2. L'opéra de
l'avenir
Le pendant de la réflexion, plus amusant, sur
l'austère remplissage du concert classique
– et quelques pistes de formats alternatifs pour élargir un public qui
restera, en toute hypothèse, sensible à la musique pure, donc jamais
aussi large que la société elle-même –, porte sur l'opéra, dont la
dimension narrative est immédiatement plus attractive (une fois habitué
aux bizarreries de l'émission lyrique) pour une
population plus vaste.
J'en ai déjà souvent parlé dans ces pages, que ce soit pour les
opéras par des compositeurs de musiques de film,
la nouvelle façon d'écrire
par scènes closes et unités d'action,
l'opéra Star Wars
ou
l'opéra de zombies… ou encore en parcourant
l'étrange offre des premières mondiales.
Ces pensées ont été stimulées à nouveau en assistant aux
Bains macabres de Guillaume Connesson. Le livret d'
Olivier Bleys,
sur un sujet neuf, ainsi que la plasticité de la science musicale de
Connesson, créent une œuvre vive, enthousiasmante, toujours
surprenante, et qui répond à beaucoup de critères du public
d'aujourd'hui, biberonné au cinéma – action mobile, coups de théâtre,
variété des atmosphères musicales…
Cette création toute fraîche mérite, à mon sens, des reprises
régulières au même titre que les grandes titres comiques du répertoire
Le Barbier de Séville ou
La Belle Hélène.
L'intrigue saute d'un genre à l'autre (réalisme social, satire
contemporaine, enquête policière, fantastique, onirique, bouffon…) de
façon imprévisible, nous laissant toujours incertain de ses prochaines
audaces – quelle fin !
Spoilers
: Célia,
jeune hôtesse d'un établissement thermal, est fort courtisée, mais
passe ses soirées sur son ordinateur avec des images de son fiancée.
Une enquête est ouverte pour morts suspectes aux bains. Depuis le ciel,
le fiancé mort est envoyé sur terre pour vivre quelques heures auprès
de sa bien-aimée. Pris dans le tourbillon de l'enquête bouffonne, il
sert de spirite et convoque les esprits pour le compte de la police
afin d'innocenter Célia.
Je ne révèle pas les événements en cascade de la fin.
La
musique joue aussi des codes
: figuralismes (mer, spectres), fox-trot balnéaires,
leitmotive,
lyrismes filmiques ou musique d'atmosphère, puisant à Debussy, Puccini
ou Prokofiev tout en écrivant de la musique de son temps –
avenante-tout-public mais riche et nourrissante.
Pour couronner le tout, Connesson a réussi le tour de force choral que
j'appelais de mes vœurs pour un
zombie opera,
avec les masses organiques gluantes et tendues, comme des nuées
dissonantes, dans l'épisode dans l'autre monde où se traînent les
morts.
Ce petit bijou au rythme dramatique rapide, aux savoureuses surprises,
à la musique accessible (globalement tonale-élargie) et variée mérite
pour moi le titre de chef-d'œuvre, et démontre qu'il est possible de
penser autrement la commande et la composition d'opéras.
Laissons de côté les cas caricaturaux de mise en opéra de bouts de
poésie (
L'Espace dernier de
Matthias Pintscher), de méchantes paraphrases de Racine (
Bérénice de
Jarrell), des jeux phonématiques (Aperghis), des vies ennuyeuses
d'artistes (Bacon, Akhmatova…), d'histoires sordides du XXe siècle (
Adriana Mater, ou le projet de
Jelinek & Neuwirth sur un médecin pédophile carinthien…).
En France et dans les pays
à la
pointe de l'art comme l'Allemagne
ou l'Italie, les opéras ont souvent des sujets ambitieux et une
certaine prétention littéraire / intellectuelle : même lorsqu'on
commande un opéra sur un sujet filmique (
Il Postino de
Catán pour la partie rétro-gentille,
The Secret of Brokeback Mountain de
Wuorinen pour la veine atonale, et
The
Fly
de Shore pour un entre-deux), le résultat demeure bel et bien un opéra.
