La pochette peut de prime abord paraître assez terne (des sapins parce qu'il y a un compositeur suédois très international et urbain ?), mais pas si mal vu lorsqu'on sait qu'il s'agit d'un tableau intitulé Fugue, du compositeur Čiurlionis, pour illustrer un album consacré notamment à l'un des derniers quatuors de Beethoven.
C'est surtout, vous vous en doutez, la présence du compositeur Hillborg qui attire l'attention. Ce n'est pas un inédit, l'œuvre fut créée par les Pražák et enregistrée par les Stenhammar (dans un album consacré aux contemporains suédois), mais une rareté dont la consonance, chez ce compositeur certes parfaitement syncrétique (entre les nappes postligetiennes du chœur a cappella Muoaiyoum et la citation d'È lucevan le stelle dans son concerto pour clarinette, le spectre est large et souvent mêlé), surprend, réellement tonal, avec des fonctions harmoniques audibles – et en sus, une lumière rare dans des écritures enrichies (le jeune Schönberg ou bien Szymanowski ne sonnent pas de cette façon radieuse). On pense beaucoup aux Américains : les harmonies d'Appalachian Spring de Copland, l'élan radieux des symphonies de David Diamond.
Le nom intrigue, mais les Kongsgaard Variations n'ont rien à voir avec une garde royale danoise : il s'agit du nom des commanditaires californiens Maggy & John Kongsgaard, vignerons de renom, chez qui l'œuvre fut créée, en privé.
Arrivé dans la dernière minute, surgit soudain un choral de quatuor beethovenien : il s'agit en réalité de variations inversées, où le thème d'origine n'est révélé qu'à la fin – il a bien sûr conditionné toute l'harmonie, plus riche et néanmoins traditionnelle, des variations qui ont précédé. L'éclairage paisible qui baigne la pièce est très beau – un peu le même effet que les miniatures de Lars-Erik Larsson.
Les deux Beethoven sont très bien joués par le Calder Quartet, d'une limpidité très froide ; les sons sont vibrés (pas toujours tranchants d'ailleurs), mais il y a quelque chose d'une pureté, d'un refus de la couleur, assez particulier. Je suis plus sensible pour ma part, dans ce corpus, à des lectures plus chaleureuses – chez les quatuors américains, l'épure beaucoup plus nette et intériorisé des Brentano me parle bien davantage, par exemple. Sans parler de toutes les lectures très colorées (du type Cuarteto di Cremona) qui peuvent se rencontrer. Au demeurant, cela fonctionne très bien dans les irisations minérables du Hillborg !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musicontempo a suscité :
Comme précédemment, je tire ce disque de la page où je survole les nouveautés discographiques, du fait de la rareté et de l'intérêt de ces œuvres, quoique fort bien servies, en réalité, par le disque !
62)
Bohuslav MARTINŮ, Sonates violoncelle-piano
Petr Nouzovský (violoncelle), Gérard Wyss (piano), chez ArcoDiva.
La musique de chambre de Martinů ne m'enthousiasme pas toujours – entre les poussées néoclassiques et le contrepoint parfois en mode automatique façon Milhaud, on trouve beaucoup de belles choses, mais pas toujours les chefs-d'œuvre qui correspondent à son potentiel véritable.
Hé bien, ses sonates pour violoncelle et piano sont exactement cela : son potentiel véritable. Trois sonates : H.277, H.286, H.340, qui partagent le même mérite, combiner un élan irrépressible (comme cette énergie vitale lorsque apparaissent les modes lumineux des finals de Koechlin, les chants de marin de Cras ou Le Flem…) avec une expression musicale d'une grande densité – on se situe dans un univers assez voisin des folles Sonates violon-piano de Roussel. À la fois lyrique mais toujours surprenant, complexe mais avenant, ce corpus puise à toutes les sources du bonheur.
Le label ArcoDiva, spécialiste des merveilles tchèques (qui a déjà commis de fort beaux Martinů, comme Jour de Bonté) parachève notre griserie en proposant, dans une prise de son très franche quoique confortable, une interprétation de toute première classe : le violoncelle de Nouzovský est à la fois charnu, rugueux, profond, et d'une éloquence remarquable, dans une discographie pourtant déjà assez fournie (Starker, Isserlis, Benda, Zappa, etc.)…
Le violoncelle, instrument valorisant aux personnalités multiples, qui laissait parfois les compositeurs un peu trop en confiance et en confort, inspirait décidément Martinů au plus haut degré – ses concertos, et en particulier le premier, sont aussi des merveilles à placer au sommet du vaste répertoire de l'instrument.
Un inédit de Legrenzi, possiblement le meilleur compositeur italien du
XVIIe siècle, comment résister ?
Les Talens Lyriques à l'Opéra Royal de Versailles, et mis en scène.
On y retrouve ses caractéristiques : entre le récit permanent et le seria, avec des airs ornés très courts (une strophe
répétée une fois), où la virtuosité est présente sans constituer le
propos principal. Et un grand sens
mélodique : rien n'est plat, chaque récitatif coule avec naturel
(je ne pourrais en dire autant du génial Monteverdi), chaque air séduit
par un galbe spécifique.
Cela dit, par rapport à ses autres œuvres (Il Giustino, par exemple), ne s'y
trouve peut-être pas de moment foudroyant comme dans les Monteverdi,
Rossi, Falvetti, même Cavalli.
[[]]
Pour ouvrir cette notule, large extrait du Concerto pour contrebasse de Tubin.
(Zecharies et le Symphonique de Galice – orchestre récemment distingué en ces lieux – dirigé par Slobodeniuk.)
On y entend, outre l'œuvre qui soutient réellement l'intérêt, beaucoup
d'extrêmes de tessiture, de rapidités d'archet. En vidéo.
