue date rompu (malgré des formations initiales lyriques tout à fait classiques) à chanter abondamment Bach comme des spécialistes, entraîné par Fasolis. Voix glorieuses, mais souples et limpides, sans aucune commune mesure avec les chœurs de maisons d'Opéra, même bons, qu'on entend d'habitude.

¶ La mise en scène de Patrice Caurier & Moshe Leiser apportait une qualité de direction d'acteurs rare, et d'autant plus pour une production importée (où la rigueur des indications se distend souvent au gré de la routine et de la valse des assistants). La transposition dans une Gaule résistante (avec Pollione sans doute membre de la Gestapo) fonctionne finalement de bout en bout : réunions secrètes, sacrifices, et surtout la réactivation de l'idée de la trahison. Montrer devant un public français une femme, héroïne de l'œuvre, qui empêche son réseau d'agir pour protéger son amourette avec le pire représentant de l'oppression ennmie, voilà qui suscite tout de suite des affects forts chez le spectateur. Pourtant, je trouve ridicule la contradiction de convoquer l'intermporalité d'une intrigue pour, justement, forcer son déplacement (surtout avec des nazis, le truc jamais vu…) ; mais ici, la réussite, à la fois visuelle, atmosphérique et cohérente dramatique, accroît au contraire la densité du propos d'origine. Ça cogne dur, et sans expédient pour choquer le bourgeois.
     Leur mise en scène est ainsi constellée de trouvailles, œuvrant toutes dans le même sens. Particulièrement admiratif du sacrifice de Flavio – ce comprimario ne sert à rien, simple cheville permettant à Pollione de raconter ce qui s'est passé avant. Ici, il est mis à mort par les résistants (il avait bien averti Pollione qu'il ne fallait pas s'attarder dans le camp ennemi, c'est dans le livret !), ce qui explique son absence du reste de l'ouvrage et crédibilise la violence qu'on trouve ensuite. Ce peuvent aussi être une multitude de micro-gestes (Norma contredit sa violence en chassant Pollione, en s'agrippant douloureusement au fauteuil devant elle) qui approfondissent les psychologies. Les entrées et sorties, les dispositions du plateau, tout fait sens.

Tout était donc au meilleur niveau, on a simplement renoncé à l'apparat vocal (mais on a eu des diminutions !) et à la mélasse orchestrale, en ne conservant que le meilleur : la musique brute, le drame, le texte, les timbres. Et c'était d'une puissance jubilatoire qu'à vrai dire je ne soupçonnais même pas.

Ici se termine la notule. Mais pour ceux qui veulent quand même de la glotte, je dis un mot des chanteurs ci-dessous.



belcanto baroque
Vue panoramique de l'orchestre d'hier soir dans Norma.



J'ai dit sans glotte, parce qu'il n'y avait pas de grosses voix tonitruantes, vaporeuses et invertébrées, et cependant, la fête vocale était très réelle, à rebours de l'esthétique de voix très rondes, en arrière et monovocaliques qui est à la mode dans ce répertoire (au prix de la destruction de superbes personnalités, syndrome Damrau, Yoncheva et dans une moindre mesure Peretyatko).

L'enchantement de la soirée, de ce point de vue, était Rebeca Olvera (Adalgisa), habituée de Zürich, où elle chante plutôt Barberina, Isolier ou Frasquita, c'est-à-dire plutôt de petits rôles et en tout cas des rôles de typologie très légère. Il s'agissait, comme avec Sumi Jo dans le disque (choix plus discutable considérant que la soprano tient les parties basses dans cette édition), de créer un contraste avec Bartoli, sans l'écraser.
    La révélation est fulgurante : le meilleur de l'Italie est là. Voix franche, au timbre clair, aux fondations solides, avec des graves tout à fait sonores (et pas du tout gonflés), et, lorsque c'est nécessaire, une ampleur complètement glorieuse – pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé fasciné par une messa di voce (le chanteur fait enfler puis diminuer le son sur la même note), passant de la jeune fille timide à un roulement de tonnerre déchirant en l'espace de quelques instants. Le mordant d'un italien très juste et gourmand, couplé avec la rondeur et la continuité d'une belcantiste beaucoup plus ample. C'est la voix de Catherine Gillet greffée sur le moteur d'Ermonela Jaho.
    Une des voix les plus impressionnantes, les plus belles et les plus expressives que j'aie entendues dans une salle d'opéra.

Norman Reinhardt (Pollione) est superbe en retransmission et évoque assez le timbre de Gregory Kunde ; en salle, il tire profit de l'accompagnement très discret pour rechercher des nuances délicates et intimistes, grâce à sa belle voix mixte, dans la lignée de l'ensemble de la production, plus proche du silence que de la tonitruance. Il manque simplement la possibilité physique de proposer des nuances du côté des forti, ce qui n'est pas un problème ici, mais va effectivement contre la typologie ordinaire du personnage (héroïque, voire fruste). Une fois de plus, concordance parfaite avec la mise en scène – son pouvoir ne s'asseoit pas sur la violence directe.
    De près, on devait entendre les superbes irisations qui passent en retransmission, moins en fond de salle où on perçoit la plupart du temps une jolie voix mixte beaucoup plus habituelle.

