Les opéras rares cette saison dans le monde – #6 : slaves occidentaux et méridionaux
Par DavidLeMarrec, mercredi 14 mars 2018 à :: _ - Oeuvres - 1 jour, 1 opéra :: #3009 :: rss
Précédents épisodes : ¶ principe général du parcours ;
#1 programmation en langues russe, ukrainienne, tatare, géorgienne
;
#2 programmation en langues italienne et latine ; #3 programmation en allemand ; #4 programmation en français ; #5 programmation en anglais. |
À venir : celtiques & nordiques (irlandais, danois, bokmål, suédois, estonien), espagnols, et surtout une grosse notule sur les opéras contemporains intriguants, amusants (ou même réussis).


Plaisante perspective de l'Opéra de Poznań, qui vient de programmer Nowowiejski.
1. Opéras slaves occidentaux : en polonais
Moniuszko, Straszny dwór (« Le Manoir hanté »)
(Varsovie, Cracovie) Moniuszko, Halka (Varsovie, Bydgoszcz) |
→ Les deux opéras sont écrit dans un langage qui s'apparente beaucoup à ceux d'Europe occidentale, les opéras allemands légers (façon Martha de Flotow) et les opéras comiques français (beaucoup, beaucoup de convergences avec D.F.E. Auber !). Le livret du Manoir semble par ailleurs devoir beaucoup à l'influence d'Eugène Scribe, alors un modèle jusqu'en Russie.
→ Autant le Manoir me paraît assez pauvre, presque donizettien, autant Halka (sans dialogues parlés, entièrement composée), une histoire d'amour romantique et tragique assez ordinaire, dispose de beaux climats, d'une déclamation soignée, qui mérite réellement le détour – par la Pologne en l'occurrence, car si vous attendez de le voir passer au bas de votre porte…
→ Les disques existent, mais les livrets sont rarement fournis ; The Opera Platform avait diffusé une version vidéo (sous-titrée) du Manoir, si vous pouvez mettre la main dessus… Pour Halka, on trouve en ligne plusieurs versions, dont la belle Satanowski (avec Wiesław Ochman !).
Żeleński, Goplana (Varsovie)
→ Żeleński, de la génération suivante (né en 1837 contre 1819 pour Moniuszko), propose une musique globalement plus intéressante : le discours musical est continu, et à défaut de beaucoup moduler, l'accompagnement adopte un peu plus de variété.
→ Goplana (1895) raconte les manipulations des fées pour trouver un mari à leur gré, menaçant le pauvre navigateur ou manipulant le prince, à coups de sorts, de mensonges, de doubles amours, d'épreuves, de jalousies, de menaces. Cette tragédie terrible appuyée sur du vaudeville féerique (les contes slaves peuvent priser très fort le nawak) propose un véritable dépaysement, et la musique continue, sans être très marquante, échappe à la fragmentation en numéros et coule très agréablement, le petit frisson folklorique (du sujet, mais aussi des danses) en sus.
Różycki, Eros i Psyche (Varsovie)
→ Różycki a aussi écrit de la musique symphonique, des concertos, et notamment des poèmes symphoniques sur Le roi Cophetua, ou Mona Lisa (complation très richardstraussienne) !
→ La production donnée au Théâtre Wielki (la salle de l'Opéra National de Varsovie) était de surcroît très accomplie musicalement (c'était en octobre), on peut en attraper des bouts en ligne – cet opéra est une rareté jusqu'en Pologne !
Szymanowski, Król Roger (Wrocław)
→ Outre la langue, outre le livret mystico-uraniste très étrange (même sans les têtes de Mickey), il faut dire que ce n'est pas exactement une œuvre accessible : les modulations sont incessantes, la tonalité change de base à chaque mesure, sans exagérer, les appartenances sont brouillées, les lignes simultanées du contrepoint très nombreuses et complexes… et pourtant, quelque chose d'à la fois pesant et extrêmement chatoyant s'en échappe, vraiment un univers singulier, à découvrir absolument.
→ Au disque, c'est la version Kaspszyk qui met tout le monde d'accord (quoique un peu plus difficile à se procurer), sur tous les aspects (à défaut, Stryja chez Naxos a beaucoup de qualités ; ou le beau DVD Pappano). Il faut en revanche se défier de la version Rattle, sabotée par la prise de EMI complètement opaque, hélas – et puis la plupart des autres versions intègrent des chanteurs masculins polonais (et remarquablement chantants), bel atout.
Nowowiejski, Legenda Bałtyku (Poznań)
→ Entre le moment de l'écriture de cette portion de la notule et sa publication, une vidéo a été captée et publiée par Operavision.eu (ex-The Opera Platform), où elle peut être visionnée gratuitement pendant six mois en haute définition et avec des sous-titres français. Occasion assez unique d'approcher cette œuvre (il doit bien exister un disque, mais pour trouver le livret, même en VO ou en anglais, sans doute pas évident du tout). En commençant à regarder, je révise mon avis : tout n'est pas conforme à l'extrait entendu, une histoire traditionnelle de prétendant pauvre qui est traitée avec un langage romantique peu original, mais bien calibré. À découvrir dans tous les cas : comme pour Goplana, l'occasion ne se représentera pas de sitôt !


