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Autour de Pelléas & Mélisande – XXI – Absalon ! Absalon !


1. Un petit pan de ma vie

« Au moment de mon voyage à Naples, un critique ayant écrit que dans Le Festin d'Absalon de Preti (accroché en permanence dans la collection Farnèse), tableau que j'adorais et croyais connaître très bien, la main d'Amnon (que je ne me rappelais pas) était si bien peinte, qu'elle était, si on la regardait seule, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, je mangeai quelques crocchè di patate, sortis et entrai dans le musée. Dès les premières marches que j'eus à gravir, je fus pris d'étourdissements. Je passai devant plusieurs tableaux de la collection Farnèse et eus l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Palerme, ou d'une simple maison au bord de la mer à Sorrente. Enfin je fus devant le Preti, que je me rappelais plus éclatant, plus différent de tout ce que je connaissats, mais où, grâce à l'article du critique, je remarquai pour la première fois de petits gâteaux orangés, que le ciel était brun, et enfin la précieuse matière du tout petit vase bleu. Mes étourdissements augmentaient ; j'attachais mon regard, comme un enfant à une mouche bleue qu'il veut saisir, au précieux petit vase bleu. Dans une céleste balance m'apparaissait, chargeant l'un des plateaux, ma propre vie, tandis que l'autre contenait le vase si bien peint en bleu.
Cependant je m'abattis sur une banquette droite ; aussi brusquement je cessai de penser que ma vie était en jeu et, me demandai les conclusions à en tirer au sujet de Pelléas. »

Car, oui, c'est en me promenant dans les collections du Palais de Capodimonte, au sommet de Naples, au-dessus de son Observatoire, que j'eus enfin de la révélation de toute une vie.



absalom_de_mattia_preti.jpg
Mattia Preti, La Festa di Assalone
(fin des années 1650)


En réalité, je crois l'avoir vu au Petit-Palais pour l'exposition Luca Giordano, car c'est une acquisition du Musée des Beaux-Arts du Canada ; mais avouez que l'histoire serait moins jolie.



2. Une parole obscure

À la scène 2 de l'acte IV, lorsque les soupçons de Golaud le submergent et qu'il violente Mélisande, pourquoi ces cris qui invoquent Absalon ?

GOLAUD
Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu?
Va-t'en !  Je ne te parle pas.
Où est mon épée ?
Je venais chercher mon épée…

MÉLISANDE
Ici, sur le prie-Dieu.

GOLAUD
Apporte-la.
(à Arkel)
On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer.
On dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux.
(à Mélisande)
Eh bien, mon épée ?
Pourquoi tremblez-vous ainsi ?
Je ne vais pas vous tuer.
Je voulais simplement examiner la lame.
Je n'emploie pas l'épée à ces usages.

[…]

GOLAUD
Une grande innocence !
Plus que de l'innocence !
On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême.
Je les connais ces yeux !
Je les ai vus à l'oeuvre !
Fermez-les !  fermez-les !  Ou je vais les fermer pour longtemps!
Ne mettez pas ainsi votre main à la gorge ;
je dis une chose très simple…
J'ai pas d'arrière-pensée…
Si j'avais une arrière-pensée pourquoi ne la dirais-je pas ?
Ah! ah! ne tâchez pas de fuir !
Ici !
Donnez-moi cette main !
Ah !  vos mains sont trop chaudes…
Allez-vous-en !  Votre chair me dégoûte !
Allez-vous-en !
Il ne s'agit plus de fuir à présent !
(Il la saisit par les cheveux.)
Vous allez me suivre à genoux !
A genoux devant moi !
Ah !  ah !  vos longs cheveux servent en fin à quelque chose.
A droite et puis à gauche !
A gauche et puis à droite !
Absalon !  Absalon !
En avant ! en arrière !
Jusqu'à terre ! jusqu'à terre…
Vous voyez,
vous voyez ; je ris déjà comme un vieillard…
Ah ! ah ! ah !