Dans le cas de Howard
Shore
lui-même, remarquable opéra écrit dans une
langue ambitieuse qui a entendu les grandes tendances du XXe siècle, on
se trouve face à une œuvre d'envergure schrekerienne, avec un orchestre
tentaculaire, une temporalité assez lente.
The Fly.
Le sujet en lui-même, fût-il issu de la culture commune (les divers
Solaris
ou Hugo, par exemple), ne garantit pas l'accessibilité du résultat : il
faut que le livret soit bon (avec un minimum d'action ou de verve
poétique, pas écrit par le compositeur ou un copain dans une langue
pompeuse…), et surtout que le format lui-même ne cherche pas à singer
de grandes fresques ambitieuses auxquelles les langages actuels, déjà
complexes (et
peu propices à l'intelligibilité vocale, avec
leurs lignes mélodiques disjointes) ne font qu'ajouter les difficultés.
C'est pourquoi je m'imagine
une scène
spécialisée, ou au minimum
une
démarche, qui se fasse une mission de proposer des opéras
nouveaux qui
ne cherchent pas à remplir une commande prestigieuse, mais à entrer en
résonance avec leur temps. Cela existe déjà : voyez comment Jack Heggie
a tiré une fresque épique (qui n'est pas du néo-romantisme mais bien de
la musique du XXIe siècle) de
Moby-Dick,
pour le public anglophone qui a été biberonné à ce quasi-mythe.
Il faudrait également que le sujet influe le format musical : il ne
s'agit pas de changer les noms comme on le faisait dans l'opéra
seria en remplaçant Tarquin par
Ferragus et Tancrède par Scævola, mais vraiment d'adapter toute sa
structure et son langage musical.
Le but étant de créer un lien de confiance avec le public, qui pourrait
venir vivre l'expérience rien que sur la foi du titre, sans se poser la
question à triple détente « quel est le style du compositeur ?
qui est ce librettiste inconnu ? est-ce que ça traîne ? ».
Imaginez…
Glotte of the Dead,
l'opéra inspiré de la BD et / ou de la série de Robert Kirkman.
Le rideau se lève sur une route à
l'aurore. La scène est baignée, depuis le fond, d'un jaune éclatant.
Aplats d'accords majeurs sereins aux cordes. Progressivement
apparaissent des frottements tandis que la lumière se voilent (des
bouts de secondes qui se percutent). Le chœur, depuis la coulisse,
entre pupitre par pupitre depuis le grave jusqu'à l'aigu, comme
arrivant depuis la distance, en une sorte de masse compacte qui
dissonne fortement. (C'est là où le compositeur doit tout de même
trouver une tournure et un thème, ou du moins un geste, marquants.)
On pourrait imaginer un opéra, comparable à ses sources, qui ne
chanterait pas beaucoup, surtout à base de fondus orchestraux évoquant
tantôt les bruits de la nature, tantôt le vide des rues désertées, ou
encore les quelques palpitations de la nuit, et puis les paroxysmes
terribles de la panique lorsque le chœur de la horde intervient.
Ce serait en outre aisé à adapter dans toutes les langues, avec des
dialogues du type :
– Watch out !
– Riiiiiiiiiiiiick ! Aaaaaaaaaaaaaaah !
– They are here / Sono qui / Ils sont là / Aquí están / De er her / הם
כאן !
– Oh no ! Gleeeeeeeeeeeeeeeeeeeenn !
Extrait du livret cosigné Kirkman-Le Marrec.
Et propre à quelques répliques-cultes :
– Are you bitten ?
– No.
– Are you sure ? There ?
– Oh nooooo !
Je ne dis pas que ce convaincrait pour autant les jeunes passionnés de
Damso, mais il y aurait de quoi amuser les jeunes adultes si la mise en
scène joue le jeu du spectaculaire-gore inhabituel sur les scènes
d'opéra (on a tout le matériel nécessaire pour faire des jets de
framboise) et fait traverser incessamment la scène par une horde de
choristes un peu préparés (ou même des acteurs-figurants tandis que le
chœur est en coulisse).