1. La contrebasse, personne ne sait trop ce que c'est
Les mélomanes sont souvent frappés par la culture très segmentée des musiciens
pratiquants
: érudits sur le répertoire de leur propre instrument (à commencer par
toutes les choses inutiles, pièces de concours, traits d'orchestre…),
jusqu'à pouvoir nommer les mesures de toutes les symphonies où
apparaissent un solo intéressant – en tout cas pour les instruments qui
ne sont pas aussi généreusement dotés d'un répertoire autonome que le
violon ou le violoncelle…
Dans le même temps, ces musiciens n'ont pas toujours
conscience du reste du répertoire, et peuvent paraît revaguement
incultes
– à l'exemple de ces chanteurs qui peuvent réciter tous les noms d'airs
bons pour leur voix et d'interprètes afférents, mais n'ont jamais eu
l'idée d'écouter les opéras dans
lesquels ils se trouvent… –, surtout aux mélomanes dont le loisir
prioritaire serait au contraire d'écluser de grandes quantités de
musique.
(Pas de jugement de valeur là-dedans, il est loique
que la compétence réside là où on fait porter principalement l'effort,
et bien jouer d'un instrument ne réclame pas prioritairement une bonne
culture musicale – deux plaisirs au demeurant très différents.)
Ce dont on a peut-être moins conscience, c'est que les mélomanes actifs (même
ceux qui ont le nez dans la partition pour déterminer quel chef
multi-étoilé est un imposteur ou quel orchestre d'Asie a le meilleur
basson solo) ont aussi de sérieux
angles morts en la matière.
Un exemple simple : une
contrebasse, c'est quoi ?
Je veux dire : ça fait quelle hauteur, ça a combien de cordes, ça se
joue l'archet dans quel sens, ça s'accorde comment ?
Pour à peu près tous les instruments de l'orchestre
symphonique (hors l'alto dont la taille exacte est variable ou le
basson chez qui cohabitent deux modèles aux caractéristiques assez
étanches), la réponse est sans équivoque : il existe une norme avec une
taille, un accord ou une tonalité fixes, des transpositions
éventuelles, des accessoires standardisés. Bien sûr, un corniste peut
jouer sur un instrument simple en fa, si bémol ou mi bémol, ou sur un
instrument double ; un trompettiste sur un cornet, un bugle, une
trompette en ut ou en ré ; un tromboniste sur du ténor ou de la basse…
mais chaque instrumentiste dispose de la même gamme exacte
d'instruments à sa disposition. [Il est vrai que ce peut vite devenir
pléthorique chez les cuivristes : euphoniums, saxhorns, wagnertuben…]
Et d'un musicien à l'autre, c'est la même façon de souffler dans le
cône ou dans la parabole.
Hé bien, pour la contrebasse, pas du tout.
2.
Les attributs de la contrebasse
La contrebasse est l'instrument à
cordes le plus grave de l'orchestre.
Déjà, l'affirmation se discute : il
existe une octobasse qui peut désigner soit un type de
contrebasse avec extension grave (j'y reviens), soit l'instrument gigantesque à l'octave de la
contrebasse (l'équivalent
d'un jeu de 32 pieds à l'orgue), qui se joue sur un escabeau iintégré à
l'instrument et à
l'aide de manettes en hauteur et de pédales pour bloquer les cordes sur
la touche. Il y en a
fort peu eu dans les orchestres – son invention est tardive, au XIXe
siècle, les contraintes susdites la rendent peu virtuose, et son timbre
n'est pas particulièrement intéressant, rêche et à la limite du spectre
audible. À ce jour, seul l'Orchestre Symphonique de Montréal en est
équipé (récemment ; d'ailleurs l'occasion d'une grosse campagne de
communication et de visibilité).
[[]]
Le
début « Frère Jacques » du troisième mouvement de la Première Symphonie de Mahler, avec
pizz de contrebasse standard et solo d'octobasse, par ces deux
musiciens de l'OSM. En vidéo.
Ensuite, il ne faut pas négliger qu'il y eutun
grand débat (j'y reviens aussi)
sur son appartenance à la famille des violes ou des violons,
en effet brouillé par des siècles d'ambiguïté (ou plus exactement
d'indifférence dans les dénominations et nomenclatures des
compositeurs). Est-ce réellement l'équivalent grave du violon, ou un
instrument d'une autre famille, rémanence d'un autre temps – ce
qu'accréditent sa forme, son son plaintif et quelquefois son mode de
jeu.
À quoi la contrebasse se reconnaît-elle, à part qu'elle prend toute la
place dans la rame de métro et produit un gros brouhaha épais qui
occulte
tout l'orchestre lorsqu'on achète une place déraisonnablement côté cour
?
► Comme l'alto (qui est issu de la disparition de trois sous-familles
de violon, hautes-contre, tailles – la plus proche – et quintes), sa taille n'est pas fixée.
L'instrument fait en général autour
d'1m80, mais il peut y avoir plus de 40cm d'écart entre les
modèles les plus tassés et ceux les plus étendus.
Donc la contrebasse, oui, c'est le gros instrument,
mais on ne sait pas trop gros comment.
Même la forme de la caisse,
aujourd'hui encore, n'est pas standardisée…
► À ce propos, vous avez remarqué qu'on peut en jouer à moitié assis sur un tabouret élevé ou
debout, et que personne ne semble d'accord sur leur emplacement dans l'orchestre
(souvent à droite du chef, parfois à gauche, ou éclatés des deux côtés,
et même quelquefois sur une estrade au fond – Orchestre des
Champs-Élysées, Orchestre du Festival de Budapest…). Bref, n'importe où
pourvu qu'ils ne soient
pas près du chef – ça, c'est une constante, c'est toujours au fond.)
(Encore que, dans les ensembles baroques, ils puissent parfois
se trouver au milieu du continuo,
avant les violoncelles d'orchestre à droite et les vents au fond.)
Positions standards, debout ou assis sur le bord d'un tabouret.
Mais il existe aussi des sièges ergonomiques (et même de petits
frimeurs qui jouent ça vautré sur une chaise comme un violoncelle).
► Et l'archet, vous avez vu l'archet
? Chez nous, on voit surtout des archets de violon (plus courts
en crin
que les violons alors que l'instrument est plus gros, bonjour la
logique), joués avec
la prise du violoncelle, mais il existe aussi l'école allemande, où
l'archet a davantage d'espace entre la baguette et le crin, et où le
talon se saisit comme pour une viole, donc exactement à l'envers.
Cela procure une assise plus vigoureuse au son et à l'attaque – mais
rend l'agilité plus délicate, même si je suis toujours impressionné de
voir comment cela ne semble poser aucune
difficulté aux pros de Germanie, alors qu'en général les plus grands
gambistes se cassent la figure à la première diminution un peu vive…
[La prise « violoncelle » est appelée « à la française », développée au
XIXe siècle.]