Ce moment d'outrage (quoique pas dépourvu de fondement) glace le sang… et Debussy écrit sur « Absalon ! » des aigus terrifiants (un saut de quarte vers un mi 3, agité d'un triolet, puis un long saut de quinte diminuée vers un fa 3), qui ne laissent pas de doute sur la fureur de Golaud.

absalon golaud
absalon golaud absalon golaud

Mais pourquoi cette invocation au juste ?

Telle que la présente la situation, et surtout telle qu'elle est mise en musique par Debussy, on pourrait croire à une insulte, traîtresse comme une Dalila, luxurieuse comme une Jézabel aux abois…

Mais ce n'est pas ce que révèlent les Écritures.




Dessin préparatoire du Guerchin pour L'assassinat d'Amnon à la fête d'Absalon.




3. Hypothèse n°1 : Absalon le vengeur

Absalon, dans le second livre de Samuel, est ce fils de David qui, pour venger le viol de sa sœur Tamar par leur demi-frère Amnon, fils aîné du roi, fait assassiner le coupable par ses serviteurs lors d'un banquet où l'a convié, en présence de tous les fils du monarque.

(Oui, il est fascinant que Tamar soit resté un prénom féminin en vogue !)

Dans la traduction de Martin (1744), voici ce qu'il advient :

     2 Samuel 13
1.     Or il arriva après cela qu'Absalom, fils de David, ayant une sÅ“ur qui était belle, et qui se nommait Tamar, Amnon fils de David, l'aima.
2.     Et il fut si tourmenté de cette passion, qu'il tomba malade pour l'amour de Tamar sa sÅ“ur, car elle était vierge ; et parce qu'il semblait trop difficile à Amnon de rien obtenir d'elle.
6.     Amnon donc se coucha, et fit le malade; et quand le Roi le vint voir, il lui dit : Je te prie que ma sÅ“ur Tamar vienne et fasse deux beignets devant moi, et que je les mange de sa main.
8.     Et Tamar s'en alla en la maison de son frère Amnon, qui était couché; et elle prit de la pâte, et la pétrit, et en fit devant lui des beignets, et les cuisit.
9.     Puis elle prit la poêle, et les versa devant lui, mais Amnon refusa d'en manger; et dit : Faites retirer tous ceux qui sont auprès de moi : et chacun se retira.
10.     Alors Amnon dit à Tamar : Apporte-moi cette viande dans le cabinet, et que j'en mange de ta main. Et Tamar prit les beignets qu'elle avait faits, et les apporta à Amnon son frère dans le cabinet.
11.     Et elle les lui présenta, afin qu'il en mangeât ; mais il se saisit d'elle et lui dit : Viens, couche avec moi, ma sÅ“ur.
12.     Et elle lui répondit : Non, mon frère, ne me viole point; car cela ne se fait point en Israël ; ne fais point cette infamie.
13.     Et moi, que deviendrais-je avec mon opprobre ?  et toi, tu passerais pour un insensé en Israël. Maintenant donc parles-en, je te prie, au Roi, et il n'empêchera point que tu ne m'aies pour femme.
14.     Mais il ne voulut point l'écouter ; et il fut plus fort qu'elle, et la viola, et coucha avec elle.
15.     Après cela, Amnon la haït d'une grande haine, en sorte que la haine qu'il lui portait, était plus grande que l'amour qu'il avait eu pour elle ; ainsi Amnon lui dit : Lève-toi, va-t'en.
16.     Et elle lui répondit : Tu n'as aucun sujet de me faire ce mal, que de me chasser ; ce mal est plus grand que l'autre que tu m'as fait; mais il ne voulut point l'écouter.
17.     Il appela donc le garçon qui le servait, et lui dit : Qu'on chasse maintenant celle-ci d'auprès de moi, qu'on la mette dehors, et qu'on ferme la porte après elle.
19.     Alors Tamar prit de la cendre sur sa tête, et déchira la robe bigarrée qu'elle avait sur elle, et mit la main sur sa tête, et s'en allait en criant.
20.     Et son frère Absalom lui dit : Ton frère Amnon n'a-t-il pas été avec toi ?  Mais maintenant, ma sÅ“ur, tais-toi, il est ton frère ; ne prends point ceci à cÅ“ur. Ainsi Tamar demeura toute désolée dans la maison d'Absalom son frère.
21.     Quand le Roi David eut appris toutes ces choses, il fut fort irrité.
22.     Or Absalom ne parlait ni en bien ni en mal à Amnon, parce qu'Absalom haïssait Amnon, à cause qu'il avait violé Tamar sa sÅ“ur.
23.     Et il arriva au bout de deux ans entiers, qu'Absalom ayant les tondeurs à Bahal-hatsor, qui était près d'Ephraïm, il invita tous les fils du Roi.
27.     Et Absalom le pressa tant, qu'il laissa aller Amnon, et tous les fils du Roi avec lui.
28.     Or Absalom avait commandé à ses serviteurs, en disant : Prenez bien garde, je vous prie, quand le cÅ“ur d'Amnon sera gai de vin, et que je vous dirai : Frappez Amnon, tuez-le ; ne craignez point; n'est-ce pas moi qui vous l'aurai commandé ?  Fortifiez-vous, et portez-vous en vaillants hommes.
29.     Et les serviteurs d'Absalom firent à Amnon comme Absalom avait commandé, puis tous les fils du Roi se levèrent, et montèrent chacun sur sa mule, et s'enfuirent.
37.     Mais Absalom s'enfuit, et se retira vers Talmaï, fils de Hammihud Roi de Guesur : et David pleurait tous les jours sur son fils.
38.     Quand Absalom se fut enfui, et qu'il fut venu à Guesur, il demeura là trois ans.
39.     Puis il prit envie au Roi David d'aller vers Absalom, parce qu'il était consolé de la mort d'Amnon.

