Carnets sur sol

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Wagnéropathie : le faux Rheingold de Paris 1960


Camarades wagnéromanes et autres grands malades qui peuplez ces lieux, le temps est venu de solliciter humblement votre assistance. Je pourrai dans le même geste vous faire bénéficier d'un excellent conseil.


La situation

L'arrivée dans le domaine public d'un grand nombre d'enregistrements anciens (et de plus en plus de grandes gravures, piliers de grandes maisons, dans un grand beau son, avec la mise à disposition progressive des années 60 !) a suscité des vocations chez certains entrepreneurs, qui distribuent pour presque rien des enregistrements désormais gratuitement disponibles. Dans certains cas, c'est inutile considérant qu'elles se trouvent très aisément gratuitement, ou qu'il suffit de demander à un copain ou internaute de les mettre en ligne (légalement, donc) ; dans d'autres, ce sont des mises à disposition salutaire de versions épuisées ou difficiles à trouver.

L'éditeur Horus Music Ltd exerce dans ce cadre. À telle enseigne qu'il ne commercialise pas forcément sesproduits : il les propose sur les plates-formes d'écoute (Deezer, YouTube…) et se fait manifestement rémérer par la publicité d'un grand nombre d'enregistrements de niche qui ne lui ont rien coûté. Je ne peux pas me prononcer sur la viabilité du modèle.

En tout cas, il ne faut pas en attendre un site informatif… ni même le nom des chanteurs sur la pochette !

En règle générale, il est assez facile de remonter la piste, avec simplement le nom du chef. Mais ici, il en va tout autrement.




Sur ce Rheingold, l'un des tout plus beaux que j'aie entendus (vif orchestralement, détaillé, voix précises, jamais grasses, débraillées ou impavides, toujours animé dramatiquement, très pulsé aussi)… seul figure « Paris 1960 ».

Or il n'y eut jamais de Rheingold à Paris en 1960 (ni dans les années voisines), que ce soit avec les forces de l'Opéra ou par une troupe invitée.

Et je suis bien embarrassé : plus je l'écoute, plus je l'aime, mais je ne parviens à identifier aucun chanteur, ni même l'époque précise.


Les observations

Il s'agit donc de l'habillage d'une version différente – sans doute une bande choisie en raison de son équilibre sonore plus accessible qu'une archive historique, et renommée pour attirer le curieux wagnérophile. Rheingold 1960 Paris, c'est un inédit, et cela fleure bon Gorr, Crespin, Blanc…

¶ Il y a des applaudissements à la fin. Sauf artifice, il s'agit bien d'une prise sur le vif.

¶ En termes de son, on est au minimum dans les années 60 (en studio), ou dans une captation officielle des années 70, 80, ou même plus récentes.

¶ L'orchestre, lui, quoique passionnant, manifeste un certain nombre d'imprécisions, d'épisodes à la cohésion discutable, de sons rêches – et est mixé un peu en arrière par les ingénieurs, comme on faisait avant les années 70, ou comme dans une prise sur le vif de qualité moyenne. Tout cela plaide pour une captation relativement ancienne.

¶ Sauf que le vibrato des trompettes, le timbre acide mais jamais droit me paraît singulièrement russe. J'avais éventuellement songé à un orchestre tchèque, mais plutôt celui du Narodní Divadlo (Théâtre National) que de la Philharmonie, dont les cuivres sont beaucoup plus brillants et droits.
Peut-être un enregistrement des années 90, voire plus tardif, réalisé par une radio russe et jamais commercialisé, sauvagement préempté par l'éditeur. Mais tous ces chanteurs, en particulier masculins, pas du tout slaves orientaux ?
En tout cas, la pâte sonore paraît fort peu germanique, ou alors d'il y a longtemps. Plutôt Centre et Est de l'Europe, à ce que je dirais… mais on peut tellement se tromper avec ce genre de supposition générale… il suffit d'un instrumentiste invité à tel moment, d'une erreur d'appréciation sur le paramètre le plus déterminant…

¶ Les chanteurs, en revanche, sont clairement germanophones ou du moins particulièrement rompus à s'exprimer dans cette langue. Pour autant, ils n'ont pas l'assise ni la franchise de l'ancien temps. Particulièrement audible avec un Froh très engorgé, mais la haute impédance de Donner (on sent la résistance du son à l'intérieur du corps) ou le format assez léger de Wotan (un baryton avec un beau grave, mais pas une voix majestueuse – je l'aime vraiment beaucoup, ce n'est pas un problème) font penser aux années 80-90.