En haut, un archet d'alto.
En bas, un archet de contrebasse (crin sensiblement plus court) conçu
pour une prise à l'allemande.
► Mais le comble du sommet du pompon, c'est l'accord
de la contrebasse. Oui, l'accord, les notes qu'on joue et comment on
les joue, peu ou prou le truc qui définit un instrument. — Vous avez
acheté une trompe marine, vous êtes un excellent souffleur, ah oui,
sauf que qu'une trompette marine, ça se joue avec les doigts, ça se
crincrinne. — Monsieur, je vous vends cet excellent violon. Ah oui,
mais attention, il a trois cordes, toutes accordées en bémol, et il ne
se joue qu'avec une pédale dans laquelle il faut souffler avant chaque
note avec la narine gauche. Oui, je l'appelle quand même violon, où est
le problème ?
Je crois que vous commencez à comprendre ce que c'est qu'une
contrebasse.
3.
Les cordes de la contrebasse
Visuellement, vous l'avez sans doute observé, il existe des contrebasses à quatre cordes et des contrebasses à cinq cordes.
On peut supposer que celles à cinq cordes sont plus grosses (souvent)
et plus graves (ça dépend). — Mais si c'était si simple, pourquoi
m'échinerais-je à produire un nouveau billet tendrement notulé ?
D'abord, un petit rappel. L'accord du violon se fait par quintes (du
grave vers l'aigu : sol, ré, la mi). De même pour l'alto (do, sol, ré,
la) et le violoncelle (idem à l'octave inférieure). La logique voudrait
que la contrebasse, très souvent écrite sur la même ligne que les
violoncelles, soit à l'octave inférieure du violoncelle (l'équivalent
d'un jeu de 16 pieds à l'orgue).
… ah, vous y avez vraiment cru ?
♫ La contrebasse s'accorde aujourd'hui
(le plus souvent) comme le violon,
sol-ré-la-mi, mais à l'envers,
en quartes : du grave vers
l'aigu mi, la, ré, sol.
L'accord en quartes (et tierces) est typique des périodes
renaissance et baroque, où il était la norme pour les luths, théorbes
et violes (et il demeure en vigueur pour la guitare). Toutefois pour la
contrebasse, la raison est peut-être
historique (si on la considère comme proche des violes, ou en tout cas
souvent mêlée à elles), mais beaucoup plus pratique :
♪ considérant
les grands écarts entre deux notes,
un accord de quinte oblige à de grands va-et-vient sur la touche, la
main gauche atteignant une note de moins que sur un violoncelle. Or,
avec un accord en quintes, il y a plus de notes à jouer avant
d'atteindre la corde suivante qu'avec un accord en quartes, donc il
faut changer de position et descendre plus bas sur la touche pour avoir
toutes les notes. Et cela peut être périlleux lorsqu'il faut enchaîner
les notes de façon liée ou à vive allure.
Il semblerait que l'introduction en France de cet accord (initalement
allemand, encore une fois) soit dû à Cherubini, alors directeur du
Conservatoire – et immortalisé dans cette fonction par les perfides
Mémoires berlioziens.
♫ Les contrebassistes classiques,
pour un accès plus facile à l'aigu, augmentent
quelquefois l'accord d'un ton (fa#, si, mi, la).
♫ Pour les œuvres solistes du XVIIIe
siècle (Haydn, Dittersdorf, Hoffmeister, Vaňhal…), l'accord peut
être fa#-ré-fa#-la, ce qui limite les
extensions digitales dans les parties mélodiques grâce à l'accord en tierces (moins
de chemin à parcourir sur la corde).
[[]]
Premier
mouvement d'un concerto en ré de Capuzzi (1755-1818).
Avec Božo Paradžik, le Südwestdeutsches Kammerorchester Pforzheim
dirigé par Sebastian Tewinkel. En vidéo.
Vous noterez le confort
exceptionnel de la posture nécessaire au jeu dans l'aigu.
♫ Puisque la contrebasse double souvent les violoncelles (implicitement
à l'octave inférieure) dans les parties d'orchestre, la question de la doublure du do grave
(la corde à vide la plus basse du violoncelle est un ut1) est
régulièrement posée. Pour ce faire, on utilise régulièrement, dans les
œuvres qui le requièrent, des contrebasses à cinq cordes, dont la plus à droite
du musicien est accordée en ut0
(ou en si juste inférieur pour
conserver l'écart de quarte). C'est celle-là qu'on appelait, du temps
de Berlioz, octobasse ;
aujourd'hui, le terme désigne autre chose, un gigantesque
instrument
à à trois cordes, à l'octave inférieure de la contrebasse, qui se joue
sur un socle surélevé, avec pédales et leviers, puisque la touche est
trop haute pour être accessible !
Mais attention, il ne s'agirait pas que ce puisse
être simple : d'autres contrebasses à
cinq cordes peuvent contenir au contraire, pour les œuvres qui
sollicitent l'aigu, un do aigu (ut2)
à la gauche du musicien !
[[]]
Gamme sur toute l'étendue
d'une contrebasse à cinq cordes (par Mike Ditrolio). En
vidéo.
♫ Afin d'atteindre le même but, d'autres expédients ont existé (outre
l'accord « violoncelle » en quintes, expliqué ci-dessous) : accorder toute la contrebasse une quarte plus bas
(si, mi, la ré – au lieu de mi, la, ré, sol), changer l'accord (scordatura) de la corde la plus basse (si ou
do au lieu de mi), et même des
dispositifs mécaniques
permettant d'augmenter la longueur de corde vibrante (un capodastre se
décale, je suppose ; une des contrebassistes du Philharmonique de
Radio-France en a un, si vous êtes attentifs aux vidéodiffusions de
France Musique)…
♫ Et bien sûr, au moment de sa généralisation, au XVIIe siècle, on trouve des
contrebasses à trois cordes
(simplement conçues pour le renfort du son dans un ambitus étroit) ou
au contraire à six cordes (sur
le modèle des violes).