Dans ce cas, Golaud se désignerait lui-même par « Absalon ! » : il annonce à Mélisande qu'il est prêt à tuer son demi-frère pour avoir touché à une femme de la famille, ou bien il s'avertit lui-même du fratricide qu'il risque de commettre.

Debussy ferait alors une mise en musique à contresens : on pourrait s'attendre à ce que Golaud se murmure à lui-même, comme un garde-fou, ses « Absalon ! », tout sauf cette rage extravertie.

Cet épisode n'est cela dit pas le seul emblématique parmi les récits des Nevi'im autour de ce fils de David.



absalom_niccolo_de_simone.png
Niccolò de Simone, Le Banquet d'Absalom
(vers 1650, collection particulière)




4. Hypothèse n°2 : Absalon le révolté

Absalon a ses manières. Voyant que le roi l'avait autorisé à retourner à Jérusalem, mais non admis en sa présence, il trouve un utile moyen de se faire remarquer de Joab, neveu de David et chef de son armée.

    2 Samuel 14
30. Alors Absalom dit à ses serviteurs : Vous voyez là le champ de Joab qui est auprès du mien, il y a de l'orge, allez et mettez-y le feu. Et les serviteurs d'Absalom mirent le feu à ce champ.
31.     Alors Joab se leva et vint vers Absalom dans sa maison, et lui dit : Pourquoi tes serviteurs ont-ils mis le feu à mon champ ?
32.     Et Absalom répondit à Joab : Voici, je t'ai envoyé dire : Viens ici, et je t'enverrai vers le Roi, et tu lui diras : Pourquoi suis-je venu de Guesur ?  il vaudrait mieux que j'y fusse encore. Maintenant donc que je voie la face du Roi ; et s'il y a de l'iniquité en moi, qu'il me fasse mourir.

Les causes de cette soif de pouvoir ne sont pas explicitées, mais Absalon se fait proclamer roi et marche sur Jérusalem, obligeant son père à la fuite, et récupérant non seulement son palais et ses conseillers, mais jusqu'à ses concubines.