¶ Très peu de Wotan différents ont été commercialement diffusés dans les années 50 à 80 : (Sigurd) Björling, Hotter, Uhde, Hines, London, Adam, Morris. Ce n'est aucun de ceux-là. L'un des rares dont le son et l'époque pourrait correspondre, celui de Swarowsky, n'est pas le même – et l'équilibre de la prise (avec les voix très en avant, mais aussi un son d'orchestre beaucoup plus brillant) n'est pas du tout le même (très bon Rheingold au passage).

¶ Quant à Loge, il se situe plutôt sur la frange lyrique du rôle : ni ténor de caractère (Witte, Stolze, Zednik, Clark…), ni Helden masqué (Vinay, Windgassen, Jerusalem…), expressif mais plutôt coulant.

¶ Les Filles du Rhin sont elles plutôt techniquement de l'ancienne école, avec une expressivité un peu déclamatoire et des voix très charpentées, comme on n'en fait plus – on a coutume de dire qu'une Woglinde comme ça chanterait Brünnhilde maintenant.


De profundis clamavi ad te

Je redoute la fermeture de l'éditeur, une réclamation quelconque, et l'impossibilité de remettre la main sur ce trésor, à tout jamais.

C'est pourquoi, lecteur estimé, je t'implore, viens à mon secours. Donne-moi une piste, identifie-moi un chanteur, une époque, un diapason, une pratique instrumentale, une source… Après avoir dépouillé mes fiches discographiques à peu près exhaustives, et réécouté certains enregistrements qui auraient pu correspondre, non, rien. Pis, je ne reconnais aucun chanteur et la comparaison avec les candidats possibles souligne le caractère particulièrement passionnant de cette version.

Et si vous trouvez, ma foi… mon fonds personnel, avec ses bandes de choix, vous sera grand ouvert. Non pas mon fondement, vilains voyous.

georges_lemaire_la_main_chaude
Georges Lemaire, Châtiment du fondement (1885)

Camée sur sardonyx à trois couches.
Montré à l'exposition universelle de 1889.
Acquis par le Musée du Luxembourg.
Crédit photographique : FRAP (Fonds Řaděná pour l'Art Puttien).
Licence
Creative Commons CC BY 3.0 FR.


Si jamais tu es trop nul pour trouver, compense ma déception par l'ivresse de découvrir la plus belle version du monde que j'ai déterrée, rien que pour toi.


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Commentaires

1. Le vendredi 25 novembre 2016 à , par Olivier

Bonsoir,

Que valent les deux commentaires sur Deezer?
http://www.deezer.com/album/10911088

23/12/1974 Pleyel Orch. Nat. Dir : George Sebastian Wotan Franz Mazura Alberich Zoltan Kelemen Loge Käge Jehrlander Fricka Nadine Denize Fasolt Victor von Halem Fafner Louis Hagen William Mime Helmut Pampuch Donner Jean Pierre Laffage

et

.. Froh Stan Unruh Erda Michèle Vilma Freia Dany Barraud Woglinde Eliane Manchet Flosshilde Emmy Greger

Mais, aucune trace sur le site de N.Denize d'un Rheingold en audio.

2. Le vendredi 25 novembre 2016 à , par Faust

On trouve sur le site de l'INA ce concert de 1974 (mais pas de 1960) du National à la salle Pleyel :

http://www.ina.fr/audio/PHF07009318

Au cours de ces années, le National donnait pas mal de Wagner : aux Chorégies d'Orange, Tristan en 1973 (Böhm) et Walküre en 1975 (Kempe).