♫ Pour finir, il existe de (rares)
partisans de l'accord en quintes,
soit des violoncellistes reconvertis, soit des curieux qui veulent
explorer un parallélisme avec les autres instruments de la famille.
Évidemment, cela rend bien des traits du répertoire très
inconfortables, voire injouables, mais dans des répertoires moins
écrits (en jazz notamment), il existe des adeptes qui obtiennent des
résultats intéressants – ce conditionnement différent de la pensée
musicale produit des réflexes et des réalisations différents, au bout
du compte.
En France, il y eut une brève période (Viseur au
Conservatoire de Paris dans les années 1890, qui fit quelques adeptes),
et de
même en Allemagne, où Gustav Buschman avait reçu les encouragements de
Wagner, von Bülow et Nikisch, tout de même (commodité accrue pour
composer et diriger ? ça ne leur ressemble pas, mais je n'ai pas
trouvé les détails pour l'instant). Néanmoins, il avait dû se résigner
à reprendre l'ancien
système, les écarts et les doigtés restant insurmontables…
Conclusion :Quand
vous voyez un contrebassiste jouer, vous pouvez certes
reconnaître
l'instrument à sa forme, mais pour le reste, il peut tenir à peu près
n'importe quelle disposition
d'accord entre ses mains, selon son
répertoire et ses choix personnels. Car dans un même orchestre et pour
une même ligne musicale, on peut rencontrer les différents types
d'archet, des contrebasses à 4 ou 5 cordes, et probablement plusieurs
types d'accord. C'est un peu la pagaille comme chez
les luthistes.
Sauf que les luthistes, eux, on les
aime bien, avec leur instrument qu'on n'entend jamais depuis le public…
les
contrebassistes ont moins d'amis chez leurs voisins de palier. Au
mieux, ils font
gentiment rigoler, avec leur instrument plus grand qu'eux, leurs
phrasés gourds, leur timbre pâteux et leurs doigts en forme de globules.
À suivre dans un ou plusieurs
prochains épisodes :
4.
Histoire brévissime de la contrebasse
Il existe un antique débat sur l'origine de la contrebasse : viole ou
violon graves ?
5. Le
(vaste) répertoire de la contrebasse : continuo, chambre, parties
d'orchestre, solos d'orchestre, concertos…
6.
Les à-côtés de la contrebasse : fortune, implications physiques
Le 4 et le 5 sont à peu près finis,
mais la collecte des exemples musicaux va prendre un petit moment
vraisemblablement (une demi-douzaine d'heures pour cette notule-ci,
l'air de rien).
--
À lire aussi dans la catégorie instrumentale de CSS :
Comme il s'agit d'un opéra rare et d'un genre encore peu documenté sur CSS, je place en notule ce rapide écho d'une nouveauté (voir ici les nouveautés discographiques 2019).
--
61)
MAYR, I Cherusci
Markus Schäfer, Chœur Mayr, Concerto de Bassus, Franz Hauk. (Naxos)
[Prononcez « Kérouchi ».]
Parution très intéressante : de Mayr, on dispose surtout de méchantes gravures (chez Dynamic notamment) avec des orchestres médiocres et hors de propos (tout en cordes épaisses, lisses, molles, soulignant le peu de matière harmonique d'une musique qui ne peut pas se jouer sur le même ton que La Nuit Transfigurée), d'opéras particulièrement hiératiques (Medea in Corinto n'est vraiment pas un modèle de mobilité musicale), dont j'ai jusqu'ici peiné à trouver les richesses.
I Cherusci change tout à fait cette perception, à plusieurs titres.
1) L'œuvre est enfin interprétée dans un style adéquat, par le président de la Société des Amis de Mayr, Franz Hauk. L'orchestre sert son propos d'accompagnement et seconde la vie du texte et des situations au lieu de tout encombrer d'une pâte collante.
2) Musicalement, on est clairement très au-dessus des autres Mayr que j'ai pu écouter jusque là : une quantité d'ensembles assez animés, écrits comme du bon opéra bouffe du temps (on peut songer au Barbier de Paisiello ou aux premiers Rossini comiques).
3) C'est la troisième surprise : en survolant d'abord l'opéra sans livret (m'attendant à trouver la musique trop pauvre pour avoir envie de m'y plonger plus avant), j'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un opéra bouffe aux quiproquos virevoltants, très bien écrit. Pourtant il s'agit d'une intrigue tout à fait -type du vrai seria : une histoire d'esclave inconnue dans une cour royale, de sacrifice qui permet une reconnaissance à la croix de ma mère… Petite touche d'originalité supplémentaire, cela se déroule chez les Chérusques, peuple germanique de l'Antiquité (du côté du moyen-Elbe) connu pour sa résistance aux Romains. Cette mobilité des formats et des ensembles est fort rare dans le genre sérieux italien avant Verdi, et fait tout le prix de cette parution.
Musicalement, sans être du grand Mozart, le beau naturel mélodique et la fluidité des ensembles, en plus de son caractère documentaire (période intermédiaire mal représentée) et de ses spécificités étonnantes, rendent l'œuvre bien plus intéressante qu'une majorité de Martín y Soler, Galuppi, Haydn ou Piccinni. Indispensable pour quiconque s'intéresse à ce genre / cette période.
(Très brève notule de type roman-photo, issue du #ConcertSurSol #124 – destinée à documenter la figure tout à fait négligée de Deslandres.)
À l'article de la mort, je me traîne tout de même hors de mon caveau
afin d'assister aux Sept Dernières
Paroles du Christ en Croix d'Adolphe DESLANDRES (Prix de Rome
1860), sur un poème français du député Laboulaye, écrit pour un
effectif original : baryton solo, chœur à cinq voix, violon,
violoncelle, harpe, orgue, contrebasse.
Quelle divine surprise !
Pas un pouce d'audace musicale (mais de jolies modulations bien dosées
comme chez beaucoup de Prix de Rome), des mélodies très conjointes, mais
une veine mélodique hors du commun, immédiatement prégnante, comme
cette Première Parole d'un lyrisme extatique soutenu par des arpèges de
harpe, à la façon de la mort de Posa dans Don Carlos !
Un délice très étonnant dans son absence de pudeur sacrée, un Christ
humain qui a soif et gourmande un brin les « Ingrats ! ».