    2 Samuel 15
4.     Absalom disait encore : Oh! que ne m'établit-on pour juge dans le pays! et tout homme qui aurait des procès, et qui aurait droit, viendrait vers moi, et je lui ferais justice.
10.     Or Absalom avait envoyé dans toutes les Tribus d'Israël des gens apostés, pour dire : Aussitôt que vous aurez entendu le son de la trompette, dites : Absalom est établi Roi à Hébron.
13.     Alors il vint à David un messager, qui lui dit : Tous ceux d'Israël ont leur cÅ“ur tourné vers Absalom.
14.     Et David dit à tous ses serviteurs qui étaient avec lui à Jérusalem : Levez-vous, et fuyons; car nous ne saurions échapper devant Absalom. Hâtez-vous d'aller, de peur qu'il ne se hâte, qu'il ne nous atteigne, qu'il ne fasse venir le mal sur nous, et qu'il ne frappe la ville au tranchant de l'épée.
    2 Samuel 16
21.     Et Achithophel dit à Absalom : Va vers les concubines de ton père, qu'il a laissées pour garder la maison, afin que quand tout Israël saura que tu te seras mis en mauvaise odeur auprès de ton père, les mains de tous ceux qui sont avec toi, soient fortifiées.
22.     On dressa donc un pavillon à Absalom sur le toit de la maison : et Absalom vint vers les concubines de son père, à la vue de tout Israël.

C'est alors que commence la chasse contre le roi :

    2 Samuel 17
8.     Cusaï dit encore : Tu connais ton père et ses gens, que se sont des gens forts, et qui ont le cÅ“ur outré, comme une ourse des champs à qui on a pris ses petits;
12.     Alors nous viendrons à lui en quelque lieu que nous le trouvions, et nous nous jetterons sur lui, comme la rosée tombe sur la terre, et il ne lui restera aucun de tous les hommes qui sont avec lui.

Des épisodes plus concrets et personnels se mêlent – le roi David est accueilli par des jets de pierres, ou bien caché dans un puits pour échapper aux éclaireurs d'Absalon.

Une fois retiré au désert, les fidèles de David livrent enfin bataille.

    2 Samuel 18
4.     Et le Roi leur dit : Je ferai ce que bon vous semblera. Le Roi donc s'arrêta à la place de la porte, et tout le peuple sortit par centaines, et par milliers.
5.     Et le Roi commanda à Joab, et à Abisaï, et à Ittaï, en disant : Epargnez-moi le jeune homme Absalom; et tout le peuple entendit ce que le Roi commandait à tous les capitaines touchant Absalom.
6.     Ainsi le peuple sortit aux champs pour aller à la rencontre d'Israël; et la bataille fut donnée en la forêt d'Ephraïm.

Le Troisième Psaume fait aussi référence à la révolte de ce fils indigne et débute ainsi « Psaume. De David. Quand il fuyait devant son fils Absalom. / — Yahvé, qu'ils sont nombreux mes oppresseurs […] »

L'invocation d'Absalon dans la bouche de Golaud est plus évidente à partir de cet épisode : Golaud s'en prend à la figure d'un fils de roi révolté. [Étrange silhouette tirée de l'Ancien Testament, alors qu'il n'est que vaguement question de Dieu – « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes » – ou de « prie-Dieu » ailleurs dans la pièce, allusions par ailleurs concentrées dans cette scène.]

Pour autant, cela signifie qu'ici encore Golaud s'adresse non pas à Mélisande, mais à Pelléas qui est absent — comme un avertissement à son jeune rival, ou comme un cri de rage annonçant ce qu'il va faire – le châtier.

Il reste une troisième hypothèse, plus concrète encore – il n'est pas impossible que, dans la logique symboliste, ces trois épisodes se superposent dans un flou censé nimber la situation de toutes ces connotations possibles.



absalom_guercino.jpg
Je n'ai pas d'illustration picturale de l'usurpation d'Absalom, voici donc une autre esquisse de Guercino, que je trouve très frappante.
L'indifférence horizontale du jeune homme glabre face à la barbe et aux gestes diagonaux des sicaires…



5. Hypothèse n°3 : Absalon le supplicié

À la fin de l'histoire, Absalon, quoique à la tête d'Israël, est défait par les serviteurs de David.

