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Les plus belles ouvertures de symphonies – II : Sibelius n°5


Débuter une œuvre en étant captivé. C'est parfois à cela que tient l'adhésion ou le dégoût : une fois interpellé, on écoute vraiment.

L'objet de cette série est, en plus de donner envie d'écouter, d'essayer d'approcher le pourquoi – pourquoi sommes-nous intrigués ou émus par cet instant-là ?

Précédents épisodes :
I : Jan van Gilse, Symphonie n°2




Sibelius 5

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City of Birmingham Symphony Orchestra
Sakari Oramo (Erato-Warner)
L'une des toutes plus belles intégrales, et particulièrement intéressante pour notre démonstration en raison de ses timbres clairs (on entend parfaitement les entrées de basson, dont le timbre ne se confond pas avec les cors ; les bois translucides et assez acides reproduisent bien une idée de folklore) et de son déhanchement légèrement dansé.


Alors, pourquoi cette symphonie nous saisit d'emblée ?

a) Principaux procédés

L'accord arpégé des quatre cors, très simple, pas tout à fait mélodique mais immédiatement marquant. Il sous-tend tout le passage, et glisse d'un accord à l'autre avec de petits frottements qui induisent de jolies tensions.

¶ L'effet de tuilage avec les bassons (pas phrasés exactement au même endroit que les autres vents), sur un rythme déhanché qui ajoute le mouvement à l'atmosphère enveloppante des cors.

¶ Les interventions des autres bois dans l'aigu, sortes de petits cris folklorisants, qui complètent le tableau.

¶ Le décalage permanent des appuis de la mélodie par rapport au temps métronomique – il serait impossible de battre la mesure à l'instinct, sans avoir lu la partition. À la fois bien pulsé et irrégulier, décalé.

¶ Le roulement de timbales, dont la hauteur conditionne la couleur.



b) Pas à pas

sibelius 5

→  0'00 à 0'11 (mesures 1-2) : Deux cors, puis les deux suivants, aplat de mi bémol majeur. Les deux bassons les rejoignent (dans l'aigu) sur le point d'orgue, apportant une couleur plus sombre, plus chaude. La timbale, qui était sur la dominante (la note de tension, qui appelle la résolution), arrive sur la tonique (la note principale de la gamme et ici de l'accord), mais vers l'aigu, ce qui relâche la tension tout en éclairant la teinte générale. On voit l'effet simultané : le timbre de l'accord se densifie, mais à la fois en s'assombrissant et s'éclairant.

sibelius 5

→ 0'12 à 0'19 (mes. 3-4)  : séparation des bassons ; premier frottement, puis descente ensemble en tierces, mais le temps tombe sur la note courte (flèches bleues), alors que le poids mélodique (cercles rouges) va sur la note longue. Effet dansant un peu dégingandé. Petits cris des flûtes et hautbois, là aussi décalés par rapport au temps – on pourrait avoir une première note qui lance sur la note tenue (une « levée »), mais ici, elle est précédée d'une autre note moitié plus courte. Effet ornemental, là aussi un peu décalé, boiteux, comme une musique qui cherche encore à se caler. Les cors, derrière, se séparent en laissant un peu frotter les notes intermédiaires. Tout est suspendu (tenues de cor) et tendu à la fois (rythmes, frottements).

sibelius 5

→ 0'20 à 0'38 (mes. 5-8) : mêmes phrases aux bassons & cors. Hautbois (et clarinettes qui répondent un ton plus bas) développent un peu le « cri » initial, sur un rythme différent mais qui est lui aussi en décalage avec la mesure (le temps tombe sur une note de passage), ce qui crée un étrange effet de « lancer », de contretemps. Puis développement supplémentaire avec l'ajout de volutes.

sibelius 5

→ 0'38 à 0'48 (mes. 9-10) : à nouveau une extension de la partie jouée par flûtes-hautbois (même procédé) puis flûtes seules (encore plus aigu), avec le même procédé – le temps ne tombe pas sur la note qu'on accentuerait, longue et dans l'aigu (et avec le frottement de seconde), mais sur celle qui précède (qui serait en général juste avant le temps), produisant une sorte de double départ, ou d'appui-surprise. Le temps tombe ensuite pendant la tenue de la note longue (syncope). Petite volute des cors et retour du roulement de timbales.