Je ne suis pas un fanatique de la voix de Cecilia Bartoli (Norma), ni celle d'autrefois (un peu nasale et très étroite), ni celle d'aujourd'hui (largement émise à l'intérieur du corps, assez pharyngée, sonnant avec assez peu de naturel pour un petit format…). De surcroît, le timbre était légèrement voilé au premier acte, et tout de même un peu gris – sans doute à force de se protéger en chantant plus large que son naturel.
    Mais il faut rendre les armes devant la qualité des nuances, la force de la déclamation (les récitatifs de femme jalouse sont caractérisés par une kyrielle de petits détails d'articulation contre-intuitifs qui matérialisent immédiatement les contradictions du personnage) et l'autorité scénique (je trouvais la crainte d'une résistante étrange pour la Gestapo, mais quand elle entre, c'est sûr, on se tait). Je n'aime pas tout, et particulièrement pas les parties de délibération déploratoire (déjà moins intéressantes en elles-mêmes), où la ligne paraît plus hoquetée et le timbre moins beau que chez la concurrence, sans qu'il y ait de contrepartie dramatique substantielle, mais pour tous les duos et ensembles, le charisme compense largement ce qu'il manque en charme vocal.

Je trouve sincèrement que l'adulation qui l'entoure s'explique avant tout par son positionnement commercial spécifique, mais considérant sa présence (visuelle et sonore, en scène et hors scène), et surtout son influence dans la pensée musicale d'aujourd'hui (redécouverte des opéras de Vivaldi, remise à l'honneur de compositeurs injustement négligés comme Salieri ou Steffani, et maintenant le coup de pouce décisif au dégraissage du belcanto romantique), sa curiosité extraordinaire, je ne peux que me réjouir que ce soit elle qui en profite.
    Vocalement, je trouve l'hystérie autour de Jonas Kaufmann plus logique (il est plus singulier, plus spectaculaire aussi), mais lui se contente de jouer les grand rôles déjà connus et de trimballer le même récital de lied depuis quinze ans… Aussi plus que pour n'importe qui d'autre, les trépignements qui accueillent Bartoli, même exagérés (plein de monde chante mieux qu'elle), me sont sympathiques.



Il n'y aurait donc que deux réserves à cette production, qui ne m'ont de toute façon en rien gêné. Mais elles m'intriguent.

L'Oroveso Péter Kálmán, indépendamment de sa qualité vocale débattable (les aigus ouverts, à ce niveau, c'est étrange) était tout à fait en décalage avec le reste du plateau, émis en force, même pas dans la tradition des grosses basses ronflantes du répertoire italien ostentatoire, mais plutôt du vérisme, comme lorsqu'on jouait Giulio Cesare de Haendel avec des chanteurs verdiens… Pas moche, mais étrangement hors cadre.

¶ Les décalages à l'orchestre étaient incessants. Était-ce le nombre de musiciens supplémentaires (I Barocchisti étant d'ordinaires plus spécialistes d'un répertoire s'étendant de Monteverdi à Gossec), le manque d'habitude d'accompagner des chanteurs (pourtant assez réguliers, pas du tout éhontément fantaisistes dans leur rubato), le manque de répétition avec le remplaçant de Fasolis, Gianluca Capuano, ou sa peine à se faire comprendre des musiciens ?  En tout cas, il arrivait extrêmement fréquemment (plusieurs fois par tableau) que l'orchestre ne frappe pas son temps en même temps que le chanteur, et cela ne réglait pas avant l'arrivée d'une nouvelle ligne mélodique !  Pourtant, ce n'est pas une partition retorse techniquement…
    Gianluca Capuano a fait des études de direction et a déjà dirigé ce chœur, eu son expérience aurprès du Concerto Köln… mais lorsqu'on n'est pas chef d'ensemble, est-il possible de communiquer de façon traditionnelle avec ce type d'orchestre ?  En tout cas, c'est étonnant pour des musiciens de ce niveau. Comme mentionné il y a très peu de temps, le peu de rubato (liberté prise avec le rythme écrit et la régularité du tempo) est plaisant pour moi, sans doute pas authentique historiquement, et réagir ou anticiper vis-à-vis des libertés des chanteurs demande un métier particulier… mais à ce degré (rester décalé d'un quart de croche pendant vingt secondes !), et aussi souvent, c'est très inhabituel, je me demande ce qui peut en être la cause.



Je ne me suis pas penché sur les partitions (enfin, joué ça au piano très souvent, voire un peu chanté, mais pas regardé les originaux) pour dire qui a raison dans le débat de la vraie Norma, Bartoli revendiquant être la seule à jouer la version authentique – il est vrai préparée par Biondi et Minasi –, les détracteurs l'accusant de bricoler pour adapter le discours musicologique à sa voix. Ce serait intéressant à faire à l'occasion, mais Norma n'est pas pour l'instant mon sujet prioritaire.

On peut simplement remarquer, en toute bonne foi, que l'orchestre sonne bien mieux ainsi (je ne dis pas qu'il y ait eu autant d'air dans le spectre à l'origine, mais en le jouant à un tempo allant et avec une légèreté de touche qui permet aux chanteurs de s'exprimer sans forcer, tout fonctionne immédiatement). Et que le tempo n'était probablement pas aussi régulier, pour laisser les chanteurs briller.

Dans l'attente de nouveaux développements, vous pouvez toujours vous occuper en feuilletant autour de ce thème :
◊ Mon opinion affectueuse sur le phénomène Bartoli.
◊ Mon opinion critique sur la cage dorée Bartoli (un débat).
◊ Ma réception du studio de Normatoli (avec la Scintilla et Antonini).
◊ Un autre Bellini riche, I Puritani.
◊ Un autre opéra atypique du belcanto romantique : Il Templario d'Otto Nicolai, d'après Ivanhoe.


David Le Marrec

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