    2 Samuel 18
7.     Là fut battu le peuple d'Israël par les serviteurs de David, et il y eut en ce jour-là dans le même lieu une grande défaite, savoir de vingt mille hommes.
9.     Or Absalom se rencontra devant les serviteurs de David, et Absalom était monté sur un mulet, et son mulet étant entré sous les branches entrelacées d'un grand chêne, sa tête s'embarrassa dans le chêne, où il demeura entre le ciel et la terre, et le mulet qui était sous lui, passa au delà.
10.     Et un homme ayant vu cela, le rapporta à Joab, et lui dit : Voici, j'ai vu Absalom pendu à un chêne.
11.     Et Joab répondit à celui qui lui disait ces nouvelles : Et voici, tu l'as vu, et pourquoi ne l'as-tu pas tué là, le jetant par terre? Et c'eût été à moi de te donner dix pièces d'argent, et une ceinture.
12.     Mais cet homme dit à Joab : Quand je compterais dans ma main mille pièces d'argent, je ne mettrais point ma main sur le fils du Roi, car nous avons entendu ce que le Roi t'a commandé, et à Abisaï, et à Ittaï, en disant : Prenez garde chacun au jeune homme Absalom.
13.     Autrement j'eusse commis une lâcheté au péril de ma vie; car rien ne serait caché au Roi; et même tu m'eusses été contraire.
14.     Et Joab répondit : Je n'attendrai pas tant en ta présence; et ayant pris trois dards en sa main, il en perça le cÅ“ur d'Absalom qui était encore vivant au milieu du chêne.
15.     Puis dix jeunes hommes qui portaient les armes de Joab, environnèrent Absalom, et le frappèrent, et le firent mourir.
17.     Et ils prirent Absalom, et le jetèrent en la forêt, dans une grande fosse; et mirent sur lui un fort grand monceau de pierres; mais tout Israël s'enfuit, chacun en sa tente.

Tant qu'à faire, je vous indique le dénouement avec le désespoir du roi David, en dépit des menaces exercées sur lui par son fils usurpateur – mais je ne suis pas persuadé que ce soit pertinent pour notre histoire :

    2 Samuel 18
31.     Alors voici Cusi qui vint, et qui dit : Que le Roi mon Seigneur ait ces bonnes nouvelles, c'est que l'Eternel t'a aujourd'hui garanti de la main de tous ceux qui s'étaient élevés contre toi.
32.     Et le Roi dit à Cusi : Le jeune homme Absalom se porte-t-il bien? Et Cusi lui répondit : Que les ennemis du Roi mon Seigneur, et tous ceux qui se sont élevés contre toi pour [te faire du] mal, deviennent comme ce jeune homme.
33.     Alors le Roi fut fort ému, et monta à la chambre haute de la porte, et se mit à pleurer, et il disait ainsi en marchant : Mon fils Absalom! mon fils! mon fils Absalom! plût à Dieu que je fusse mort moi-même pour toi! Absalom mon fils! mon fils!

    2 Samuel 19
4.     Et le Roi couvrit son visage, et criait à haute voix : Mon fils Absalom! Absalom mon fils! mon fils!
5.     Et Joab entra vers le Roi dans la maison, et lui dit : Tu as aujourd'hui rendu confuses les faces de tous tes serviteurs qui ont aujourd'hui garanti ta vie, et la vie de tes fils et de tes filles, et la vie de tes femmes, et la vie de tes concubines.
6.     De ce que tu aimes ceux qui te haïssent, et que tu hais ceux qui t'aiment; car tu as aujourd'hui montré que tes capitaines et tes serviteurs ne te [sont] rien; et je connais aujourd'hui que si Absalom vivait, et que nous tous fussions morts aujourd'hui, la chose te plairait.
7.     Maintenant donc lève-toi, sors, [et] parle selon le cÅ“ur de tes serviteurs; car je te jure par l'Eternel que si tu ne sors, il ne demeurera point cette nuit un seul homme avec toi; et ce mal sera pire que tous ceux qui te sont arrivés depuis ta jeunesse jusqu'à présent.

Il existe également d'autres Absalom, dans les Maccabées (1;11-13, « Jonathan, fils d'Absalom » ; puis 2;17 « Jean et Absalom, vos émissaires »), mais dont le texte ne dit rien… Maeterlinck fait nécessairement référence au fils de David.

La mort d'Absalon constitue donc un épisode extrêmement violent, atypique et graphique – sa « tête » est en général comprise (étymologiquement, symboliquement ?) comme ses cheveux, attributs de jeunesse, de beauté et d'orgueil, qui rendent sa fin encore plus spectaculairement pathétique. Elle est, ce me semble, l'épisode le plus représenté dans l'iconographie, en dehors du XVIIe siècle où le banquet d'assassinat règne en vedette.