Le ton un peu extraverti de cette mort fait briller les qualités
expressives de L'Oiseleur, très touchant dans les emphases douloureuses
de ce corps meutri (mais glorieux).
Parmi les pièces introductives (Deslandres, Lefébure-Wély, Samuel
Rousseau !), une des fantaisies pour harpe d'Henriette Renié, sur Les Elfes de Leconte de Lisle, avec
son refrain de cavalcade en mineur, et culminant dans un extraordinaire
glas.
Rare plaisir d'être aussi près d'une harpe et dans une musique écrite
pour elle (et de qualité !), avec de surcroît la réverbération douce
d'une belle acoustique d'église.
C'est la plus belle pièce que j'aie entendue de Renié (dont je
reparlerai très vite à l'occasion d'une publication discographique
récente), et servie avec feu par Julien Marcou.
Jusqu'à la fin des années 1770, les opéras de LULLY sont
régulièrement repris, les remettant au goût du
jour (en conservant les récitatif et les scènes les plus emblématiques,
mais en récrivant les danses et une large part des airs). Armide avait plutôt bien résisté à
la fougue des arrangeurs (on retouchait essentiellement les danses et
chœurs), jusqu'à 1777 où Gluck propose sa version entièrement récrite –
quoique de toute évidence très marquée, dans les caractères des
épisodes et jusque dans la musique, par l'empreinte de l'original.
Condamné au tribnunal de l'opinion publique pour détournement de
Quinault, il faut alors éteindre l'incendie (ou nourrir la controverse
pour vendre des places, comme on voudra), et Louis-Joseph Francœur
(neveu du compositeur François Francœur, ancien directeur de l'Opéra…)
est chargé d'actualiser la partition de LULLY, sans la
dénaturer de semblable façon. La partition, inachevée, n'a cependant
jamais été donnée.
J'aurais aimé produire une notule avec un peu de perspective
historique, des extraits sonores, mais mon agenda me laisse peu de
temps ces jours-ci pour CSS. Je me contente donc de ce petit résumé et
de quelques impressions, en espérant avoir l'occasion d'y revenir pour
la diffusion radio, le disque, ou simplement ma fantaisie…
--
Surprise, le pari est réussi : il s'agissait de faire mieux que l'Armide de Gluck, plus fidèle à LULLY,
sans pour autant endormir un public plus très réceptif au vieux style
du XVIIe siècle. Et, en effet, le résultat est bien plus passionnant
que l'Armide un peu rigide et
militaire du Germain.
Contrairement aux arrangements d'usage (récriture des airs et
divertissements qui ont « vieilli »), quasiment toutes les lignes
vocales de LULLY sont conservées (très peu d'exceptions, et souvent
simplement par touches, comme le chœur de la Suite de la Haine plus
développé, mais partiellement identique), avec un accompagnement
totalement renouvelé (aprèges brisés primesautiers et trémolos furieux
remplacent la basse continue avec clavecin – qui vient de disparaître
de la fosse de l'Opéra).
Une trahison manifeste de l'esprit (la représentation du Théâtre
des Champs-Élysées a manqué de peu d'être interrompue par
l'intervention d'un groupe LULLYste, manifestement
radicalisé sur Internet), mais tellement amusant / rafraîchissant /
revigorant ! Plutôt que d'écouter mille fois la même chose et de
comparer qui joue mieux… on renouvelle ainsi l'écoute et continue de
découvrir, au sein de la même œuvre.
Orchestre très fourni, avec des vents par deux (flûtes, hautbois,
clarinettes [!], bassons, cors, trompettes), certes relativement peu
sollicités, mais de façon au besoin spectaculaire, comme les
formidables solos de clarinette (dans du LULLY !) pour
le ballet guerrier du I.
L'occasion de profiter de quelques merveilles, comme la réécriture du
chœur Haineux dans une veine plus expansive et dramatique, moins
aimable, plus tendue (et plus longue), ou la vivacité de l'exploration
des chevaliers au début de l'acte IV.
Bien sûr, il faut aussi supporter la fête villageoise qui remplace le
chœur d'enchantement a cappella
du II (ça pique), la destruction de la symétrie au IV (une seule fausse
amante, mais close dans une longue scène totalement déconnectée de
l'action), ainsi que la misérable passacaille ramiste tout à fait
décadente. On se console alors avec la conservation du solo de l'Amant
fortuné et son très touchant contrechant de flûte ajouté !
Il faut ce qu'il faut.
Le style navigue entre danses ramistes (ou gossecquisantes par
anticipation – on songe même par endroit aux réjouissances
finales du Triomphe de la République
!) et accompagnement postgluckiste
(arpèges brisés sautillants comme dans L'Amant Jaloux de Grétry ou Tarare de Salieri,
trémolos partout pour faire méchant
comme dans Phèdre de Lemoyne).
Cela crée des décalages étonnant avec les mélodies (qui, quelques
étranges suppressions d'aigus mises à part, sont la plupart du temps
exactement conformes), souvent dans des tons majeurs assez lumineux,
tandis que l'orchestre s'enrage à essayer de crééer de l'agitation tout
autour – tel l'air de Renaud « Le repos me fait violence », petite
ritournelle galante changé en évocation épique comme un grand
récitatif-arioso de bravoure (soutenu par des trémolos haletants).
Dur de le déterminer avec certitude en première écoute et sans avoir lu
partition, mais le soupçon que certaines harmonies ont été changées ;
en tout cas la couleur est par endroit véritablement tout autre.
ll faut en effet s'adapter à ce traitement frénétique, une musique sans
cesse pleine, toujours agitée, tendue vers l'avant – et pourtant,
l'original ne se complaisait pas dans la contemplation statique !
Par endroit, on a un peu de peine pour les silences pensés par Quinault
et LULLY : dans « Enfin, il est en ma puissance », nulle
respiration dans ces hésitations, cette bascule d'une destinée ; on y
sent plutôt le bouillonnement invasif d'affects désordonnés. Par
forcément au niveau de la pensée de ses auteurs originaux, mais cela
fonctionne vraiment bien partout ailleurs que dans cette scène
(séduisante tout de même, mais sans doute la plus évidemment en deçà du
modèle).