Rideau de scène, balcons et coupole de l'Opéra de Plzeň, où l'on joue Libuše.
(Le site des théâtres lyriques de Plzeň permet des visites virtuelles assez impressionnantes.)
2. Opéras slaves occidentaux : en tchèque
La plupart évidemment en République Tchèque, d'où les indications sous forme de points cardinaux.
Smetana,
Libuše
à Plzeň (Ouest) et
Prague. Smetana, Les deux veuves à Liberec (Nord) Smetana, Le Baiser à Brno (Moravie) |
Dvořák, Le Diable et Katia (Prague, Brno)
Janáček, Osud / Destin (Leeds) → Osud
est un objet assez particulier : un opéra qui raconte la composition
impossible d'un opéra par un compositeur tourmenté (oui, débuté
en
1903, la même année que Der ferne
Klang
de Schreker sur cette même matrice, vraiment l'air du temps), agrémenté
en son acte médian d'un horrible accident domestique bien concret,
façon Jenůfa – [début
spoiler] la
mère qui a séparé les futurs époux pendant des années se jette par le
balcon et sa fille chute avec elle en voulant la retenir [fin
spoiler].
→ Mais c'est plus encore par ses circonstances de composition qu'il étonne : la suggestion d'une dame, rencontrée au spa, qui s'estimait dénigrée dans un opéra de Čelanský et demande à Janáček de composer ce contre-portrait ! Qui fait des choses pareilles ? Janáček, Les Voyages de M. Brouček (Prague) →
Fondé sur une nouvelle de l'écrivain emblématique Čech, Janáček voulait
pousser le public à l'antipathie envers cet inculte mal dégrossi qui,
par la magie de la boisson, se retrouve propulsé dans la Lune, puis, à
l'acte II, au XVe siècle. Le résultat est cependant plus attendrissant
qu'attendu sur le pauvre bougre totalement désorienté.
→ Dans la veine du Janáček coloré (beaucoup d'effets orchestraux, plus que de lyrisme vocal, assez récitatif), plus du côté de la Renarde que de Jenůfa ou Kat'a, une de ses œuvres les plus chatoyantes. |
Martinů,
Juliette
ou la Clef des Songes à
Wuppertal (Rhénanie) et Prague ; livret en français (il existe
aussi une version traduite en tchèque, utilisée en l'occurrence à
Prague). → De la conversation en musique dans un univers surréaliste (le personnage
découvre qu'il est en réalité piégé
dans ses rêves, et risque la folie s'il n'en sort pas à l'heure du
réveil), avec des dimensions par moment quasiment épiques (l'orchestre
lors du meurtre !). Un des plus beaux opéras jamais écrits, à mon sens
: la pièce de Georges Neveux, avec ses courtes répliques, ses
discontinuités, donne un terrain de jeu incroyable pour l'orchestre le
plus versatile et luxuriant
qui soit, avec un sens de la prosodie
française toujours très précis
chez Martinů.
→ Les représentations ont été données à présent… et figurent sur Operavision.eu, où l'opéra peut être vu gratuitement avec sous-titres français ! Martinů, La Passion grecque à Karlstad (Suède centre-Sud), Olomouc (Moravie) ; livret en anglais (peut-être en tchèque à Olomouc ?). → Son opéra le plus célèbre
(écrit en anglais), mais
beaucoup plus sérieux, aux couleurs
très grises (une aspiration épique
qui ne prend pas vraiment, comme pour son Gilgamesh), pas du tout le même
charme – jamais été séduit pour ma part.
→ Il est question d'une reconstitution de la Passion, dans un village grec, où les villageois prennent peu à peu la place, pour de bon, des originaux. La résurrection en moins. Martinů, Ariane à Düsseldorf et Moscou (au Stanislavski). → Là aussi, quelles langues
seront
utilisées ? (en français initialement, une autre adaptation
directe,
seulement avec des coupures, d'une pièce de Georges Neveux, Le Voyage de Thésée)
→ Son troisième opéra le plus célèbre, écrit dans une étonnante veine archaïsante, néo-baroque plutôt que néo-classique, mais pas naïf comme l'Orfeo de Casella, ni grinçant comme beaucoup de pièces néoclassiques… une sorte de musique ancienne fantasmée, un peu (dans un style pas du tout comparable) comme la Renaissance dans Henry VIII de Saint-Saëns. Probablement pas majeur, mais toujours plaisant. |
Toutes ces œuvres sont documentées par le disque et trouvables.