Dans la scène d'outrage de Pelléas qui nous occupe, la référence aux cheveux qui servent à être mis à mort paraît la plus transparente : « je ne vais pas vous tuer… vos longs cheveux servent enfin à quelque chose ». Golaud, cette fois-ci, accable bel et bien Mélisande, en punissant sa révolte (?), ou du moins ses péchés, au moyen des attributs de beauté qui font sa fierté. Ce qui suscitait l'admiration, tant de fois mentionné dans le texte (et en particulier par elle-même) devient le moyen de son châtiment. Le cri signifie alors : « vois comment je vais te punir », et s'adresse en propre à la trahison de Mélisande.



absalom_de_mattia_preti.jpg
Tiré du Speculum humanæ Salvationis
(XVe siècle)




7. Trois identités

Même si l'hypothèse d'un Absalon-Mélisande (lié à l'accablement par les cheveux) est la plus évidente – elle ne peut, en tout cas, avoir échappé à Maeterlinck –, la multiplicité des épisodes capitaux dans le second Livre de Samuel permet de laisser planer l'hypothèse d'une pluralité de références, comme celle à un Absalon-Pelléas (le « fils » qui usurpe la place du père, et jusqu'à ses concubines !) – qui a l'originalité de s'adresser à un personnage absent – ou à un Absalon-Golaud (le vengeur de sa « sœur » violée, assassinant son demi-frère coupable) – qui s'avertit ainsi lui-même à voix basse du crime supplémentaire qu'il risque de commettre.

Ces hypothèses peuvent aisément coexister, tant la figure biblique d'Absalom semble se couler avec naturel dans chacun des types des trois personnages principaux – ses conseillers malavisés (le texte hébraïque souligne leurs erreurs d'appréciation) ont d'ailleurs quelque chose d'Arkel, mais ce sera pour une autre fois.



8. Quelques incarnations

Afin de ne pas vous laisser la faim au ventre après quelques considérations purement exégétiques, je vous propose en complément un petit parcours sonore autour des interprétations (vocales) possibles de ce moment, sur le modèle de la notule Traînée de Mélisande, lorsque celle-ci laisse échapper son anneau.


[[]]
Gilles Cachemaille, Orchestre Symphonique de Montréal, Charles Dutoit (Decca)

Ici, Golaud est débordé par sa fureur. On sent la colère qui a débordé l'homme affable… c'est tout entier l'époux blessé qui prend possession de l'homme. Il demeure quelque chose de compréhensible, d'humain, d'encore sympathique dans cet homme qui passe la mesure mais auquel on peut s'identifier. La voix rocailleuse gomme toute aristocratie, le mari outragé parle de ses émotions, sans chercher de contenance, jusqu'au gigantesque cri de dépit « servent enfin à quelque chose ». Au demeurant, dans cette rage ne semble percer nulle haine – on y perçoit même l'amour désespéré pour Mélisande qui lui échappe.


[[]]
Henri Etcheverry, Orchestre Symphonique (non identifié, ad hoc ?), Roger Désormière (EMI / Warner)

Etcheverry conserve sa distinction de classe : pas de cris, la voix tonne sans jamais se déformer. Pas d'effet d'éclat, de changement de texture de la voix, d'aperture des voyelles. L'outrage reste habillé par une forme de mépris de classe, Golaud lui parle de toute sa hauteur d'héritier du trône : sa colère ne lui fait pas oublier sa supériorité sociale. Il exerce son droit et préserve l'empire sur lui-même.


[[]]
Michel Roux, Orchestre National de la RTF, Désiré-Émile Inghelbrecht (Montaigne / Naïve)

Dans la finesse d'articulation de Michel Roux, on entend la volonté de toucher juste et de blesser, de trouver les mots les plus cruels, jusqu'à cette acmé où il semble totalement débordé par l'ivresse de sa propre puissance « à genoux, devant moi ! ».
[D'un point de vue technique, c'est la couverture vocale qui crée cet effet – pour protéger ses aigus, il « arrondit » les voyelles, « à genoux devant mwôôôôôa », ce qui donne l'impression de fluidité, de moindre articulation, d'expression plus animale.]