Une Armide-cavalcade, où l'on
a l'ivresse de retrouver les mélodies de LULLY,
totalement rhabillées sous le manteau de la nouvelle esthétique
classique, son drame exacerbé, ses lignes droites qui dédaignent
volutes et courbes d'antan.
--
Ces aspects étaient sans doute accentués par les idiosyncrasies d'Hervé
Niquet : tendu de bout en bout, chevauchant vers l'avant de façon
irrésistible. Corollaire inévitable : tout est un peu sur le même plan,
peu de contrastes et encore moins de respirations que ce qui est prévu…
alliance de deux pensées pressées qui a désarçonné certains
spectateurs. Pour ma part, tout en sentant ce qu'on abandonnait
peut-être en variété et en couleurs, je me suis volontiers laissé grisé
par le Short Ride in a Fast Machine.
1er
avril 2019 Théâtre des Champs-Élysées
Véronique Gens : Armide Reinoud Van Mechelen : Renaud Tassis Christoyannis : Hidraot /
la Haine Chantal Santon-Jeffery : Phénice /
Lucinde Katherine Watson : Sidonie / une
Naïade / un Plaisir (ex-Amant fortuné) Philippe-Nicolas Martin : Aronte /
Artémidore / Ubalde Zachary Wilder : le Chevalier
Danois
Chœur et orchestre du Concert
Spirituel Hervé Niquet
Plaisir de constater, après Issé,
que Chantal Santon a bossé dur et, après ces dernières années où la
voix semblait en voix de varnaÿsation (vibrato incontrolé, attaques
laides), a recouvré la pleine maîtrise de sa voix comme il y a dix ans.
Considérant la quantité de ses engagements dans ce répertoire (et sa
précieuse maîtrise du style), c'est une excellente nouvelle pour tous
les amateurs du genre. [C'est impressionnant, car avec la pression de
la carrière, très peu de chanteurs arrivent à rééquilibrer leur voix
lorsqu'elle commence à dysfonctionner.]
Particulièrement impressionné par Philippe-Nicolas Martin, dont la
voix, que je trouvais encore récemment un peu sèche, rayonne de façon
impressionnante, fendant l'espace avec facilité et ampleur, sans céder
à l'épate vocale ni naviguer vers le hors-style. Quelle belle évolution
!
--
Ce n'est donc peut-être pas aussi bien que du vrai LULLY,
mais plutôt que de réécouter des versions multiples de la même œuvre,
voilà qui permettra de varier les plaisirs ! Sans parler de la
documentation passionnante du changement des goûts, de l'exercice
fascinant de faire autre chose
avec la même matière !
Envie d'écouter Aida.
Préparant une notule qui expliquera en quoi Mario Del Monaco est le le
meilleur ténor de sa génération – sur le plan musical (quelques spoilers ici)
–, et dans une période glottocompatible, je choisis un disque où il se
trouve dans sa
prime jeunesse : Mexico 1951. Je n'avais jamais réussi à finir cette
bande de très mauvaise qualité, surtout célèbre pour de mauvaises
raisons – l'affaire du
contre-mi-bémol.
Mais désormais, on en trouve des sources ou restaurations très valables
:
la bande publiée par le label-phare de tout glottophile wagnéro-verdien
qui se respecte, MYTO, se révèle aussi confortable que n'importe quel
pirate du rang des années soixantes. Un brin de saturation et assez
peu de détail dans l'orchestre, mais honnêtement, c'est la norme radio
à peu près partout dans le monde avant les années 70.
Je me plonge donc dans l'écoute, en commençant par le sommet
(subjectif, sans doute) de la partition, pour ne pas dire de tout Verdi
: l'enfilade de l'acte III «
du Nil ». Chœur hors scène, romance, puis l'effectif enfle : duo de
dispute soprano-baryton, substitution du ténor pour un faux duo
d'amour, trio de réunion où la superposition des deux partenaires
masculins révèle la trahison involontaire, et strette finale
(intervention de la mezzo, orchestre déchaîné, réplique qui claque du
ténor). Implacable, et s'y déploient une veine mélodique, une concision
dramatique, une harmonie inhabituelle (faute de traces archéologiques
de modes musicaux égyptiens, Verdi a opté pour une couleur modale
originale, qu'il n'utilise dans aucune autre œuvre), qui se conjuguent
de façon assez fulgurante.
[[]]
Extrait du duo père-fille. Giuseppe Taddei, Maria Callas, Opéra
de Mexico, Olivero de Fabritiis.
Je regrette de ne pas pouvoir honorer le souffleur avec son nom
– je me rattraperai dans une future notule, déjà bien avancée, incluant
également Callas, et déjà nommée Suggeritore superstar.
J'y admire Giuseppe Taddei : mozartien si tranquille (ce Guglielmo un
peu transparent, ce petit Leporello étroit qui chante du nez pour faire
semblant d'être drôle…) qui se révèle à chaque fois dans les grands
emplois, du Hollandais (en italien) à Scarpia… en passant par cet
Amonasro d'autant plus terrible qu'il est dit avec l'assurance et la
netteté d'un gentilhomme – mais un gentilhomme fâché, assurément.
Je ne
crois pas avoir entendu mieux dans ce rôle, tout simplement, combinant
à ce point l'éclat vocal et la rigueur de la musique & des mots.
--
Arrive la fin de l'acte. J'entends un changement de piste. Sérieusement
?
[[]]
Trio et strette finaux de
l'acte III. Maria Callas, Mario Del
Monaco, Giuseppe Taddei, plus tard Oralia Dominguez.
J'ai délicatement conservé le track
gap entre les pistes, ainsi vous ne manquerez pas les aigus – ne
me remerciez pas, c'est tout naturel.
Hé oui, ils connaissent bien leur marché, chez MYTO : afin de
satisfaire la glottophilie purulente de leurs acheteurs, ils ont mis de
côté les 30 secondes de la fin de la strette (applaudissements pour les
20' suivantes), le moment où le ténor claque ses trois la naturels –
donc exactement la hauteur où la voix brille le plus, sans être
contrainte par la hauteur périlleuse d'un si, mais avec la tension un
peu surnaturelle de la hauteur qui demande une technique sophistiquée.