→ 0'48 à 0'59 (mes. 11) : dérivé du même motif, les hautbois en commencent un autre, à nouveau syncopé, mais plus sinueux, qui persiste en se modifiant pendant toute la page suivante, jusqu'à l'entrée réelle dans le mouvement rapide (quoique le tempo demeure identique).

■ Une sorte de grande émergence autour de contenus très simples, donc, progressivement complexifiés, procédé qui se poursuit durant le reste du mouvement. Typiquement du Sibelius… quelque chose d'une forme sonate (thèmes concurrents) dont il ne resterait plus que le développement (les motifs sont immédiatement altérés et transmutés).

Pour écouter librement l'intégralité de la musique sans enfreindre les droits d'auteur, voyez par exemple la version Lahti-Saraste, sur la chaîne officielle du chef ou celle de la Radio de Francfort avec Hugh Wolff, sur la chaîne officielle de l'orchestre.



c) L'envers du miroir

Il existe en réalité plusieurs états de la Cinquième Symphonie, assez différents. La version de 1919, donnée partout, enregistrée des dizaines de fois, est l'une des symphonies les plus souvent jouées de son auteur (la plus, après la Deuxième, il me semble). Mais il ne s'agit que de la seconde révision – écrite en 1914, créée en 1915, remaniée en 1916 puis en 1919.

Il n'existe, à ma connaissance, qu'une seule version discographique témoignant de ces états antérieurs, la version originale de 1914, telle que gravée par Osmo Vänskä (en plus de la Cinquième habituelle, de 1919) avec l'Orchestre Symphonique de Lahti, au sein de son archi-intégrale Sibelius, dont la valeur documentaire est inestimable (et la qualité d'exécution fort satisfaisante).

J'y avais consacré une notule entière (Aux origines : l'autre Cinquième de Sibelius), car il s'agit en réalité d'une tout autre symphonie, développée différemment à partir du même matériau (et en quatre mouvements au lieu de trois).

[[]]
Orchestre Symphonique de Lahti,
Osmo Vänskä (BIS)


Le début est particulièrement frappant dans son choix opposé de disposition des motifs : on retrouve bien les aplats de cor suspendus, sur les mêmes harmonies, mais en accords, bien simultanés et non perlés, et on débute d'emblée par les motifs pépiés aux bois (0'03 à 0'07). La figure d'ouverture aux cors apparaît, mais plus tard (1'21-1'30), dans une tonalité plus aiguë, pour faire la transition avec les trémolos de cordes qui lancent le mouvement rapide. Il est d'ailleurs ouvertement parent (réponse à 1'31-1'34) du motif qui ouvre cette partie plus agitée (1'37-1'44, aux cordes au lieu des bois).

Je trouve cet état de la partition tout aussi intéressant (voire davantage), à la vérité, que le définitif auquel nous sommes habitués : le premier mouvement est peut-être un peu moins subtil, le dernier un peu moins majestueux, mais on y gagne aussi des couleurs plus inquiétantes (soudaines « sorties de route » dans un mode mineur très tourmenté, au I et au IV), ainsi qu'un mouvement lent dont les variations sont sensiblement plus nourrissante – davantage de diminutions audibles et d'effets d'orchestration. J'aimerais vraiment pouvoir disposer de la possibilité de la réécouter dans diverses autres versions (Vänskä-Lahti étant dans les autres symphonies pas très mordant ni coloré, quoique tout à fait bien conduit et évocateur).




d) Un mot de discographie

Je profite de cette notule pour un petit mot discographique, dans l'immensité du choix de très grandes interprétations disponibles au disque.