[[]]
Gérard Souzay, Orchestre de la Suisse Romande, Jean-Marie Auberson (Claves)

Enfin, le plus terrible. D'abord d'un calme glaçant (« Je dis une chose très simple »), la voix laisse percevoir des éclats de moins en moins maîtrisés, et de plus en plus violents, presque physiques, comme s'ils s'accompagnaient de coups. Dans « servent enfin à quelque chose », on entend la précipitation de son visage qui se rapproche de celui de sa victime effondrée. Le tout culminant dans une sorte de jubilation sadique.


(Au passage, bien que j'aie choisi les extraits pour leurs Golaud, ceci constitue une sélection de quatre des meilleures versions discographiques de Pelléas, toutes d'esprit très différent… Le nébuleux Dutoit avec un orchestre superbe, l'oppressant Désormière, les vents capiteux et les dictions superlatives d'Inghelbrecht 62, le grain théâtral exceptionnel d'Auberson.)



absalom_de_mattias_stomer.jpg
Mattias Stomer, La Rissa (« La Rixe »)
Malgré ce nom attribué dans le catalogue de 1961 au Musée Filangeri de Naples (à cause de ses allures caravagesques, je suppose ?), il s'agit bien d'une représentation du « Banquet d'Absalom ».





Je tiens à remercier vivement Christellerie pour sa participation aux réflexions ci-dessus.

J'espère que ce voyage vous aura intrigué comme moi (trois épisodes compatibles !)… je suis curieux de vos opinions à ce sujet, et accepte toutes les hypothèses concurrentes évidemment.


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Commentaires

1. Le mardi 14 avril 2020 à , par Benedictus

Tout à fait passionnant - une fois encore, merci, David, pour cette riche notule!

Ce qui est intéressant, c'est que, pour ma part, c'est la double postulation d'un Absalon-Golaud et d'un Absalon-Pelléas qui m'avait toujours paru aller de soi. J'y voyais (j'y vois encore) une espèce de figure à la René Girard: dans l'exacerbation violente du désir mimétique, une sorte d'identification hallucinatoire au rival par l'intermédiaire d'une référence biblique directe, mais ambivalente.

Au demeurant, je ne suis pas d'accord avec ce que tu dis quant à une mise en musique «à contresens» dans l'hypothèse Absalon-Golaud: la «rage extravertie» peut aussi bien se comprendre dans la perspective d'une menace à l'encontre du couple Pelléas-Mélisande («[Je n'hésiterai pas à agir comme] Absalon! Absalon!») comme à une sorte de cri de haine de soi face à la prescience de son crime («[Je me vois déjà devenir réprouvé comme] Absalon! Absalon!») - le dernier est un truc assez dostoïevskien, mais je crois que Maeterlinck révérait Dostoïevski.

En revanche, je n'avais jusqu'ici même jamais pensé (les œillères du genre, probablement) à ton hypothèse Absalon-Mélisande - même si, en effet, comme tu le dis, c'est évident: la chevelure et surtout, tout bêtement, la situation d'énonciation. (Au demeurant, cette triple identification pourrait tout à fait trouver elle aussi sa place dans une logique de conflit mimétique.)

Par ailleurs, une question que je me suis toujours posée, c'est de savoir s'il y a une réminiscence de Maeterlinck chez Faulkner. Certes, Faulkner est avant tout obsédé par la Bible (et le sens du titre est tout aussi indécidable par rapport au roman), mais à ma connaissance, la répétition et l'exclamation Absalon, Absalon! n'est pas une citation biblique littérale, alors que c'en est une de Pelléas...

2. Le mardi 21 avril 2020 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Benedictus !

Pardon pour le délai de réponse, j'ai eu assez peu de loisir, comme toi sans doute, pour m'occuper de CSS.