Ont-ils donné l'ensemble du Ring à cette époque ?

L'ère Martinon au National est alors finie et une autre période a commencé sous la direction de Pierre Vozlinsky.

Merci à CSS d'avoir trouvé ce superbe Rheingold !

3. Le samedi 26 novembre 2016 à , par DavidLeMarrec

Messieurs,

Considérez-moi votre obligé. Ce n'est pas faute d'avoir fouiné pourtant (et je l'avais découvert et écouté une première fois sur Deezer, précisément !), mais vos investigations furent victorieuses.

Déjà, tout correspond assez bien :
    ♦ la vivacité de la direction, limpide et allante, bien le style de Sebastian ;
    ♦ l'acidité et le vibrato des cuivres qui peut aussi coller à la France (à la réécoute, c'est vrai que la petite harmonie elle aussi a une verdeur typiquement française) ;
    ♦ la date entre deux mondes correspond assez bien : prise de son moderne, orchestre moyennement virtuose, voix à l'ancienne ou d'un style plus moderne (on a les jeunes Mazura, Denize et von Halem, les Pampuch et Kelemen mûrs…) ;
    ♦ je n'ai jamais entendu un certain nombre de ces chanteurs, pour la plupart avec des dictions et des techniques très idiomatiques.

Dans le détail, ça fonctionne aussi. Le jeune Mazura, pour ce Wotan très bien dit, plutôt baryton avec une couleur sombre, un vrai mordant, pour un spectre sonore plus sec qu'enveloppant et pas forcément une grande extension grave. Je le trouve un peu moins rond et à l'intérieur que dans ses enregistrements ultérieurs, beaucoup plus brutalement émis dans la face. Kelemen, que je n'avais pas identifié, paraît avoir plus de métal – mais une voix s'épaissit naturellement en vieillisant, et effectivement, ça ressemble. L'ample rondeur et la petite acidité (façon Gorr / Crespin / Sarroca / etc.) correspond assez bien au profil de Denize. Je n'avais pas décelé d'accent français chez Michèle Vilma (j'aurais parié sur une voix plus slave). Et je découvre l'excellent Käge Jehrlander en Loge ; de même pour Dany Barraud en Freia, que j'aime beaucoup.

Après vérification grâce au court extrait de l'INA (merci !), oui, ça semble bien la même chose (tempo, timbres, on ne peut guère entendre autre chose sur les trente premières secondes de l'Or du Rhin), même si le son de l'INA est étouffé alors que celui publié par Horus Music est limpide.

Sans même le vouloir, j'ai donc une fois de plus distingué de l'interlope, avec un inédit joué par la Radio Française par un chef spécialiste de l'opéra français et italien, et une distribution mêlée de spécialistes germaniques et de troupiers français. S'il faut une preuve que je ne le fais pas exprès…

Un très grand merci, je vais enfin pouvoir frimer l'écouter le cœur tranquille !

Mes archives vous sont totalement ouvertes. Émettez seulement un désir.

4. Le dimanche 27 novembre 2016 à , par Olivier

Bonjour,

mais vos investigations furent victorieuses
Mais, nous triomphons sans gloire. Le mérite en revient au commentateur de Deezer ainsi qu'à Faust dont la recherche sur le site de l'INA a permis de retrouver l'origine de cette version.
L'article Wiki.consacré à M.Vilma confirme sa participation à ce Rheingold du 23/13/1974.

Considérez-moi votre obligé
Ah non, ce n'est pas le lieu.

Émettez seulement un désir
Continuez vos commentaires, vos indications, vos réponses (cf.ci-dessous).

Je suis un peu surpris. Est-il habituel de donner en version de concert ce prologue?
Et puis, j'avoue être incapable de reconnaître F.Mazura et H.Pampuch , pourtant présents dans une version dont je dispose: Bayreuth/Boulez/Chéreau.
Des noms oubliés: N.Nadize, JP.Laffage.

Une petite question
Cette interprétation a-t-elle été publiée avec l'autorisation de ? ou est-elle (réellement??) libre de droits?