Ce coûterait un peu cher à financer pour les nécessaires projections
visuelles pour figurer les lieux, pour le chœur, mais on pourrait se
passer de solistes dispendieux vu le peu à chanter – si vous voulez
absolument faire un des
motivational
speeches incontournables
des séries américaines, embauchez Gunther Groissböck ou John Relyea
pour Rick Grimes, et contentez-vous de membres du chœur pour les rares
solos des autres personnages.
Ce serait en tout cas, du point de vue de la composition, l'occasion de
mettre à profit tout le savoir-faire du compositeur classique pour le
temps long, le paysage musical, et de tenter une prosodie nouvelle pour
figurer la Horde.
Star Wars,
évidemment. Quelle
matière se prêterait mieux au merveilleux d'opéra ? On a des
dialogues déjà économes et percutants, et surtout une musique tout en
leitmotive, qui ne demanderait qu'à
être exploitée à la façon de Wagner par un compositeur (ou un diplômé
en
écriture). Chacun
connaissant très bien ces thèmes, ce serait en outre l'opéra à
leitmotive le
plus accessible de tous. Il y a là de quoi exalter une matière musicale
qui, pour les besoins des films, n'est présente que par sections
discontinues. Entendre les thèmes de la saga dans un format
ininterrompu du type acte III de
Parsifal
me rend très curieux et enthousiaste.
Mise en scène Peter Sellars bien sûr.
(Grand air à colorature de Darth Maugda : « Together we will rule the
galaxééééé ».)
Les représentations seraient bien sûr déficitaires considérant la dîme
prélevée par Disney, mais quelle publicité extraordinaire ce serait
pour le théâtre qui l'organiserait, et pour le genre opéra dans son
ensemble… ! On voit parfaitement les typologies vocales attendues
: le ténor héroïque de Luke, le baryton central de Solo, le baryton
dramatique de Vader, la basse profonde de l'Empereur, le ténor de
caractère de Yoda… ce serait un panorama pédagogique, quasiment, de
l'écriture d'opéra.
(On pourrait même imaginer différentes versions musicales de la saga :
l'une écrite comme du Bellini, l'autre comme du Wagner, une autre comme
du R. Strauss ou du Prokofiev, voire des tentatives baroqueuses ou
atonales…) L'entrée la plus intelligible possible pour les genres
de l'opéra.
Dans le même registre, on pourrait reprendre
The Sea Hawk,
Robin Hood,
Vertigo et autres films-épopées
pourvus de bonne musique, pour les redéployer au sein d'un format
chanté et davantage continu.
Parmi les grandes fresques attendues, je ne m'explique pas que
Les Misérables
n'ait pas un opéra un peu réussi au répertoire… La bataille de Waterloo
? Les personnages
très typés ont vraiment de quoi nourrir un imaginaire sonore, et se
couler dans les vocalités expansives de l'opéra néo-romantique.
Dans d'autres styles sonores, plus contemporains, on pourrait aussi
imaginer un
Quatrevingt-treize
(l'incendie du château, quel moment !) ou un
Homme qui rit (on pourrait
faire un oratorio rien qu'avec la scène du gibet…).
Bien sûr, tout cela est soumis au choix des bons compositeurs : pas
forcément des gens bien en cour, ni même des gens originaux, parfois
pas même des compositeurs à proprement parler… mais avec des arangeurs
sensibles au style d'origine, ou des artistes suffisamment ouverts et
versatiles (ce que fait Connesson dans
Les Bains Macabres
laisse rêveur sur l'immensité des possibilités), on peut proposer des
œuvres à la fois accessibles et marquantes, qui libèrent l'opéra
contemporain de sa seule image intello & expérimentale – démarche
qui a également toute sa place, bien sûr !