L'aigu le plus spectaculairement timbré. Et alors, attaqué à cru, tenu
comme cela sur des valeurs longues, répété sur plusieurs voyelles, dans
un grand coup de menton dramatique, et quasiment sans orchestre… il a
tout pour susciter quelques réactions physiologiques violentes chez les
glottophiles les plus réceptifs (cris, larmes, spasmes, turgescences
diverses).
[[]]
La réplique de Del Monaco : « Grand Prêtre, je reste en ton
pouvoir ! ».
Avec ce gros point d'orgue non écrit.
De fait, Del Monaco en fait des caisses, et nous livre généreusement
les trésors de ses résonateurs voûtés.
Mais tout de même ! Couper, pas même à la strette (l'interruption
du trio par la mezzo), mais vraiment juste avant les aigus, sur une
piste à part, pour qu'on n'ait pas besoin d'écouter tout le trio, ou
pouvoir se le repasser à l'infini en détaché… Ils ne font pas semblant
de croire que leur public s'intéresse au théâtre (ou à la
musique).
Interdit, je parcours alors les pistes et… ils ont osé.
Non seulement la présence de la contre-note est incrustée dans le nom
de la piste (!), mais celle-ci se trouve à l'intérieur d'un chœur, même
pas coupé à une respiration, vraiment à la barbare, juste avant le
contre-mi, pour qu'on puisse se le repasser en boucle ou ne pas avoir
besoin de se farcir toute la musique inutile qu'il y a autour.
Bienvenue, profanes, au Glottostan.
--
Il faut donc que je dise, un peu contre mon gré, quelque chose de ce
contre-mi. Je suis même allé pour vous, lecteurs révérés, jusqu'à
m'aventurer dans les redoutables biographies de la chanteuse, pour
vérifier la cause de cette interpolation – je savais bien que le
contexte en était sulfureux comme une légende maudite.
Et, croyez-moi, le voyage chez les biographes de Callas est quelque
chose que vous ne voulez pas faire – à base de tirades sur sa
perfection comme femme, comme archétype, comme beauté même, faisant
coïncider sa beauté comme personne avec un extérieur beau à l'occasion
du régime le plus important pour l'histoire de l'Humanité, nous dit
Pierre-Jean Remy. J'ai trouvé des choses plus factuelles chez les
anglophones, mais les informations les plus détaillées, je les ai
finalement déterrées chez des fanboys
non publiés mais un peu plus méticuleux, d'après sa correspondance
notamment.
(aparté)
Pour moi qui considère Callas comme une très bonne chanteuse de son
temps parmi plein d'autres, pas forcément meilleure, selon les œuvres
et les soirées, que Tebaldi, Tucci, Cavalli, Olivero, Carteri, Gencer,
Curtis Verna, Pobbe… je dois avouer que cet ésotérisme, ce luxe de
détail, ces dizaines de monographies, et surtout la fascination sans
réserve de mélomanes très informés (parfois même du type critique et
suspicieux) me laisse tout à fait désarmé. Elle chante, quoi. Plutôt
bien, oui, plutôt différemment certes, mais en faire la source du style
juste, de l'élargissement du répertoire (huhu), de la subtilité
(sensibilité textuelle indéniable, mais davantage dans le surlignage de
ce qui est déjà écrit que dans l'animation d'un quelconque sous-texte),
voire de toute émotion, voilà qui passe complètement ce que mes radars
sont en mesure de percevoir.
Je suppose que, à la marge, le succès nourrit le succès, et qu'entre
l'effet « premier contact » / « première version » pour beaucoup de
mélomanes et la quantité de témoignages aisément disponibles, on finit
plus facilement par rencontrer quelque chose qui nous plaît – si elle
n'avait pas cette réputation, j'en serais peut-être resté à ses
Norma-Violetta-Tosca (qui ne m'ont pas plus impressionné que cela) et
je serais passé à côté de ses Elvira-Puritani,
Amelia-in-maschera, Abigaille, Turandot, et d'une manière générale de
ses témoignages de jeunesse, tout aussi emportés moins systématiques et
apprêtés (les Gilda et Tosca de Mexico, la première Violetta de studio
avec Santini…). Pourtant, l'abondance de disques de Nilsson, Sutherland
ou même Fischer-Dieskau et Domingo ne provoque pas du tout le même
genre d'hystérie (ils ont des inconditionnels fanatisés, mais rien qui
puisse se mesurer au phénomène Callas).
Faute d'y trouver des raisons proprement techniques (même ses
biographes soulignent, souvent abusivement, comme pour montrer qu'il
leur reste une pincée d'esprit critique, la dissociation de ses
registres, que je ne trouve pour ma part ni gênant ni si criante par
rapport avec à peu près n'importe quelle autre soprane aux prises avec
les tessitures spinte) ou
d'en ressentir la puissance, je suppose que, tout simplement, elle est
entrée en résonance avec une époque, une attente collective. Mais je
n'ai pas de réponse, en vérité.
Upside : ça me procure une réserve infinie de trolls et
provocations pour Twitter ou les dîners en ville. « Oui, Callas est
excellente, c'est même parfois presque aussi bien que Floriana Cavalli.
» Ça ne rate jamais.
Je vous résume donc la situation avec toute l'impartialité de ma
situation d'amateur réel mais tempéré.
(La genèse féerique et merveilleuse du
grand Contre-Mi de Mademoiselle Callas)
Callas remporte à la fin des années 40
de grands succès à la Fenice de Venise (Walküre en italien, Elvira dans les
Puritani) et se voit
embauchée
à Mexico, en 1950, pour une Aida.
Le directeur lui suggère d'emblée le contre-mi, qu'elle refuse –
apparemment sur des considérations stylistiques (légende dorée ou pas,
vous vous figurez bien que je n'ai pas épluché sa correspondance pour
le vérifier…). S'ils veulent des contre-mi, qu'ils l'invitent pour Puritani (qu'elle venait de faire)
ou Lucia (qu'elle n'avait pas
encore fait) !