5. Le dimanche 27 novembre 2016 à , par Faust

Bonjour

Mon apport est plus que mince !

Effectivement, sans l'indication sur Deezer, on chercherait peut-être encore !

J'étais parti de l'idée que cela devait provenir d'un concert au TCE ou à Pleyel et que l'enregistrement devait avoir été fait par la radio.

Sur le site d'archives du TCE, je n'avais rien trouvé de probant.

Concernant Pleyel ou la Maison de la Radio, ils ont des archives. Mais, sont-elles en ligne ?

En fait, c'est dans quelques éléments personnels que je me suis rendu compte que le National avait souvent donné du Wagner, notamment à Orange, au cours de cette période. Mais, je suppose qu'ils ont dû donner - sur plusieurs saisons ? - l'intégralité du Ring, peut-être sous la direction de Sébastian à la salle Pleyel. Si tel est le cas, comme tout est enregistré, on devrait trouver les trois autres journées.

Je n'ai jamais entendu Sébastian et je ne dois guère avoir d'enregistrements de lui.

Ces années-là sont celles du "second" National, après celui des origines à partir de 1933. C'est très certainement une période faste pour cet orchestre.

Comme Olivier, mon seul souhait est la poursuite de CSS ...

6. Le mercredi 30 novembre 2016 à , par DavidLeMarrec

Quoi qu'il en soit, sans vous deux, je n'aurais pas trouvé, car croyez bien que j'y avais déjà passé un certain temps, avant de confesser ma défaite…

Oui, il arrive qu'on donne Rheingold de façon isolée. Rattle l'avait fait à Baden-Baden (et au Barbican, je crois) avec l'Orchestra of the Age of Enlightenment, sur instruments anciens. Ça avait été diffusé en UER à l'époque et j'ai eu la divine surprise de le retrouver en vidéo tout récemment, sur une plate-forme incontournable. Au disque, on en trouve pas mal d'autres exemples, comme celui de Schuricht, très réussi dans le genre cursif et violent, façon Marschner ou Vaisseau Fantôme.

Mazura est une voix identifiable, mais on connaît mieux ses témoignages plus tardifs (et je n'aurais jamais soupçonné qu'il ait fait Wotan si tôt, avant d'aborder des rôles plus hauts et barytonnants !). Denize a une très belle carrière derrière elle, pas follement médiatisée, mais il existe énormément de captations et même un certain nombre de disques prestigieux (à commencer par sa Geneviève dans le Pelléas de studio de Karajan !). Très grande dame, on ne fait pas mieux dans la déclamation française ou dans ce type de rôles germaniques, elle avait tout – l'articulation, l'ambitus, le grain, l'expression.

L'interprétation ci-dessus n'est donc pas libre de droits (elle a quarante ans et non cinquante-six comme prétendu), c'est simplement un choix destiné à fournir une bande son plus écoutable qu'une prise ancienne, tout en se démarquant des multiples rééditions libres de droit du Ring Solti. C'est clairement une mystification de l'auditeur et un piratage des droits… En revanche, ce fut une mise en valeur inespérée, me concernant, n'ayant pas même conscience de l'existence d'une telle bande !

L'intuition de la radio était la bonne (et il est vrai que le son, ni studio ni précaire, s'y prêtait). Je serais curieux d'entendre ces autres potentielles journées ! (Où Mazura serait peut-être mis à plus rude épreuve – et quelle Brünnhilde, quel Siegfried ? je suis curieux.)
De Sebastian, on a surtout de l'opéra français ou italien qui nous reste couramment disponible, à commencer par Lakmé et Werther…
En tout cas, j'ai été surpris par l'excellente forme de cet orchestre, pas du niveau de ce qu'on fait aujourd'hui, mais incomparablement plus assuré, détaillé et précis que bien d'autres à cette période et plus encore, même chez les germaniques, dans les deux décennies précédentes ! Aucun rapport avec les enregistrements de la RTF des années 60, vraiment.

Merci encore à tous deux pour vos recherches lumineuses !

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David Le Marrec

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