Pour les plus jeunes, je me figure qu'on pourrait écrire un
Bambi bien tonal (doublage d'un
dessin animé ?), ou bien une version condensée d'une saison de
The
version 2014 – le matériau musical de la série est pauvre, on pourrait
partir d'autre chose, mais là aussi, pour suggérer la vitesse, le
retour dans le passé, le caractère des méta-humains rencontrés (qui
contrôlent les ultra-violets, l'électricité, les masses orageuses,
etc.), il y aurait une galerie de portraits sonores incroyables à
proposer, digne des sept portes de
Kékszakállú
! Sans parler de l'intrigue qui pourrait être plus dense et
mobile que les habituelles contemplations d'amours désuètes et de
méditations artistiques standardisées.
La qualité de la mise en scène serait bien sûr primordiale aussi, même
sans spectaculaire particulier, pour permettre à l'ensemble de
fonctionner.
À cela pourraient s'ajouter des formats originaux : l'opéra à entrées
multiples, où le public pourrait voter pour un enchaînement de
situations, qui changerait selon les soirs (si le spectacle est bon, le
remplissage peut être stimulé !). Ou bien un opéra plus immersif, qui
se déroulerait dans la salle (pourqoi pas une scène située sur les
balcons, avec du public sur la grande scène, pour changer ?
Je suis persuadé qu'on pourrait, en se posant la question autrement –
non plus de
faire une création,
ou de demander à Untel d'écrire un truc –, réellement renouveler le
genre de la meilleure façon qui soit. Se poser la question de ce que
veut le public, la question du format également (quoi de neuf ?), avant
de chercher à faire écrire un opéra sur un sujet qui n'intéresse que le
compositeur, avec un livret embrouillé, lent, prétentieux et maladroit.
Je n'invente rien, cette démarche existe déjà : on a des opéras très
accessibles qui parlent d'histoire récente (Rasputine, Anne Frank, Die
Weiße Rose, JFK, Nixon, Marilyn Monroe, de l'homosexualité chez les
maccarthystes), de grands classiques (Minotaure, Ovide, Hamlet, Richard
III, Frankenstein, Poe, Melville, Cyrano, Usher, Canterville, Solaris,
T. Williams, Beckett…), de littérature de jeunesse (Chat Botté,
Musiciens de Brême, Blanche-Neige, Gulliver,
Lord of the Flies), de films
(Sophie's Choice, Marnie, Dead Man Walking, The Addams Family), de
bandes dessinées (
Max et les
Maximonstres), de livres de psychiatrie (
The Man Who Mistook his Wife for a Hat),
des suites d'opéras du répertoire (de la trilogie de Figaro, d'Aida, de
Gianni Schicchi…), de l'exploration de phénomènes sociétaux (alpinisme,
regards sur l'homosexualité, Alzheimer, le nucléaire), des opéras
érotiques (
Opéraporno en
tournée française,
Powder her Face,
Das Gehege – où une femme
rêve, je n'invente rien, de se faire déchirer par un aigle)…
Et même des choses encore plus étranges, un opéra « d'espionnage
lyrique mathématique » (
Atlas 101,
où apparaissent pêle-mêle Hedy Lamarr, George Antheil, John Conway,
Ganesh et sainte Rosalie…), ou
Hercules
vs. Vampires de Morganelli (un
lipdub
lyrique du péplum de Bava !).
En prenant le meilleur de ces expérimentations, voire en privilégiant
les compositions accessibles, les dispositifs originaux et les thèmes
les plus grand-public, je suis convaincu qu'une maison d'opéra pourrait
se tailler une réputation et une relation de confiance avec un public
fidèle, tout en bénéficiant à l'image du genre opéra, assez sérieuse /
élitiste / ennuyeuse (et non sans cause, côté création contemporaine, à
commencer par les livrets désastreux…), au profit de toutes les autres
maisons !
Si vous possédez un opéra, avez de l'argent à dépenser et du prestige à
acquérir, je me tiens à disposition pour fournir suggestions de titres
/
dispositifs / compositeurs / rédaction de livrets. Si j'étais assez bon
en musique, je ferais bien mes propres tentatives…