Un peu comme pour Mahler, il est difficile de jouer cette musique aussi bien instrumentalement (vents très sollicités en particulier, dans toutes les tessitures) que solfégiquement – rythmiquement très délicate, tout est tout le temps décalé, et souvent davantage que dans ce début… si chacun ne tient pas parfaitement son couloir ou ne se rattrape pas très proprement, tout le mouvement est mort. Aussi, les orchestres qui peuvent le jouer et l'enregistrer sont en général très aguerris. Ce n'est pas du Haydn, que n'importe quel orchestre peut (mal) jouer – et dont peu parviennent à conserver l'intérêt.
Par ailleurs, il s'agit d'une musique très écrite, dont les effets ne dépendent pas de la juste réalisation musicologique. Ainsi on dispose de beaucoup de très grandes versions (davantage au goût de tel ou tel, bien sûr), et la principales différences qu'on puisse établir d'une version à l'autre résident dans la clarté de la structure, les couleurs propres à chaque orchestre (Sibelius les met toujours très en évidence), l'animation générale, et la lisibilité des plans (pour laquelle la prise de son joue un rôle considérable). Beaucoup de subjectivité et peu de contrastes spectaculaires par rapport à d'autres répertoires, sans doute.

Je recommande donc Rattle-Berlin (transparence incroyable, sens de la danse), Ashkenazy-Philharmonia (sens du discours ; la version avec le Royal de Stockholm est très bien aussi), Oramo-Birmingham (couleurs), Maazel-Pittsburgh (netteté d'articulation), Storgårds-BBCPO (couleurs, aération de la prise de son), Segerstam-Helsinki, P.Järvi-Paris… Je n'ai plus de souvenirs précis de Sanderling-Konzerthaus (Berliner Sinfonieorchester), Saraste-Radio Finlandaise, Elder-Hallé (prise de son incroyablement flatteuse), Bernstein-NYP (son un peu gris, tout est dans le grain et le discours, fabuleux), Maazel-Vienne (tranchant)… mais ce sont des intégrales très marquantes, je me figure que leur n°5 devait être très bien !



Beau parcours à vous dans cet univers… en attendant la prochaine livraison de la série – d'un compositeur né la même année, mais pas forcément l'œuvre à laquelle on s'attendrait.


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Commentaires

1. Le mardi 13 août 2019 à , par Diablotin :: site

Hello David !

Ta notule précédente ne mentionnait pas du tout le compositeur : tragique erreur, réparée ici !
l'introduction de cette symphonie est en effet magnifique, et c'est encore mieux avec la partition, qui permet d'appréhender tous ces décalages, qui la rendent si difficile à interpréter proprement : j'ai eu l'occasion de l'entendre, il y a quelques années, par un excellent orchestre d'amateurs, qui ont eu bien du mal à s'en dépatouiller, ce qui a donné lieu à quelques bizarreries :-D !!!
(PS. Le frère de Wranitzky ne l'était qu'à moitié !)

2. Le mardi 13 août 2019 à , par DavidLeMarrec

Coucou Diablotin !

C'est que je n'ai donné qu'une liste des fins dans la notule précédente ! Je garde la liste des débuts secrètes, pour l'égrener au fil des jours.

Oui, moi ça me paraît vraiment impossible à interpréter à moins d'être des dieux du solfège. On ne peut pas louper une crocher et se rattraper à la logique générale (même dans Mahler c'est faisable). Là il faut être irréprochable tout le temps.
C'est néanmoins possible par des amateurs : j'ai entendu cette saison la plus belle Sibelius 2 que j'aie jamais entendue (disques inclus) par un orchestre amateur (Ut Cinquième, à Paris) dirigé par un chef (William Le Sage) qui n'avait même pas encore son prix au Conservatoire ! C'était vraiment très en place, et en plus assez incroyable en termes de lisibilité structurelle. Comme quoi tout est possible (mais les gars sont très très bons, c'est clair, ils ont dû faire le CNSM et choisir ensuite un autre boulot). Mais dans l'absolu, ça me paraît clairement le genre de chose que les amateurs ne peuvent pas trop tenter.

Oui, c'est vrai, les Vranický ne le sont qu'à demi ! D'ailleurs ils sont rarement mélangés sur les disques ^^ – mais on parlait alors plutôt de différents lits que de demi-frères, non ?

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David Le Marrec

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