Et puis viennent les répétitions et les premières représentations. Kurt
Baum, le ténor (dont des bandes témoignent, très vilaine voix engorgée
et manières de beuglard, mais manifestement bien sonore), rajoutait des
points d'orgue partout, sans suivre les directives du chef, et agaçait
tout le monde. C'est là que Callas fut, raconte-t-on, suppliée par
Simionato de lui clouer le bec avec un contre-mi retentissant (là
encore, véracité…). Tout le monde l'adora, Baum, qui était le seul à ne
pas le savoir prévu, jura (sans s'y tenir) de ne plus jamais rechanter
avec elle. Lors de la reprise de la production l'année suivante, elle renouvelle l'interpolation, cette fois avec Del Monaco,
qu'elle détestait. Elle écrit ainsi (au moment de représentations de Turandot
dans ces années) : « Il est si déplaisant… si jamais j'ai l'occasion de
lui bloquer des engagements, je le ferai très volontiers. ».
Vous voyez, elle sait donner de sa personne lorsque le bonheur de ses
semblables en dépend, en toute simplicité. Une héroïne des coulisses en
plus de la scène, toujours prête à rendre service s'il fallait vous défendre, ou sinon vous
venger. La bonté du soprano dramatique d'agilité éclate ainsi
performativement dans tout son bienveillant (quoique sonore) ramage.
Je vous laisse redécouvrir cette merveille.
[[]]
Là aussi, je vous ai conservé religieusement l'interruption du
changement de piste, pour faciliter votre imprégnation dans l'atmosphère
glottocompatible : on sait ce qu'on attendait, et ce qu'on obtient !
Plusieurs choses me fascinent dans ce moment. Je suis d'abord frappé
par la laideur de ce son (vraiment blanc, poussé, irrégulièrement vibré)
qui fait figure de Graal, de témoignage inespéré de la meilleure
chanteuse de tous les temps qui renvoie, par-delà les brumes d'une
captation historique, toutes ses devancières et successrices à leur
inanité presque embarrassante. On devine qu'il devait être réellement
puissant, greffé sur une voix large (et on sent bien toute l'assise de
l'émission qui soutient cette interpolation), mais quant à être
convaincu de sa souveraine supériorité, disons galamment qu'il demeure
une marge susceptible de souffrir le débat.
Ensuite et surtout, par l'absence spectaculaire de sensibilité musicale
de l'interprète. Outre qu'un aigu interpolé ne convient pas toujours à
la musique (il est plus logique textuellement, et Verdi était sensible
à ces choses, de faire culminer puis descendre un disperato amor que de le faire
éclater ainsi dans une montée triomphante sur des accords de triomphe
martelés), je peine à croire que l'Impératrice de la Glotte ait à ce
point manqué de connaissances musicales de base / de respect pour la
musique.
Réécoutez attentivement la fin – vous n'entendez pas comme une
dissonance ?
C'est que Callas tient son mi bémol aussi longtemps
que possible (supposé durer une demi-mesure, il dure deux mesures et
demie), alors même que les accords changent. Par deux fois, l'accord de
si bémol (qui ne contient pas la note mi bémol, mais la note ré,
distante d'un demi-ton, qui frotte
méchamment) passe tandis qu'elle tient imperturbablement sa note
(fausse, donc), et l'arrête même, à bout de souffle, avant le retour à
mi bémol (qui arrive juste après la capture de partition ci-dessous).
On entend clairement que quelque chose sonne faux, paraît déplacé,
dissonant. C'est juste Callas, en fait. Évidemment, nous avons tous
conscience du caractère ultimement sacré de la contre-note dans le
répertoire italien, et du devoir de la tenir le plus longtemps… mais au
point de ne plus du tout s'occuper de l'harmonie écrite par Verdi et de
la tenir alors que la musique change… Lorsqu'on lit ensuite les tirades
enflammées des biographies sur la musicienne hors du commun, l'esthète
visionnaire, le parangon de tous les musiciens, on peine à établir un
lien entre les deux observations.
Cela surprendra moins les wagnériens, qui ont pu sentir dans sa Kundry
l'étendue des limites de sa compréhension de la musique –
clairement une chanteuse plus qu'une analyste ou même une oreille
attentive à l'orchestre.
--
Je m'en voudrais néanmoins de paraître vouloir dénigrer Callas (j'ai
déjà dit pourquoi, pour ces raisons et d'autres, comme sa relation-stabilo aux textes, elle
ne figure pas parmi mes chouchoutes absolues), dont je respecte au
demeurant les dons vocaux et l'engagement dramatique ; aussi,
conformément aux recommandations de mon adjoint à la sécurité aux
personnes, je vais bien pesamment souligner qu'elle n'est pas la seule
à faire un peu n'importe quoi dans ce final du Triomphe.
[[]]
Dès le début, le chœur (d'hommes !) (à l'unisson !) n'est ni ensemble,
ni avec l'orchestre, et ce flou s'étend à tout le passage. Callas &
Del Monaco, quant à eux, choisissent à la reprise (1'05), au lieu de
respecter les indications de Verdi (tout le monde démarre piano et
enfle progressivement pour la reprise du chœur de triomphe doublée des
lignes contrapuntiques des solistes déjà énoncées – tout cela est très
finement écrit) d'octavier leur si bémol en le hurlant le plus fort
possible, de façon à détruire l'effet suspendu de la transition et à
détourner l'attention de la très belle l'entrée simultanée des deux
thèmes. Des gorets glottiques.
J'aime au demeurant beaucoup ce que fait Olivero de Fabritiis,
dramatiquement, dans cet enregistrement ; très vivant, avec un vrai
sens du grain rugueux, mais pour ce qui est de tenir les chanteurs, on
sent clairement que ce n'était pas inscrit dans le contrat.
On glose souvent sur les mérites comparés des époques, mais en matière
d'orchestre, on n'accepterait pas ce degré d'imprécision de la part
d'un orchestre professionnel de petite ville, aujourd'hui. (Bien sûr la
précision n'est pas tout, mais l'opéra italien d'alors, jusque dans les
grandes maisons, est quand même assez impressionnant de ce point de
vue.)
En tout état de cause, ce découpage de piste qui m'horrifie (et que
j'ai voulu partager avec vous) ne m'empêche pas de bien aimer la
posture du label MYTO : lorsqu'il vous vend de la glotte, il ne fait
pas plus semblant de croire que vous aimez la musique que Playboy ne prétend
concurrencer Nature.
À bientôt pour Suggeritore superstar
et autres aventures au pays merveilleux des amygdales surexposées !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
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