La grande salle et les spectaculaires atlantes de l'Opéra de Bratislava.
3. Opéras slaves occidentaux : en slovaque
Suchoň, Krútňava – en slovaque (Bratislava)
→ Il naît au XXe siècle (1908), meurt en 1993, mais écrit dans un langage totalement romantique traditionnel – pas particulièrement spécifique d'ailleurs.
→ Krútňava (1949), son œuvre la plus célèbre, est une histoire de fait divers (un meurtre dans les bois), mais qui donne lieu à des scènes de danses traditionnelles (mariage). Une sorte de Jenůfa dans un langage beaucoup plus sage et dans une atmosphère plus « nationale ». Très grand succès local, mais aussi remarqué hors des frontières.
→ Il en existe une version communisée qui était donnée pour correspondre à l'idéologie du Parti (l'enfant n'est pas du meurtrier, les méchants ne pouvant être rétribués).
→ L'autre opéra de Suchoň, Svätopluk (1959), raconte au contraire l'histoire de complots, alliances et batailles dans la Grande Moravie du IXe siècle (personnages fictifs, mais non sans lien avec l'Histoire, ai-je lu – sans l'avoir encore vérifié).
→ Voici un extrait de Krútňava (un monologue du meurtrier).

L'élégance (fastueuse) de l'Opéra de Ljubljana, ville qui a davantage tiré sa célébrité musicale des enregistrements de l'Orchestre de la Radio (notamment les volumes de très belle qualité musicale avec Anton Nanut, multiréédités en collection économique chez Bella Musica / Amadis / Arpège / Classica Licorne…). Nouveau titre de gloire plus récent, le Philharmonique de Slovénie dans une magnifique Iolanta chez DGG conçue en écrin pour Netrebko – et cependant le plus bel orchestre que j'aie entendu à ce jour dans une salle de concert. Il existe pourtant des disques de l'Orchestre de l'Opéra, notamment Gorenjski slavček, mais évidemment peu diffusés à l'international.
4. Opéras slaves méridionaux : en slovène
Foerster, Gorenjski slavček – en slovène (Ljubljana)
→ Moment amusant : un des interprètes se met soudain à chanter slovène avec un accent français, et c'est criant de vérité !
→ Il existe au moins un disque de 1953 (reporté en CD) avec les forces de l'Opéra de Ljubljana, qui se trouve en ligne (1h30).
Parma, Ksenija – en slovène (Ljubljana)
→ On peut l'écouter en ligne ici. Il faut notamment entendre les beaux duos homophoniques qui apportent le duel final.
→ Tout Viktor Parma ne ressemble pas à ceci : son opérette Zaročnik v škripcih (de 1917, mais créée seulement en 2011), « Le fiancé en difficulté », est écrite dans une veine considérablement beaucoup plus légère, peut-être plus encore que le grand-œuvre de Foerster : du Suppé ou du Lehár un peu plus ambitieux. À découvrir ici par exemple.

5. Opéras slaves méridionaux : en croate
Ces opéras sont donc spécifiquement écrits dans le dialecte chtokavien de ce qu'on appelle le serbo-croate (et qui comprend quatre principales variantes elles-mêmes démultipliées en sous-variantes selon chaque région, et franchissant allègrement les frontières… balkanisation linguistique, au sens propre). Ce que nous appelons, de notre point de vue, le croate (même si cette variante chtokavienne s'étend très au delà du pays et que l'on parle majoritairement d'autres dialectes dans certaines parties de la Croatie…) ; mais cette spécificité nationale est très importante dans ce contexte d'opéras de la première moitié du XXe siècle, où servir des sujets nationaux avec une langue nationale n'a rien d'anodin, et dépasse d'assez loin le seul goût de la musique.
Zajc, Nikola Šubić Zrinjski – en croate (Zagreb)
→ Ce n'est pas de la très grande musique, mais cela s'écoute très bien. Se trouve en ligne ici.
Hatze, Adel i Mara – en croate (Zagreb)
→ Superbe version de concert récente ici.
Gotovac, Ero s onoga svijeta – en croate (Zagreb)
→ On peut en trouver une production scénique (très conservatrice) donnée par l'Opéra de Split, dont les standards ne sont pas les mêmes qu'à Zagreb, clairement, mais qui se laisse écouter.


Certes, ce corpus ne constitue pas l'avant-garde de la musique, et revisite, à l'exception des Tchèques, de Różycki et Szymanowski, des langages déjà connus, tandis qu'aux mêmes périodes l'Europe romane et germanique explorait les délices de l'hyperchromatisme, de l'atonalité, des séries, de la musique concrète, du spectralisme…
Pourtant, que de merveilles à découvrir, dans cet approfondissement des langages familiers… soit pour le plaisir de la curiosité et du dépaysement (Żeleński, Nowowiejski, Parma, Zajc…) soit, pour certains d'entre eux (notamment Różycki et Hatze, comme vous avez pu voir), de véritables accomplissements en matière d'objet opéra.
Belles découvertes à vous, par le voyage ou par la magie des sons dématérialisés !
Commentaires
1. Le mercredi 28 mars 2018 à , par David Le Marrec
2. Le lundi 7 mai 2018 à , par Morloch François
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