Oui, cette référence est assez fascinante parce qu'elle mêle simultanément plusieurs crimes possibles, aussi bien celui de l'offenseur que du vengeur. Je trouve tout de même que Debussy, en le traitant de façon extravertie, suggère peu l'hypothèse Absalon-Golaud (vengeur de l'honneur de la famille) : il est plutôt contre-intuitif de hurler en s'invoquant soi-même sous un autre nom pour outrager une autre personne (ton interprétation fonctionne, mais ça me paraît plutôt contourné pour constituer l'intention première des auteurs, dans une œuvre dont les références sont rarement hermétiques) ; par ailleurs ce cri musical n'évoque pas la peur d'être criminel, mais bien la rage – et les palpitations de vents sont récurrente pendant les colères de Golaud. En revanche, l'impression produite par ce nom lancé (à part Dieu, Ursule et Marcellus, très peu de personnages extérieurs sont nommément cités, et tous très présents malgré leur absence sur scène) est belle et bien celle de cette confusion : référence un peu savante (ce n'est pas Moïse ou Daniel), figure aux aspects multiples, et lancé sans aucune préparation, aucun membre de comparaison… On peut effectivement sentir à quel point Golaud perd la mesure même de son identité.

Faulkner : j'ai toujours été fasciné par ce titre en effet – et tu as raison, Absalon n'est jamais invoqué de cette façon chez Samuel, même les plaintes de David à sa mort sont plutôt du genre « mon pauvre fils Absalon ! », jamais des répétitions de son nom. Après vérification dans ce que j'ai sous la main, Calvin Brown, dans un article sur l'intertextualité faulknerienne (The Sewanee Review, Vol. 94, No. 1 – Winter, 1986 – pp. 167-180, chez The Johns Hopkins University Press) propose la même hypothèse que toi : il est possible à ses yeux que cette exclamation procède directement de Maeterlinck. Bien sûr, personne n'en sait rien avec certitude…

3. Le mercredi 22 avril 2020 à , par Benedictus

Pour Faulkner, l'hypothèse n'a de toute manière rien d'incongru: le jeune Faulkner était nettement influencé par les symbolistes, en particulier français, comme en témoigne son recueil de poèmes The Marbe Faun. Ça nous semble contre-intuitif, parce que quand on dit Faulkner, on pense d'abord à son œuvre narrative de fiction ultérieure, dont l'atmosphère dirty South épaisse et poisseuse semble a priori très éloignée de l'évanescence diaphane de Materlinck, mais...

4. Le mercredi 22 avril 2020 à , par DavidLeMarrec

Benedictus, le commentateur qui fait ouvrir JSTOR pour pouvoir répondre aux messages sur son propre site… ^^

Tout cela excède mes compétences, j'ai trop peu lu Faulkner (j'ai absolument tenu à le faire en anglais, si bien que j'ai grandement limité ma rapidité d'ingurgitation déjà pas phénoménale…) pour avoir une opinion là-dessus, mais les exégètes sérieux semblent se poser la même question que toi (sans réponse définitive eux non plus), et dans les mêmes termes.

J'ignorais l'existence de cette « première manière » européenne symboliste chez lui, merci.

5. Le samedi 14 novembre 2020 à , par DavidLeMarrec

Avec le temps, je me demande si l'étrangeté (la difficulté à comprendre la référence) ne provient pas de la mise en musique de Debussy, qui présente de façon paroxystique ce qu'on attendrait plutôt comme un avertissement « je te vois, frère indigne » ou « prends garde, Golaud, ne deviens pas fratricide », donc sur un ton différent, plus intériorisé, moins expansif.

Je ne connais pas assez intimement la pensée et la culture de Debussy pour déterminer s'il est possible qu'il soit, tout simplement, passé à côté de la référence, et ait senti dans ces exclamations la possibilité d'un climax (de fait, l'un des plus saisissants de toute l'œuvre). Soit par faille culturelle, soit par désir de se saisir de ce prétexte dans un but musical.

Ou bien voulait-il mettre en lumière encore une autre nuance, qui m'échappe à moi.

(Mais je trouvais utile de souligner que l'hypothèse de la <i>discrépance idiosyncrasique</i> entre le compositeur et l'auteur n'était pas nécessaire moins probable que la fusion parfaite entre leurs références mentales respectives.)

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